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Full text of "Cahiers du Cinéma"

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numéro spécial 220-221 mai-juin 1970 12 francs 


























présentent bientôt à PARIS, aux 

STUDIO LOGOS 
STUDIO GIT-LE-CŒUR 
LUXEMBOURG 1 
LUXEMBOURG 2 
LUXEMBOURG 3 
RACINE 

“ HOLLYWOOD 
STORY” 

des grands succès du cinéma américain, dont : 

• FORTY SECOND STREET (42 e rue) de Lloyd Bacon et Busby Berkeley 
• YOUNG MISTER LINCOLN de John Ford, avec Henry Fonda 

• UNDER CAPRICORN (Les Amants du Capricorne) de Alfred Hitchcock, avec Ingrid Bergman 

• HORSE FEATHERS (Plumes de cheval), avec les Marx Brothers 

• IT’S A GIFT (Une riche affaire), avec Baby Le Roy 
• UNCONQUERED de Cecil B. de Mille, avec Paulette Goddard et Gary Cooper 
• SHANGHAI EXPRESS de Josef von Sternberg, avec Marlène Dietrich 

• MOROCCO (Cœurs brûlés) de Josef von Sternberg, avec Marlène Dietrich et Gary Cooper 

• GOLD-DIGGERS OF 1933 (Chercheuses d’or) de Mervyn Le Roy 

• BEND OF THE RIVER (Les Affameurs) de Anthony Mann avec James Stewart et Rock Hudson 

• THE PRISONER OF SHARK ISLAND de John Ford, avec Warner Baxter et Gloria Stuart 
• THE KILLERS (Les Tueurs) de Robert Siodmak, avec Ava Gardner et Burt Lancaster 

• ANIMAL CRACKERS, avec les Marx Brothers 





Russie 

années 

vingt 

W 


Nous avions annoncé, en publiant le premier texte d’Eisenstein 
dans notre numéro 209 , une « série de tentatives d’interrogation 
des textes, visant à les replacer dans leur contexte historique (poli¬ 
tique, culturel) et à les actualiser dans une problématique théori¬ 
que, aussi bien cinématographique qu’extra-cinématographique ». 
Et si, de fait, à plusieurs reprises déjà, encore que jamais de façon 
systématique, nous avons discuté et explicité certaines des posi¬ 
tions théoriques d’Eisenstein, nous avions conçu depuis longtemps 
le projet du numéro que nous publions aujourd’hui. Projet qui, 
à se centrer autour du nom d’Eisenstein, devait à l’évidence 
« croiser » la plupart des « courants » (ou en tout cas, un certain 
nombre de séries) constitutifs des « années 20 » en Russie — mais 
qui, pour combattre, par conséquent, une mythification abusive et 
fréquente de la figure d’Eisenstein (mythe du « génie solitaire », 
qu’accrédite précisément la multiplicité des pratiques qu’il a exer¬ 
cées — cf. l’assimilation, souvent opérée, avec Léonard), n’en 
risquait pas moins une autre erreur théorique, de totalisation, à 
vouloir rendre compte d’une « époque » à travers les seules 
pratiques liées au cinéma. Il était donc indispensable d’expliciter, 
également et indépendamment, chacune des séries rencontrées, 
quitte à signaler chaque fois que possible les points de recoupe¬ 
ment, zones de recouvrement, et surtout, à l’inverse, les points 
de friction et de divergence, donnant ainsi, d’emblée et volontai¬ 
rement, à cet ensemble de textes une structure étoilée et centri¬ 
fuge, seule susceptible de rendre compte des différences (là où 
un recentrement forcément artificiel et après coup entraînerait 
des assimilations indues, puisque, notamment, il est courant que 
le même mot, saisi dans des problématiques différentes, ne 
recouvre pas le même concept : cf. la polémique à l’oeuvre dans 
les textes de Vertov et d’Eisenstein). 

Par ailleurs, même à étudier de près chacune de ces séries, nous 
ne nous dissimulions pas un autre danger : celui de surestimer, ou 
de mal estimer, l’effet de « coupure » apparent lié à toute avant- 
garde, et par conséquent de revaloriser après coup, systématique¬ 
ment, toutes ces avant-gardes, sans tenir compte réel ni de leur 
situation dans l’histoire, ni de leur degré de rigueur théorique. 

Conscients des déterminations complexes et hétérogènes qui ont 
joué sur le développement inégal des diverses séries, nous avons 
donc voulu d’abord, plutôt que les masquer, marquer cette hété¬ 
rogénéité et cette complexité : les textes « critiques » publiés 
(ceux de B. Eisenschitz ou de J. Narboni comme ceux de Georges 
Sadoul et de Viatcheslav Ivanov), sont donc à lire, non comme le 
« ciment » ou le « liant » de ce numéro, mais bien plutôt comme 
des postes d’aiguillage, accusant les divergences plus qu’ils ne 
cherchent des semblants d’unités, et assurant plus volontiers des 
fonctions de répartition et de désintricàtion (voire d’ouverture de 
pistes), que d’amalgame ou d’assemblage. 

Pour ce qui est de la publication même de textes des années 20 , 
notre démarche répond à une double préoccupation : d’une part, 
en un geste purement « archéologique » et non normatif, permettre 
l'accès à des textes souvent cités, certains célèbres, mais presque 
tous introuvables en français, et simultanément, y distinguer tout 
ce par quoi ces textes, parfois, sont déjà notre passé immédiat, 
de ce en quoi ils sont encore notre présent. C’est aussi dans cette 
perspective qu’il convient de lire les textes d’Eisenschitz, Narboni, 
Ivanov, Sadoul, Zorkaïa. 


3 



Quant aux raisons mêmes qui nous ont fait choisir tel ou tel 
texte, nous les croyons assez évidentes : un entretien avec Lev 
Koulechov, premier cinéaste russe à exercer sur sa pratique une 
réflexion théorique, six textes de Vertov, échelonnés de son 
premier manifeste, en 1922, à un texte de 1929 sur le cinéma 
parlant, un texte essentiel d’Eisenstein sur la pratique matéria¬ 
liste du film, représentent effectivement les points de condensation 
les plus importants de ce qu’était alors la pratique théorique 
spécifique du cinéma ; les textes capitaux de Tynianov et d’Eichen- 
baum, comme le schénario de Maïakovski et les larges citations de 
Meyerhold, comme les textes de Kozintsev et celui (très ambigu) 
de Khlebnikov, illustrent la multiplicité et la diversité des 
recoupements et croisements des pratiques et des problématiques : 
linguistique, poétique, cinématographie, théâtre, voire arts plas¬ 
tiques ; la position du politique est explicitée par le texte célèbre 
de Lénine, sur la « culture prolétarienne ». 

Enfin, une chronologie concise était indispensable, ainsi qu’une 
brève bibliographie (*), pour faire de cet ensemble ce que nous le 
voulions être avant tout : un (premier) instrument de travail. 


* 

S + 


Au moment où, sous la poussée des recherches les plus consé¬ 
quentes appelées par le marxisme, la conception mécaniste d’une 
histoire linéaire; empiriquement donnée, totalitairement globali¬ 
sante, s’effondre pour faire place à celle d’une histoire stratifiée, 
à construire, complexement articulée en blocs et séries, ce numéro 
ne veut donc en rien, sous son titre « Russie années 20 », restituer 
le « visage » ou « la mentalité » ou la « forme d’ensemble » d’une 
«époque» (toutes notions particulièrement confuses), dont le 
cinéma, selon la tradition expressive, apparaîtrait comme le reflet 
ou le miroir, voire le modèle réduit. « Russie années 20 » veut 
seulement désigner ici, selon l’expression de Jacques Lacan, le 
« couteau des certitudes de dates » (même si, en Russie révolu¬ 
tionnaire, il trancha beaucoup : la chronologie finale le précise), 
plan du minimum empirique, tel qu’aucun fait ne peut survenir 
qui ne soit historisé primairement ; l’histoire — autre affaire — 
consistant, elle, en « l’émergence de la vérité dans le réel ». Le 
cinéma apparaîtra donc dans ce numéro comme une pratique 
signifiante articulée, non hiérarchiquement, à d’autres pratiques. 

Redisons-le : il fallait éviter le double piège des synthèses 
abusives, des unifications totalitaires, des regroupements hâtifs 
(sous couvert du « foisonnement des écoles » en Russie révolu¬ 
tionnaire ou d’« éclosion » des avant-gardes), et d’inventorier 
des séries juxtaposées et indépendantes (pour éviter les 
amalgames, on tomberait dans l’émiettement), mais penser l’arti¬ 
culation de ces séries, leur dépendance et leurs connexions, tenter 
de construire leur historicité propre et leurs points de croisement. 
Octobre 17 n’a pas tout partagé au même moment, ni de la 
même façon. 


La Rédaction. 

(*i Dans les textes, les numéros renvoient à cette bibliographie. 


4 



N° 220-221 


MAI-JUIN 1970 


Notre couverture : 

- L'Homme à la caméra * 
de Dziga Vertov 


_ RUSSIE ANNEES VINGT (1) _ 

Editorial 3 

DZIGA VERTOV 

Dziga Vertov : Textes et Manifestes 

Nous (1922) 7 

Naissance du « Ciné-œil * (1924) 8 

La Kino-Pravda (1924) 8 

Manuscrit sans titre (1928) 12 

Du « Ciné-œil » au « Radio-œil » (1929) _12 

Réponses à des questions (1930) 16 

Georges Sadoul : Sur Vertov 

Futuristes italiens et Vertov 19 

La notion d'intervalle 23 

Kino-Pravda n° 9 24 

Bernard Eisenschitz : Maïakovski, Vertov 26 

LENINE 

De la culture prolétarienne 31 

S. M. EISENSTEIN ~ 

S. M. Eisenstein : Sur la question d'une approche matérialiste de la forme 32 

Bernard Eisenschitz : Le Proîetkult, Eisenstein 38 

Viatcheslav Ivanov : Eisenstein et la linguistique structurale moderne 46 

FORMALISTES _ 

Jean Narboni : Introduction à « Poetika Kino » 52 

Youri Tynianov : Des fondements du cinéma 58 

Boris Eichenbaum : Problèmes de la ciné-stylistique _'_70 

VEL1MIR KHLEBNIKOV _ 

Déclaration à Rostov-sur-le-Don 79 

VLADIMIR MAÏAKOVSKI 

Comment atlez-vous ? (scénario) 80 

VSEVOLOD MEYERHOLD ~~ ~ 

Bernard Eisenschitz : Note sur Meyerhoîd et le cinéma 86 

LEV KOULECHOV 

Entretien avec Lev Koulechov, par André S. Labarthe 90 

Neîa Zorkaîa : Sur Koulechov 98 

FEKS 

Grigory Kozintsev : Textes 

Le Manteau 102 

Eloquence du mutisme 105 

Vladimir Nedobrovo : L'acteur de la FEKS ÏÔ8 

ANNEXES 

Chronologie 1909-1930 _ 1J4 

Bibliographie 119 

RUBRIQUES 

Table des matières du n Q 207 au no 219 _ 120 

Liste des entretiens du no 207 au no 219 Ï24 

Listes des films sortis à Paris du 4 mars au 14 avril 1970 126 


En raison de l’abondance des matières, sont reportés au prochain numéro les criti¬ 
ques, le courrier des lecteurs et le tableau « A voir absolument (si possible) », 


Nous remercions, pour leur aide indispensable à la réalisation de ce numéro : Mmes 
Andrée Robel, Ruta Sadoul, Luda Schnitzer ; MM. Sergueï Drobachenko, Viatcheslav 
Ivanov, Naoum Kleiman, Jean Schnitzer, llya VeîssfeJd, Jean-Marie Viilégier, Sergueï 
Youtkévitch ; le Cabinet Eisenstein de Moscou, la Cinémathèque Française, la Ciné¬ 
mathèque Royale de Belgique. 

CAHIERS DU CINEMA. Revue mensuelle de Cinéma. 39, rue Coquillière, Paria-r r - Administration- 
Abonnements : 238-00-37. Rédaction-Publicité : 236-92-93. _ 

Comité de rédaction : Jacques Doniol-Valcroze, Pierre Kast, Jacques Rivette, François Truffaut. Rédac¬ 
tion en chef : Jean-Louis Comolll, Jean Narboni. Administration : Jacques Aumont. Documentation : 
Sylvie Pierre, Bernard Eisenschitz. Diffusion : Michel Delahaye. Rédaction : Jacques Aumont, Pascal 
Bonitzer, Serge Daney, Michel Delahaye, Bernard Eisenschitz, Pascal Kané, Jean-Pierre Oudart, Sylvie 
Pierre. Les manuscrits ne sont pas rendus. Tous droits réservés. Copyright by Les Editions de l’Etoile* 


5 


















Dziga Vertov : 
Textes et Manifestes 


1. Nous 


Nous nous appelons les « Kinoks » pour nous différencier 
des «cinéastes», troupeau de chiffonniers qui fourguent assez 
bien les vieilleries. 

Nous ne voyons aucun rapport entre la fourberie et les 
calculs des mercantis et le véritable cincma des Kinoks. 

Le ciné-drame psychologique russo-allemand alourdi par les 
visions et souvenirs d’enfance est à nos yeux une ineptie. 

Aux films d’aventures américains, ccs films pleins de dyna¬ 
misme spectaculaire, aux mises en scène américaines à la 
Pinkerton, le Kinok dit merci pour la vitesse de passage des 
images, pour les gros plans. C’est bon, mais désordonné, pas 
fondé sur une étude précise du mouvement. Un degré au-dessus 
du drame psychologique ; cela manque malgré tout de fonde¬ 
ment. Poncif. Copie d’une copie. 

NOUS déclarons que les vieux films romancés, théâtralises 
et autres ont la lèpre. 

— N’approchez pas d’eux ! 

— Ne les touchez pas des yeux ! 

— Péril de mort ! 

— Contagieux ! 

NOUS affirmons que l’avenir de l'art cinématographique 
est la négation de son présent. 

La mort de la « cinématographie » est indispensable pour 
que vive l’art cinématographique. NOUS appelons ù accélérer 
sa mort . 

Nous protestons contre le mélange des arts que beaucoup 
qualifient de synthèse. Le mélange de mauvaises couleurs, même 
idéalement choisies dans les teintes du spectre, ne donnera 
jamais du blanc, mais de la saleté. 

On arrivera à la synthèse an zénith des réalisations de 
chaque art et non avant. 

NOUS épurons le cinéma des Kinoks des intrus ; musique, 
littérature et théâtre, nous cherchons notre rythme propre qui 
n'aura été volé mille part et nous le trouvons dans les mouve¬ 
ments des choses. 

NOUS appelons : 

— à fuir — 

les doucereux enlacements de la romance. 

le poison du roman psychologique, 

l'étreinte du théâtre de l’amant, 

à tourner le dos à la musique, 

— à fuir — 

gagnons le vaste champ, l’espace aux quatre dimensions (3 
4- le temps), en quête de matériaux, d’un mètre et d’un rythme 
bien à nous. 


Le « psychologique » empêche l’homme d'être aussi précis 
qu'un chronomètre, entrave sou aspiration â s'apparenter à 
la machine. 

Nous n'avons aucune raison d'accorder dans l’art du mou¬ 
vement l’essentiel de notre attention à l’homme d’aujourd'hui. 

L’incapacité des hommes à savoir se tenir nous fait honte 
devant les machines mais que voulez-vous qu'on y fasse, si 
les manières infaillibles de l’électricité nous touchent plus 
que la bousculade désordonnée des hommes actifs et la mol¬ 
lesse corruptrice des hommes passifs. 

La joie que nous procurent les danses des scies de la scierie 
est plus compréhensible et plus proche que celle que nous 
donnent les guinches des hommes, 

NOUS ne voulons plus temporairement filmer l'homme, parce 
qu'il ne sait pas diriger ses mouvements. 

Nous allons , par la poésie de la machine , du citoyen traînard 
à l'homme électrique parfait . 

En mettant à jour l'atne de la machine, en rendant l'ouvrier 
amoureux de son établi, la paysanne, de son tracteur, le machi¬ 
niste de sa locomotive, 

nous introduisons la joie créatrice dans chaque travail 
mécanique, 

lions apparentons les hommes aux machines, 

nous éduquons des hommes nouveaux. 

L 'homme nouveau , affranchi de la gaucherie et de la mala¬ 
dresse. qui aura les mouvements précis et légers de la machine, 
sera le noble sujet des films. 

NOUS marchons, face dévoilée, vers la reconnaissance du 
rythme de la machine, de l’émerveillement du travail méca¬ 
nique. vers la réception de la beauté des processus chimiques, 
nous chantons les tremblements de terre, nous composons des 
ciné-poemes avec les flammes et les centrales électriques, nous 
admirons les mouvements des comètes et des météores, et les 
gestes des projecteurs qui éblouissent les étoiles. 

Tous ceux qui aiment leur art cherchent l’essence profonde 
de leur technique. 

La cinématographie qui a les nerfs en pelote a besoin d'un 
système rigoureux de mouvement précis. 

Le mètre, le rythme, la nature du mouvement, sa disposition 
précise par rapport aux axes des coordonnées de l'image, et 
peut-être, des axes mondiaux des coordonnées (trois dimen¬ 
sions + la quatrième, le temps) doivent être inventoriés et 
étudiés par tous les créateurs du cinéma. 

Nécessité, précision et vitesse : trois impératifs que .nous 
posons au mouvement digne d'être filmé et projeté. 

Etre un extrait géométrique du mouvement au moyen de 
l'alternance captivante des images, voilà ce qu'on demande au 
montage. 

Le cinéma des Kinoks est l'art d'organiser les mouvements 
nécessaires des choses dans l'espace, grâce â l'utilisation d'un 


7 



ensemble artistique rythmique conforme aux propriétés du 
matériau et au rythme intérieur de chaque chose. 

Les intervalles (passages d'un mouvement à un autre), et 
nullement les mouvements eux-mêmes, constituent le matériau 
(éléments de l’art du mouvement). Ce sont eux (les intervalles) 
qui entraînent l'action vers le dénouement cinétique. L’organi¬ 
sation du mouvement, c'est l’organisation de ses éléments, c’est- 
à-dire des intervalles, dans la phrase. On distingue dans chaque 
phrase l’essor, l’obtention et la chute du mouvement (qui se 
manifestent à tel ou tel degré). Une oeuvre est faite de 
phrases de même qu’une phrase l’est d’intervalles du mouve¬ 
ment. 

Ayant conçu un ciné-poème ou un fragment, le Kinok doit 
savoir le noter avec précision, afin de lui donner vie sur l'écran 
lorsque des conditions techniques favorables se présenteront. 

Evidemment le scénario le plus parfait ne remplacera pas 
ces notes, de meme que le livret ne remplace pas la panto¬ 
mime. de même que les commentaires littéraires sur les œuvres 
de Scriabinc ne donnent aucune idée de sa musique. 

Afin de pouvoir représenter une ctucle dynamique sur une 
feuille clc papier, il faut posséder les signes graphiques du 
mouvement. 

NOUS sommes eu quête de la ciné-gamme. 

NOUS tombons, nous nous relevons avec le rythme des 
mouvements, ralentis et accélérés, 

courant loin de nous, près de nous, sur nous, 
eu cercle, en droite, en ellipse. 

à droite et à gauche, avec les signes plus ou moins, 
les mouvements se courbent, se redressent, se partagent, 
se fractionnent, se multiplient par eux-mêmes, 
en transperçant silencieusement l'espace. 

Le cinéma est également Y art d'imaginer les mouvements 
des choses dans l’espace, répondant aux impératifs de la 
science, il est incarnation du rêve de l’inventeur, qu’il soit 
savant, artiste, ingénieur ou charpentier ; il est réalisateur 
grâce à l'œuvre des Kinoks de ce qui est irréalisable dans 
la vie. 

Dessins dans le mouvement. Croquis dans le mouvement. 
Projets d’avenir immédiat. Théorie de la relativité à l'écran. 

NOUS saluons le fantastique régulier des mouvements. Por¬ 
tés par les ailes des hypothèses, nos yeux mus par des hélices 
se dispersent dans l’avenir. 

NOUS croyons que le moment est proche où nous pourrons 
lancer dans l’espace les ouragans de mouvements retenus par 
les lassos de notre tactique. 

Vive la géométrie dynamique, les courses de points, de 
ligues, de surfaces, de volumes. 

Vive la poésie de la machine mue et se mouvant, la poésie 
des leviers, roues et ailes d’acier, le cri de fer des mouvements, 
les aveuglantes grimaces des jets incandescents. — (1922) 
(Version du manifeste conforme au texte de la revue Kinophot, 
no 1 - 1922.) 

Premier programme publié dans la presse par le groupe des 
Kinoks documentalistes, fondé par Vcrtov en 1919. 


2. Naissance 
du “Ciné-œil” 


Cela a commencé très tnt. Par la rédaction de divers romans 
fantastiques [La Main de fer. Emeute au Mexique). Par de 
brefs essais Ld la chasse ù la baleine, A la pêche). Par des 
poèmes (Macha). Par des épi grammes et poésies satiriques 
( Potirichkât’ilch , La Jeune fille aux taches de rousseur). 

Ensuite, cela s'est transformé en passion pour le montage de 
notes sténographiques, d'enregistrements pour gramophones. Eu 
un intérêt particulier pour le problème de la possibilité d’en¬ 
registrer des sons documentaires. En des tentatives pour noter 
au moyen de mots et de lettres le fracas d’une cascade, les 
sons d’iinc scierie, etc. 

Et voici qu’un jour du printemps 1918, je rentre de la gare. 
J’ai encore aux oreilles les soupirs, le bruit du train qui 


s’éloigne... quelqu’un jure... un baiser... quelqu'un s’exclame... 
Lire, sifflet, voix, coups de la cloche de la gare, halètement 
de la locomotive... Murmures, appels, adieux... Je pense chemin 
faisant : il faut que je finisse par dégoter un appareil qui ne 
décrive pas mais inscrive, photographie ces sons. Sinon, impos¬ 
sible de les organiser, de les monter. Ils s’enfuient comme fuit 
le temps. Le ciné-appareil, peut-être ? Inscrire ce qui a été 
vu... Organiser un univers non point audible, mais visible. 
Peut-être est-ce là la solution ?... 

C’est à ce moment que je rencontre Mikh. Koltsov (1) qui 
me propose de faire du cinéma. 

Ainsi commence, le 7 rue Mavéchal-Gnezdnikovski, mon tra¬ 
vail à la revue Kino-Nédéliu, Ce n’est qu’un premier appren¬ 
tissage. Loin d’être ce' que je désire. Car l’œil du microscope 
pénètre là où ne pénètre pas l’œil de ma caméra. Car l’œil 
du télescope atteint des univers lointains, inaccessibles à mon 
œil nu. One faire (le ma caméra ? Quel est son rôle dans 
l’olïcusive que je lance contre le monde visible ? 

Je pense au Cinc-Œil. Il naît comme un œil rapide. Par la 
suite, l'idée du Ciné-Œil s'élargit : 

Cinc-Œil comme ciné-analyse 

Cinc-Œil comme « théorie des intervalles » 

Cinc-Œil comme théorie de la relativité à l'écran, etc. 
J’abolis les 16 images-seconde ordinaires. Deviennent désor¬ 
mais procédés ordinaires de tournage, aux côtés de la prise 
de vues rapide, d’animation, la prise de vue avec caméra 
mobile, etc. 

Le Cinc-Œil se comprend comme « ce (pic l’œil ne voit pas » 
comme le microscope et télescope du temps 
comme le négatif du temps 

comme la possibilité de voir sans frontières ni distances, 
comme la direction à distance d’un appareil (le prises de vues 
comme le télé-œil 
comme le rayon-œil 
comme « la vue à l’improviste », etc. 

Toutes ces différentes définitions se complétaient mutuelle¬ 
ment, car le Ciné-Œil sous-entendait : 
tous les moyens cinématographiques 
toutes les inventions cinématographiques 
tous les procédés et méthodes 

tout ce qui pouvait servir à découvrir et montrer la vérité. 
Pas le Cinc-Œil pour le Ciné-Œil . mais la vérité, grâce aux 
moyens et aux possibilités du Ciné-Œil, c'est-à-dirc du Ciné- 
Vérité. 

Pas la prise de vue à l'improviste « pour la prise de vue à 
('improviste », mais pour montrer les gens sans masque, sans 
maquillage, les saisir avec l’œil de la caméra au moment où 
ils ne jouent pas, lire leurs pensées mises à un par la caméra. 

Le Ciné-Œil : possibilité de rendre l’invisible visible, d’éclai¬ 
rer l’obscurité, de mettre à nu ce qui est masqué, (le faire le 
jeu sans jeu, de faire du mensonge la vérité. 

Ee Cinc-Œil, alliance de la science et des actualités cinéma¬ 
tographiques, dans le but de nous battre pour le déchiffrement 
communiste du monde : tentative faite pour montrer la vérité 
à l’écran par le Cinc-Vcritc. — (1924) 

(Thèses pour l’article du meme nom. Datées de 1924. Première 
publication dans le recueil Dziga Vcrtov, Staly, Dcvniki, Za- 
mysly, public sous la direction de Sergei Drobachenko, Moscou 
1066.) 

(1) Mikhaïl Koltsov. Célèbre écrivain, journaliste, rédacteur 
en chef de la revue Ogoniok. Après la Révolution, travailla 
datis le cinéma comme directeur des actualités cinématogra¬ 
phiques (ci. Entretien Koulechov), et comme critique pour la 
Eravda (cf. texte d’Eisenstcin). Fut exécuté pétulant la période 
de répression stalinienne. 


3. La Kino Pravda 


La Kinopravda est liée d’une part aux anciennes actualités. 
De l’autre, elle est le porte-parole actuel des Kinoks. Je dési¬ 
rerais examiner dans mon rapport ces deux aspects. 


8 






Dziga Vertov 


Les actualités Pathé et Gaumont, celles tin Comité Sko- 
hélcv (i) ont été remplacées après la Révolution d'Octobrc par 
la Kino-\ ; edelia publiée par la section cinéma et photo de 
Russie. 

La Kino-Nedèlia ne se distinguait guère des actualités pré¬ 
cédentes ; seuls les sous-titres en étaient «soviétiques». Le 
contenu n’avait pas changé ! toujours les mêmes parades, les 

mêmes funérailles. C’est à cette époque que je faisais mes 

débuts dans le cinéma. Mes connaissances techniques étaient 
sommaires. Malgré sa jeunesse, le cinéma imposait déjà des 
poncifs immuables en dehors desquels il était interdit de tra¬ 
vailler. C’est de cette époque que datent mes premiers essais. 

J’assemblai des bouts filmés trouves au hasard en des groupes 
cle montage dont la « consonance » était plus ou moins grande. 

Comme j’estimais qu’une de mes tentatives avait parfaite¬ 
ment réussi, je conçus mes premiers doutes quant à la néces¬ 
sité d’un trait d’union littéraire entre différentes scènes 
visuelles collées bout à bout. Je dus interrompre momentané¬ 
ment mon expérience pour tourner un film consacré à l'anni¬ 
versaire de la Révolution d’Octobrc. 

Ce travail a été le point de départ de ma nouvelle activité 
à la Kinopravda. 

C’est justement pendant ces expériences que nous (plusieurs 
camarades), ayant perdu foi dans les possibilités du cinéma¬ 
tographe artistique et pleins de foi en nos forces, avons 
esquissé le projet préliminaire du manifeste qui fit par la 
suite tant de bruit et causa tant d’instants désagréables à nos 
ciné-apôtrcs. 

Apres une longue interruption (départ au front), je repris 


mon travail à la Section cinéma et photo et bientôt, on nie 
remit aux actualités. “Fort de ma triste expérience, je fis preuve 
d’une grande prudence pour les premiers numéros de la 
Kinopravda. Mais au fur et à mesure que me venait la convic¬ 
tion {pic la sympathie, sinon de la totalité, du moins d’une 
partie des spectateurs m’était acquise, je forçais de plus en 
plus sur le matériau. 

Parallèlement à l’appui que je trouvai en la personne du 
constructiviste Alexcï Gan, qui s’occupait alors de la revue 
Kinophot. je devais affronter une opposition intérieure et exté¬ 
rieure sans cesse croissante. 

Au dixième numéro de ta Kinopravda, les passions se 
déchaînèrent. 

Le treizième numéro bénéficia, à notre grande surprise, du 
soutien de la presse. Après la sortie du quatorzième numéro, 
le diagnostic qunsi-nnnnime « il est cinglé ». me remplit de 
perplexité. Ce fut l'instant le plus critique dans l’existence de 
la Kinopravda. 

La quatorzième Kinopravda se distinguait singulièrement à 
l’époque des antres actualités ; de plus, elle tic ressemblait pas 
du tout aux numéros précédents. Mes amis ne me compre¬ 
naient plus et hochaient la tête. Mes ennemis jubilaient. Les 
opérateurs déclarèrent qu’ils refusaient de tourner pour la 
Kinopravda. Quant à la censure, elle rejeta purement et sim¬ 
plement la quatorzième Kinopravda (à vrai dire, elle l'autorisa 
en coupant une bonne moitié, ce qui équivalait à la massacrer). 
J’avoue que je fus ébranlé. La construction du film nie parais¬ 
sait simple et claire. Je n’avais pas compris du premier coup 
que mes contempteurs habitues à la littérature 11e pouvaient 


9 










se passer, par la force de la tradition, du textes de liaison 
entre les sujets. 

i'ar la suite, le eonriit put être aplani. Les jeunes et les 
clubs ouvriers réservèrent un excellent accueil au film. Quant 
aux Nepmans, je n'avais pas besoin de me soucier de leurs 
opinions : le fastueux Tombeau hindou les serrait entre scs 
bras. 

L'alerte avait pris fin. Mais le combat se poursuivait. 

La Kinopra: da sc livra à des tentatives héroïques, elle vou¬ 
lait faire un rempart de son corps afin de protéger le prolé¬ 
tariat de l'influence délétère des drames du cinéma artistique. 
Tentatives dont beaucoup sc riaient. La quantité infime d'exem¬ 
plaires de la Kinopravda ne pouvait suffire, dans le meilleur 
des cas. qu'à quelques milliers de personnes et non à des 
millions. 

Si modeste qu’eût été le rôle de la Kinopravda dans la 
création d'un vaste répertoire ouvrier, son action de propa¬ 
gande dans la lutte contre le répertoire des cinémas commer¬ 
ciaux fut par contre très importante. 

f.iieutût l’accusation se scinda. Nos détracteurs les plus 
perspicaces se prirent la tête entre les mains et sc mirent en 
toute hâte à nous imiter. Certains même les avaient largement 
devancés sur cette voie. Toutefois de nombreux autres nous 
demeurèrent hostiles. 

Une poignée d’écrivnssiers conservateurs, des gens pas très 
futés, chante inlassablement les louanges des films en conserve 
(surtout les marchandises d'importationL Ce sont eux encore 
qui soutiennent la fabrication de ciné-succédanés dans notre 
pays (à la vérité de qualité nettement inférieure). Avec leurs 
soins maladroits, ils étouffent dans l’œuf chaque initiative tant 
soit peu révolutionnaire. 

il n’est pas recommandé d’envoyer promener ces nourrices 
mal venues. Pour se venger, elles iront démontrer qu'elles 
possédaient les parapluies qui ont abrité le publie de la pluie, 
c’est-à-dire des kinoks. lit lorsque la pluie cesse et que luit 
le soleil du drame artistique, elles agitent avec prévenance un 
éventail au-dessus du public, tîràee aux efforts de ces criti¬ 
ques, la figure magnanime du millionnaire américain brille 
clans le rude cœur du prolétariat russe. 

Presque tous les travailleurs du cinéma artistique sont les 
ennemis, déclarés ou cachés, de la Kinopravda et des Kinoks. 
C’est parfaitement normal, car, si notre opinion triomphait, 
ils devraient soit réapprendre leur métier, soit laisser tout bon¬ 
nement tomber le cinéma. 

Ni l’un ni l'autre de ces groupes ne met directement eu 
péril la pureté de la ligne des Kinoks. 

Tandis que les groupes opportunistes intermédiaires nouvel¬ 
lement formés, qu’un pourrait qualifier cle « conciliateurs », 
sont bien plus dangereux. Calquant 110s procédés, ils les trans¬ 
fèrent dans le drame artistique, ce qui a pour effet cle ren¬ 
forcer ses positions. 

F.n tombant à bras raccourcis sur la Kintipravda. nos cri¬ 
tiques malintentionnés expliquent malicieusement qu’elle est 
fabriquée avec un matériau filmé à l'avance, et par conséquent. 
« accidentel ». 

Ce qui vent dire pour nous que les actualités sont faites 
de morceaux de la vie organisés en un sujet et non du 
contraire. C’eln signifie également que la Kinopravda ne pros¬ 
crit pas à la vie de se dérouler conformément an scénario de 
récrivît] n. mais qu'elle observe et enregistre la vie telle qu'elle 
es/ et ne tire que plus tard les conclusions de ses observations. 
Donc, en définitive, c’est là notre qualité et non notre défaut. 

La Kinopravda est faite avec le matériau comme la maison 
est faite avec les briques. Avec des briques on peut construire 
une cheminée, le rempart d’une forteresse et bien d’autres 
choses encore. Avec la pellicule filmée on peut édifier diffé¬ 
rentes choses. De mémo que la maison a bcs-oin de bonnes 
briques, il faut un bon matériau cinématographique pour orga¬ 
niser de lions films. C’est pourquoi il faut traiter avec sérieux 
les actualités cinématographiques, cette fabrique de matériaux, 
où la vie, en passant par l'objectif de la caméra, ne s’enfuit 
pas à jamais et sans laisser de traces, mais laisse au contraire 
une trace précise et inimitable. 

C’est de la manière dont nous allons laisser la vie pénétrer 


dans l'objectif, du moment que nous choisirons pour cela, de 
la façon dont nous allons capter la trace qu’elle aura laissée, 
que dépendent la qualité technique, la valeur sociale et histo¬ 
rique du matériau, et ultérieurement, la qualité de tout le film. 

La treizième Kinopravda sortie pour l'anniversaire de Lénine 
est faite cle matériaux qui définissent les rapports réciproques 
de deux mondes : le monde capitaliste et l'U.R.S.S. Si les 
matériaux sont insuffisants, ils ont du moins valeur généra¬ 
lisatrice. 

Il est intéressant de noter qu'aujourd’hui. un an après la 
sortie de la quatorzième Kinopravda , les commandes recom¬ 
mencent à affluer. Vous le voyez, ces actualités ne sont pas 
périmées et ne le seront pas de sitôt. Pourtant, il s'agit du 
numéro de la Kinopravda le plus éreinté à l’époque. 

Les quinzième et seizième numéros de la Kinopravda concen¬ 
trent la pellicule filmée durant plusieurs mois : l'une en hiver, 
l'autre au printemps ; toutes les deux ont un caractère expé¬ 
rimental, 

La dix-septième Kinopravda est sortie le jour de l'inaugu¬ 
ration de l’Exposition Agricole de Russie. Elle montre moins 
l’Exposition elle-même que la « circulation sanguine » qu’a 
suscitée l’idée de l J Exposition Agricole. 

Un grand pas reliant les champs et la ville : une jambe 
est plantée dans le seigle, parmi les villages, tandis que l'autre 
sc pose sur le territoire de l'Exposition. 

Dans îa dix-huitième Kinopravda, la caméra partie Idc la 
'Four Eiffel à Paris traverse Moscou et s’arrête à la lointaine 
usine de Nadejdïnsk. Cette course au cœur de la vie révolu¬ 
tionnaire a exercé une influence prodigieuse sur les specta¬ 
teurs sincères. N'allez pas croire, camarades, que je me vante, 
mais quelques personnes ont jugé utile de m'avertir que, depuis 
le jour où ils ont vu la dix-huitième Kinopravda. la réalité 
soviétique leur est apparue sous un jour tout à fait nouveau. 

Vous allez voir tout à l'heure îa dix-neuvième Kinopravda. 
Impossible de vous montrer les autres, elles sont usées jusqu’à 
la corde. ^ 

Je ne puis vous exposer verbalement le sujet de la dernière 
Knwpravda, car elle est construite pour être vue. Ses multiples 
fils visuels relient la ville à la campagne, le nord au sud, 
l’hiver à l’été, les paysannes aux ouvrières, qui sont à la fin 
réunis en une seule famille, la surprenante famille de Vladimir 
Ilitch Lénine. Le voici. Lénine, vivant, et le voilà mort. Le 
chagrin surmonté, la conscience du devoir obligent sa femme 
et sa sœur à continuer leur tache avec une énergie accrue. 
Les paysannes travaillent, et les ouvrières, et aussi la monteuse, 
qui sélectionne les négatifs de la Kinopravda ... | 

En même temps qu'ils ont sorti la Kinopravda. les Kinoks 
ont conquis un autre domaine qui semble n'avoir aucun rapport 
direct avec nos objectifs, le domaine des caricatures et de la 
publicité cinématographique. Certains motifs nous ont poussé à 
apprendre le maniement de cette arme. | 

Elle nous sera utile le moment venu. .j 

La prochaine œuvre des Kinoks sera un film expérimental 
que nous réalisons sans scénario, sans simulacre préalable de 
scénario. 1 

Cette tentative est une opération de reconnaissance extrê¬ 
mement difficile et périlleuse pour laquelle nous n'aurions pas 
dû partir désarmés sur le plan économique et le plan technique. 
Mais nous n'avons pas le droit de renoncer à Y impossible 
possibilité qui s'est offerte à nous. Nous essaierons d’appré¬ 
hender la réalité avec nos mains nues. 

Camarades, à brève échéance, peut-être même avant la 
sortie de nos prochaines réalisations, vous verrez sur les écrans 
soviétiques une série de succédanés, une série de films imita- 
tion-Kinoks. Dans les uns, les acteurs mettront en scène la 
vraie vie en des circonstances adéquates, dans les autres, de 
vraies personnes tiendront les rôles dictés par le scénario le 
plus recherché. [ 

Ce sont les œuvres des conciliateurs, des « ciné-meuchéviks ». 
Elles ressembleront aux nôtres autant qu'un faux billet ; res¬ 
semble h un vrai, que de grandes poupées mécaniques ressem¬ 
blent à de petits enfants. 

L'incendie mondial de «Fart» est proche. Pressentant \ leur 
mort, courent, en proie à la panique, les gens du théâtre, les 
artistes, les écrivains, les chorégraphes et autres canaris.' En 



quête d’un refuse, ils affluent vers le cinéma. L'atelier ciné' 
matographique est le dernier rempart de l’art. 

C’est là que tût ou tard accourront les guérisseurs aux 
cheveux loties de* tout acabit. Le cinématographe artistique 
recevra de prodigieux renforts ; il n’en sera pas sauvé pour 
autant, mais périra en même temps que l’édifiante cohorte. 

Nous ferons exploser la tour de Lahyloue de l’art. — (1924). 
(1) Organisation éducative réactionnaire (pii exista jusqu’en 
1918. 

( Sténogramnie abrégé du rapport de Vertov à la conférence 
des Kinoks, le 9 juin 1924. Première publication dans Dcir/a 
Ver (or..., etc., 1966.) 

4. Manuscrit 
sans titre de 1928 

« Si vous avez de bonnes actualités cincmatoyrupliiqucs, des 
films sérieux et civilisateurs, alors il n'est pas bien de passer 
avec cela, pour attirer le publie , une bande quelconque et inu¬ 
tile, de type plus ou » si oins habituel »... 

/ opinion de Lénine publiée à deux reprises : dans le livre 
Lénine et le cincitu/ / Ld. Gosizdat / et dans la Fravda de 
Moscou / j 6 août 1926. 

1 

Le Ciné-œil — je ci né-vois / je vois à travers la caméra / 
+ je cinc-écris / j’inscris avec la caméra sur la pellicule / 
+ je ciné-organise / je monte /. 

O 

Monter —- cela signifie organiser des ciné-fragments en 
ciné-objet, écrire un ciné-objet avec les plans tournés, et non 
arranger des fragments en « scène » / déviation théâtrale / 
ou en « inscription » / déviation littéraire /. 

3 

Le Ciné-œil = cmé-éeriturc des faits = un pas vers le 
cinéma non jonc. 

4 

Le Ciné-œil est né pour la vie de la Révolution d’Octobrc. 
Les rails du Ciné-œil. ce sont les rails du Cinc-Qctohrc. 

5 

Le Cinc-oeil, ce n’est pas une ciné-pcinturc, ni une coterie 
de travailleurs du cinéma, ni un courant quelconque de l’art 
/ de gauche on de droite /. 

Le Ciné-rci). c'est un mouvement qui va en s’amplifiant gra¬ 
duellement vers l’action par les faits, contre l’action par la 
fiction, cette dernière ne produisant pas un effet assez violent. 
Le Ciné-œil, c'est un cinc-dcchif freinent documentaire du 
monde visible. 

6 

Le Ciné-œil. c’est un lien visuel entre les travailleurs du 
monde entier sur la base de l’échange do faits, de ciné-docu¬ 
ments fixés par la caméra / ce qui le distingue de l’échange 
de productions ciné-théàtralcs « de type plus ou moins habi¬ 
tuel » /. — ('1928). 

(Texte inédit - ébauche du texte suivant ; traduit du russe 
par J. A uni ont.) 

5. Du “Ciné-œil” 
au “Radio-œil” 

(Extraits de 
l’a. b. e. des Kinoks) 

I 

Pavlovskoïé, un village proche de Moscou. Une séance de 
cinéma. La petite salle est pleine de paysans de paysannes 
et d’ouvriers d’une usine voisine. Le film Kino-Pravda passe sur 
l’écran sans accompagnement musical. 

1 2 


On entend le bruit de l’appareil de projection. Un train 
passe sur l’écran. Paraît une fillette qui s’avance droit sur 
la caméra. Soudain un cri retentit dans la salle. Une femme 
court vers l’écran, vers la petite fille. Lllc pleure. LUe tend 
les bras. Lllc appelle la fillette par son nom. Mais celle-ci 
disparaît. Lt le train défile à nouveau sur l’écran. Ou allume 
la lumière. On évacue de la salle la femme sans connaissance. 
« Ou’est-cc qui sc passe ? » demande le correspondant ouvrier. 
Un des spectateurs répond : « C’est le Ciné-CLil. Ils ont filmé 
la petite fille vivante. Il n’y a pas longtemps, elle est tombée 
malade, ensuite elle est morte. La femme qui s’est élancée 
vers l’écran est sa mère ». 

Un banc dans le jardin public. Le directeur-adjoint et la 
dactylo. 11 lui demande la permission de l’embrasser. Elle regarde 
autour d’elle et dit : « C’est bon. » Le baiser. Ils sc lèvent du 
banc, se regardent dans les veux et s’éloignent. Disparaissent. 
Le banc vide. Derrière lui, un buisson de lilas. Le buisson 
de lilas s'entrouvre. 11 eu sort un homme qui traîne on ne 
sait trop quel appareil sur un trépied. Le jardinier qui a 
observé toute la scène demande à s*«n aide : « n’est-ce que 
c’cst ? » L’aide répond : * C’est le Ciné-Œil ». 

Un incendie. Les locataires lancent leurs affaires de la mai¬ 
son en flammes. On attend d’une minute à l’autre la venue de 
la voiture de pompiers. La milice. La foule en émoi. Au bout 
de la rue apparaissent les voitures de pompiers qui approchent 
rapidement. Pendant ce temps une automobile sortie d’une rue 
adjacente débouche sur la place. Dans l'automobile, un homme 
tourne la’manivelle d'une caméra. A côté de lui, un autre 
homme dit : « Nous sommes arrivés à temps. Filmez l’arrivée 
des pompiers ». « Le Ciné-Œil, le Ciné-Œil ! », telle une 

rumeur ce cri parcourt la foule. 

] .a Salle des Colonnes de la Maison des Syndicats à Mos¬ 
cou. Le corps de Lénine exposé dans une bière surélevée. De 
jour et de nuit, les travailleurs de Moscou défilent, doute la 
place et les rues voisines sont noires rie monde. La nuit, à 
la lueur des projecteurs, ou édifie le Mausolée, à côté, sur la 
Place Rouge, fl neige très fort. Enfoui sous la neige, l'homme 
à la caméra veille toute la nuit de peur de rater quelque 
événement important et intéressant. 

Encore le « Ciné-Œil ». 

« Lénine est mort, mais son œuvre est vivante ». disent 
(es travailleurs d’Uniou Soviétique et ils bâtissent avec ardeur 
le pays socialiste. A la cimenterie reconstruite de Novorossiisk, 
deux hommes sont perchés sur un wagonnet suspendu au- 
dessus de la mer. Le chef et l’opérateur. L’un et l'autre 
tiennent une caméra. Tous deux filment. Le wagonnet avance 
rapidement. Le chef cherche un meilleur point de vue, sc 
hisse sur le rebord du wagonnet. Un instant s’écoule, il se 
cogne la tète contre une poutre de fer. J/opérateur se retourne 
et voit son camarade évanoui, ensanglanté, serrant son « Saint » 
entre les mains, suspendu au-dessus du vide. Il tourne sa 
caméra, le filme et seulement après vient à sou secours. Encore 
l’école du « Ciné-Œil ». 

Moscou. Fin 1919. Lhie chambre sans chauffage. La vitre 
du vasistas est cassée. Une table devant la fenêtre. Sur (a 
table un verre, le thé inachevé la veille transformé en bloc 
de glace. A côté du verre un manuscrit. Nous lisons : « Mani¬ 
feste sur le désarmement du cinématographe théâtral ». L’une 
des variantes de ce manifeste intitulée « Nous » fut publiée 
plus tard (.1922) dans la revue Kinophot (Moscou). 

Après cela, l'importante prise de position théorique des 
adeptes du « Ciné-Œil » fut le célèbre Manifeste sur le ciné¬ 
matographe sans jeu d’acteurs qui, sous le titre de « Kitioks- 
Révoîution », fut publié clans la revue Lcf ( 1923). 

Ces deux manifestes avaient été précédés par l'activité de 
leur auteur dans la section des actualités cinématographiques. 




* L'Homme à la caméra ». 


à partir de 19J8, où il sortit plusieurs Kino-Ncticlia cou¬ 
rantes et quelques films d’actualités sur un thème donné. 

Au début, de 1918 à 1922, les Kinoks existaient au singulier, 
c'est-à-dire qu'il n'y en avait qinm seul. 

l.)c 1923 à 1925, ils étaient déjà trois ou quatre. Des 1925, 
les idées du « Ciné-CKil » ont été très largement diffusées. 
Tandis que s'accroissait le groupe initial, le nombre de ceux 
qui popularisaient ce mouvement augmentait. A présent. 011 
pont parler non seulement du groupe, non seulement de l'école 
du « Ciné-Œil », non seulement d'une portion du front, mais 
encore de tout un front de cinématographe documentaire non 
joué. 

fl 

(...) « L'a.b.c. des Kinoks définit le « Ciné-Œil » par la 

formule concise « Ciné-CKil » = einé-cnregistrcmcnt des faits ». 

« Ciné-Œil » = Ciné-vois (je vois avec la caméra) 4- Ciné- 
éoris (j’enregistre avec la caméra sur la pellicule) 4- Ciiié-orga- 
nisc (je monte). 

La méthode du « Ciné-Œil » est la méthode d'études scicn- 
lifico-expérimcntale du monde visible : 

a) sur la base d'une fixation planifiée des faits de la vie 
sur la pellicule, 

b) sur la base "d'une organisation planifiée des ciné-matériau;-: 
documentaires fixés sur la pellicule. 


Donc, le « Ciné-CKil » n'est pas seulement le nom d'un 
groupe de cinéastes, l'as seulement celui d’un film '( « Ciué- 
Œil » ou «La Vie à l’improvistc *). Kt pas non plus un 
certain courant dans le soi-disant «art» (de gauche on de 
droite). Le « Cmé-GCil », c'est un mouvement, qui s’intensifie 
sans cesse, en faveur de l'action par les faits contre l’action 
par la fiction, si forte que soit l'impression produite par cette 
dernière. 

Le « Ciné-Œil ». c’est le ciué-dcchiffragc du monde visible 
aussi bien qu'invisible par l’œil 1111 de l'homme. 

Le « Cinc-CKil », c'est l'espace vaincu, c'est le lien visuel 
établi entre les gens du monde entier, fondé sur un échange 
incessant de faits vus, de ciné-documents, qui s’oppose à 
rechange de représentations ciné-théâtrales. 

Le « Ciné-G{il ». c’est le temps vaincu (le lien visuel entre 
des faits éloignés dans le temps). Le « Ciné-CKil ». e’est la 
concentration et la décomposition du temps. Le « Ciné-CKil », 
c’est la possibilité de voir les processus de la vie dans tout 
ordre temporel inaccessible à l'œil humain, dans toute vitesse 
temporelle inaccessible à l'œil humain. 

la; « Ciué-G*‘i] » utilise tous les moyens de tournage à la 
portée de la caméra ; ainsi, la prise de vue rapide, la micro- 
prise de vues, la prise de vues à l'envers, la prise de vues 
d’animation la prise de vues mobile, la prise de vues avec 

13 






BAS : PHOTO MONTAGE RECLAME POUR • L'HOMME A LA CAMERA ». 



les raccourci* les plus inattendus, etc. ne sont j>as considérée^ 
comme des truquages. mais comme des procédés normaux. à 
cmplover largement. 

Le « Ciué-Gûil » milisc tous les moyens de moulage pos¬ 
sibles en juxtaposant et en accrochant l'un à l’autre n'nnportc 
quel point de l'univers dans n'importe (piel ordre temporel, 
en violant, s’il le faut, toutes les lois et coutumes présidant 
à la construction du lilui. 

Un s’enfonçant dans le chaos apparent de la vie le «Ciné- 
Œil » vise à trouver dans la vie même la réponse au sujet 
traite. A trouver la résultante parmi les millions de faits <|ui 
présentent un rapport avec ce sujet. A monter, à arracher, 
grâce à la caméra, ce qu'il y a de plus caractéristique, de plus 
utile, à organiser les bouts filmés, arrachés à la vie dans 1111 
ordre rythmique visuel chargé de sens, dans une formule 
visuelle chargée de sens, dans un extrait de « je vois ». 

lit 

Monter, cela signifie organiser les bouts filmés (les images) 
en un film. « écrire » le film au moyen des images tournées, 
ei îion choisir des bouts filmés pour faire des * scènes » 
(déviation théâtrale) on des bouts filmés pour faire des sous- 
titres (déviation littéraire). 

Tout film du « Ciné-Œil » est en montage depuis le moment 
où l’on choisit le sujet jusqu’à la sortie de la pellicule défi¬ 
nitive, c'est-à-dire qu'il est en montage durant tout le processus 
de fabrication du hlm. 

Dans ce montage continu, nous pouvons distinguer trois 
périodes : 

Première période. Le montage est l'inventaire de toutes les 
données documentaires ayant un rapport, direct ou non, avec 
le sujet traité (que ce soit sous forme de manuscrits, sous 
forme d'objets, sous forme de bouts filmés, de photographies, de 
coupures de presse, de livres, etc.). A la suite de ce montage, 
— inventaire au moyeu de la sélection et de la réunion des 
données les plus précieuses — le plan thématique se cristallise, 
se révèle. « sc monte ». 

Seconde période. Le montage est le résumé des observations 
réalisées par l’œil humain sur le sujet traité (montage de ses 
propres observations ou bien montage des informations fournies 
par les ciné-in formateurs ou éclaireurs). De plan de tournage : 
résultat de la sélection et du triage des observations réalisées 
par l'œil humain. En effectuant cette sélection, l’auteur prend 
en considération aussi bien les directives du plan thématique 
que les propriétés particulières de la « machine-œil », du «duc- 
ccd ». 

Troisième période. Montage central. Résumé des observa¬ 
tions inscrites sur la pellicule par le « Ciné- 0 *jl ». Calcul chiffré 
des groupements de montage. Association (addition, soustrac¬ 
tion, multiplication, division et mise entre parenthèses) des 
bouts filmés de même nature. Permutation incessante de ces 
bouts-images jusqu'à ce (pie tons ceux-ci soient placés dans 
un ordre rythmique où tons les engrenages des significations 
coïncideront avec les engrenages visuels. Comme résultat final 
de tous ecs mélanges, déplacements, coupures, nous obtenons 
une sorte d’équation visuelle, une sorte de formule visuelle. 
Cette formule, cette équation, obtenue à l'issue d’un montage 
général des ciné-documents fixés sur la pellicule, c’est le film 
à ccm pour cent, l'extrait, le concentré de « je vois ». le « ciné- 
vois ». 

Le « Ciné-Géil » c’est : 

je monte lorsque je choisis mon Mijet (en choisir un parmi 
les milliers de sujets possibles). 

je monte lorsque j'observe pour mon sujet (réaliser le choix 
utile parmi nulle observations sur le sujet). 

je manie lorsque j'établis l’ordre de passage de la pellicule 
filmée sur le sujet (s’arrêter, parmi mille associations possibles 
d’images, sur la plus rationnelle en tenant compte aussi bien 
des propriétés des documents filmés que des impératifs du 
sujet à traiter). 


L’école du «Ciné-Œil» exige que le film soit bâti sur les 
4 intervalles », c'est-à-dire sur le mouvement entre les images. 
Sur la corrélation visuelle des images les unes par rapport 
aux autres. Sur les transitions d’une impulsion visuelle à la 
suivante. 

La progression entre les images («intervalle» visuel, corré¬ 
lation \ isuelle des images) est (pour le «Ciuc-Œil») nue 
imité complexe. Elle est formée de la somme de différentes 
corrélations dont les principales sont : 

1. corrélation des plans (gros, petits, etc.), 

2. corrélai ion des raccourcis, 

corrélation des mouvements à l'intérieur des images, 

4. corrélation des lumières, ombres. 

> corrélation des vitesses de tournage. 

Sur la base de telle ou telle association de corrélations, 
l’auteur détermine : t. l’ordre de l'alternance, l’ordre de succes¬ 
sion des bouts filmés t 2. la longueur de chaque alternance 
(en mètres), c'est-à-dire le temps de projection, le temps de 
vision, de chaque image prise séparément. De plus, parallèle¬ 
ment au mouvement entre les images {«intervalle»), on doit 
tenir compte entre deux images voisines du rapport visuel de 
chaque image en particulier avec toutes les autres images qui 
participent à la « bataille du montage » à ses débuts. 

Trouver 1‘ « itinéraire» le plus rationnel pour Vieil du spec¬ 
tateur parmi toutes ces interactions, interattraciions, interre- 
pi«tissages des images, réduire toute cette multitude d'« inter¬ 
valles » (mnuvemcms entre les images.) à la simple équation 
visuelle, à la formule visuelle qui exprime le mieux le sujet 
essentiel du film, telle est la tâche la plus difficile et capitale 
qui se pose à l'autcnr-mouteur. 

Celte « théorie des intervalles » avait été présentée par les 
Kiiioks dans la variante du manifeste «Nous* rédigée en 

1 9 f 9. 

La réalisation dv Im Onzième .dunée et surtout de L’Homme 
o la eumcra est l'illustration la plus éloquente de la thèse des 
« intervalles » défendue par le « Ciné-Gîil ». 

IV 

Dans les premières déclarations à propos du cinéma sonore, 
le cinéma de l'avenir qui n’étail pas encore inventé, les 
« Kinoks » (à présent les « Radioks ») avaient défini ainsi 
leur itinéraire : depuis le « Ciné-Clèi 1 » jusqu’au « Radio-CKil », 
c’est-à-dire jusqu'au « Cinc-ülil » audible cl radio-diffuse. 

Mou article publié il y a quelques années dans la « Pravda », 
intitulé « Kinnpraî da et Kadiopravda », disait (|uc le « Radin- 
Œil » abolirait la distance entre les gens, permettrait aux 
travailleurs du monde entier non seulement de se voir mais 
encore de s'écouter mutuellement. 

La déclaration des Kiimks fit à l'époque l'objet d’une vive 
discussion dans la presse, Mais ensuite, on cessa de lui attacher 
de 1 importance, car on estimait qu'elle concernait un avenir 
lointain. 

Les « Kinuks » ne se bornaient pas à lutter pour le cinéma 
non joué, ils s'apprêtaient en même temps à accueillir de pied 
ferme le passage prévu à un travail dans le domaine du 
« Radio-QCil ». celui du cinéma sourire non joué. 

Dans La Sixième partie du monde, les textes sont déjà rem¬ 
placés par 1111 thème parole-radio bâti eu contrepoint. La 
Onzième dance a été construite connue un film audio-visuel, 
c'est-à-dire monte pour être vu et aussi entendu. 

L'Homme à la caméra est bâti de la même manière, c’est-à- 
dire dans le sens : du « Ciné-Œil » au « Radio-Géd ». 

Les réalisations pratiques et théoriques des Kinoks (à l'op¬ 
posé du cinématographe joué pris au dépourvu) ont défini nos 
possibilités leeliniquês et attendent depuis longtemps la base 
technique retardataire (par rapport au « Ciné-Oéil ») du cinéma 
et de la télévision sonores. 

Les dernières inventions techniques réalisées dans ce domaine 
placent entre les mains des partisans et travailleurs du ciué- 
enregisl rement documentai l e sonore une arme d'une grande 
puissance dans leur lutte pour mi Octobre non joué. — (1929) 

(Thèses d’un article en date du- lu février 1929. Première 
publication dans Dl’hjh l'rrhr^..., etc., 1966.) 


15 




6. Réponses à des questions 

A la rédaction du journal Kinofront. 

J'ai beaucoup travaillé ces derniers temps, le jour comme la 
nuit. J'ai écrit par à-coups. Il faudrait publier sans change¬ 
ments et m extenso mes réponses aux questions. Ceci parce 
que les tentatives ineptes visant à m’accuser de formalisme se 
poursuivent et que je ne puis me les expliquer autrement que 
par une ignorance totale, que par un nnnique d'information 
absolu des camarades qui mu rédigé les présentes questions. 
Qlkstion Sinitencz- 7 m ous présentement le programme artistique 
public tbuis voire manifeste de 1022 ? 

Rn ’onsk II s'agit évidemment du Manifeste sur le cinémato¬ 
graphe non joué : K huiles-Révolution, écrit en 1922 et publié 
dans la revue Lcf N° 3, au début de 192^. Il ne faut natu¬ 
rellement pas considérer ce manifeste, qui proclamait l’otïensive 
des actualités cinématographiques et radiodiffusées, uniquement 
sous sou aspect statistique, c'est-à-dire cmuiiie si. par la suite, 
aucune déclaration ou prise de position n’avait jamais existé. 

l.es Instructions ruer cercles du « Ciné-Œil », le Projet de 
première einc-station expérimentale pour te toumaqe de docu¬ 
mentaires. la Proposition d" organisation du tic fabrique de. films 
documentaires, le Projet de réorganisation de lu rincmatoqra- 
pltie soviétique sur lu hase de lu proportion léniniste, les nom¬ 
breux autres articles (pie mais avons écrits dans la Pnroda, dans 
Kino. dans différents recueils {du l'mletkult, etc.) en mémo 
temps tpie notre activité pratique (près de cent cinquante 
documentai res de tous genres, longueurs et formes) ont sans 
cesse amélioré, précisé, affranchi de ses erreurs et imprécisions 
notre déclaration. <|ni, dès 1924-1925, s'élargissait en un pro¬ 
gramme d'offensive complet et exerçait une influence consi¬ 

dérable non seulement sur le cinéma documentaire mais encore 
sur le cinéma joué. 

Nous autres, Kinnks, avons convenu de qualifier de cinéma 
authentique, à cent pour cent, un cinéma construit sur inir 
organisation tirs matériau. r docnnientaires fixés par la caméra. 

Quant au cinéma fonrlé sur 1111e organisation des matériaux 
fournis par des acteurs qui jouent et fixés par la caméra, nous 
avons convenu de le considérer comme un phénomène d’ordre 
secondaire théâtral. 

Nous reconnaissons qu'au cours rie notre lutte contre les 

subdivisions pompeuses des partisans du cinéma joué (art-non 
art, hlm artislique-liàii non artistique) nous avons mis ces 

expressions entre guillemets et tourné en dérision « le soi- 
disant art ». a le soi-disant hlm artistique ». 

Céda ne contredisait eu aucune manière l'estime que nous 
nourrissions pour certains échantillons (à vrai dire fort rares) 
du hlm d'acteurs. Rien sûr, nous ne disions pas : c'est un bon 
hlm en général. Nous précisions toujours : un bon film 

d'acteurs, un bon film joué. 

Nous reconnaissons qu'au cours de notre lutte pour le droit 
de progrès et d'épanouissement fin hlm documentaire. n>»us ne 
nous sommes pas abrités derrière des termes largement répan¬ 
dus mais diversement interprétés, tels que * art », « artis¬ 
tique ». A ce moment-là au contraire, nous avons vivement et 
obstinément souligne le caractère inventif, pathèttca-réïudution- 
nuire (de par leur forme et leur contenu) des films documen¬ 
taires réalisés pur les Kinoks. Nous avons présente ces films 
documentaires comme l'épopée <les faits . icntfiousiusnie des 
faits. Aux attaques des critiques, nous avons répliqué en disant 
que le hlm documentaire du Cinc-CP.U n'est pas uniquement un 
procès-verbal documentaire, mais plutôt 1111 phare révolution¬ 
naire qui se dresse sur le fond des poncifs théâtraux de la 
production cinématographique mondiale. 

Aujourd'hui encore, nous estimons que la méthode du hlm 
documentaire est la méthode fondamentale du cinématographe 
prolétarien, la fixation des documents fournis par notre offen¬ 
sive socialiste, notre plan quinquennal, qu'elle constitue la tâche 
fondamentale du cinéma soviétique. 

Cela 11e signifie nullement que le théâtre, 011 le cinéma joué 
proche de ce dernier, soient dispensés dans quelque mesure 
que ce soit de participer aux combats pour le socialisme. Au 
contraire, plus tnt le cinéma théâtral joué tournera le fins â 


la falsification de la réalité, à l'imitation stérile du hlm docu¬ 
mentaire, pour s’engager sur Je jeu franc, à cent pour cent, 
plus ses actions sur le front socialiste seront honnêtes et puis¬ 
santes. 

Qot.stjon U es films connue L’Homme â la caméra répondent- 
ils, à ?f tire (iris, aux impératifs politiques posés à lu cincuia- 
fotjrupluc révolutionnaire ? 

[\ét'ONSK Aucun hlm documentaire *>u jonc n'a encore entière¬ 
ment répondu â ces impératifs politiques. L'Homme à la caméra, 
sorti en période de crise du cinéma (crise non pas thématique, 
car il y avait des sujets â revendre, mais plutôt crise des 
moyens d'expression), sorti en qualité de hlm ayant une desti¬ 
nation spéciale, visant à colmater une brèche dans le secteur 
du ciné-langage. à propager dans le pays la cinématographie, 
ne prétend pas remplacer ou éclipser nos autres réalisations. 
J.a somme totale de ces films n’osera pas même espérer avoir 
répondu (ou répondre), entièrement et en temps voulu, à la 
somme des impératifs politiques que le Parti devait poser et 
a posés à la cinématographie révolutionnaire. 

Il faut tripler d'énergie, réorganiser la production cinéma¬ 
tographique et les circuits de location sur la base de la « pro¬ 
portion léniniste ». monter des fabriques île iilms documen¬ 
taires. répartir le personnel de production sur l'ensemble du 
front du quinquennat. La méthode de l'émulation socialiste 
aidera les réalisateurs de documentaires â approcher d’un 
accomplissement plus complet et meilleur des impératifs poli¬ 
tiques du Parti. 

Il en va de même pour le cméma sonore (je réponds â 
une question concernant le cinéma documentaire sonore). Kn 
son temps, le « Ka<lio-( JCil » avait prévu la «proportion léni¬ 
niste » dans ses programmes de radio-théâtres. 

Lu ce qui concerne le rôle du son dans le film documentaire, 
nous demeurons sur nos anciennes positions. Nous considérons 
le « Radin-Œil » comme une arme des plus puissantes placée 
entre les mains du prolétariat, connue une possibilité offerte 
aux prolétaires de toutes les nations et de tous les pays de 
s'entendre et de se voir de manière organisée, comme une 
possibilité non limitée par l'espace de réaliser l'agitation et la 
propagande au moyen des faits, comme une possibilité d'opposer 
les radio-docnments relatant notre édification socialiste aux* 
documents d'oppression et d'exploitation, aux radio-documents 
du monde capitaliste. 

La déclaration sur la nécessité d’une itou-concordance, «les 
images et du son. de même que celles sur la nécessité de faire 
uniquement des Fi luis sonores ou des Finis parlants, tout ceci 
ne vaut pas, passez-moi I cxprvssion. un pet de lapin. Dans le 
cinéma smiore, comme dans le cinéma muet, nous ne distin¬ 

guons rigoureusement que deux sortes de films : les documen¬ 
taires (avec des dialogues, des bruits authentiques, cte.) cl les 
Iilms joués (avec des dialogues, des bruits artificiels, spéciale¬ 
ment fabriqués eu vue du tournage, etc.). 

La concordance ou la non-coneordanec des images et du son 
n'est nullement obligatoire, pas plus pour les documentaires 
que pour les films joués. Les images sonores de même que les 
images muettes, sont montées selon des principes identiques t 
leur montage peut les faire concorder ou ne pas concorder, 

un encore les mélanger dans diverses associations nécessaires. 

Il faut aussi écarter à mut prix cette confusion stupide qui 

consiste à subdiviser les films eu films parlés, limités 011 
sonores. 

Oukstion .drrj-r’mf* l'intention de modifier votre méthode et 
votre position générale ru matière de cinéma, ru fonction des 
nouvelles tâches pnonucs par l'époque de la reconstruction 
s<ieialiste ? 

1 \ ki'o.nsk La méthode du hlm documentaire, celle du Cine- 
(I\il cr du « Radio-Œil » mise au monde par la Révolution 
(l'Octobre, formée sur les fronts de la guerre civile et de 
l'édification socialiste, 11e pourra manquer de s'épanouir â l'épo¬ 
que de la reconstruction socialiste, alors que pour réaliser la 
« proportion léniniste » dans la séance de cinéma, les fabriques 
de films documentaires sortiront dc’terre. alors que les équipes 
de prise (le vues concurrentes se multiplieront et s’aguerriront 
dans leurs incessants combats professionnels pour le socia¬ 
lisme (iqjyo). (Traduit du russe par Andrée RO H LL J 


16 


















Dziga Vertov par 


Georges Sadoul 


Les trois extraits qui suivent sont tirés d'un livre encore inédit de 
Georges Sadoul sur Dziga Vertov. Le premier chapitre est consacré 
aux influences qui s'exercèrent pendant les années dix sur le jeune 
Denis Kaufman, qui adopta son pseudonyme à cette époque et sous 
ces influences. 

Le deuxième chapitre, « Le Montage des ciné-objets », illustre la 
lutte sur deux fronts — pratique et théorique — de Vertov au début 
des années vingt. Au début de 1923, le * Conseil des trois» (Vertov, 
Svilova, Mikhaïl Kaufman) s'élargit en mouvement des « Kinoks ■ ou 
• kinoki », dont la première manifestation est le texte « Kinoks-Révo- 
lution », publié dans lo même numéro de la revue de Maiakovski, 
LEF, que « Le Montage des attractions • d’Eisensteln. Dans ce texte 
(publié dans les «Cahiers -, 144 et 146) figure une affiche annon¬ 

çant un - rapport de DZV sur le thème C jn £ -Phrase », dan 9 la 

« Salle des Intervalles, à Moscou ». La salle, bien entendu, n’existe 
pas. Mais la notion d'intervalle, apparue pour ]a première fois dans 
ce manifeste, joue un rôle important dans la "pensée théorique de 
Vertov. Elle intervient en effet au moment où il s’agit de préciser 
la différence spécifique entre le cinéma et les autres arts, que 
Vertov rejette. 

Georges Sadoul avait publié («Cahiers - n° 146) une biofilmogra¬ 
phie de Dziga Vertov, dans laquelle on trouvera des exemples des 
premières expériences * futuristes » de Vertov. 


Futuristes italiens et Vertov 


(...) II convient de rechercher les équivalences ou les ori¬ 
gines littéraires, poétiques, musicales, picturales même, de 
la démarche intellectuelle qui fut pour Dziga Vertov le 
point de départ de tout son système de création, sa 
« pomme de Newton » ayant été l'enregistrement phono- 
graphique des bruits ou le montage des sténo gramme s 
employés à créer un nouveau type d'œuvre d’art. 

A Porigine des expériences tentées par un garçon de 
vingt ans, se trouvent d’abord les Futuristes et les brui¬ 
teurs italiens. 

Le Futurisme, on peut fixer sa date de naissance à la 
publication par F.T. Marinetti (1876-1944) de son premier 
manifeste dans «Le Figaro» (20 février 1909). 

Dans ce texte bouillonnant et confus, quelques phrases 
contiennent des « idées-forces » dont l'influence sera cer¬ 
taine sur les Futuristes russes et Dziga Vertov. 

« Une automdbüe rugissante est phis belle que ta Vic¬ 
toire de Samothrace. Nous voulons chanter Vhomme qui 
tient le volant (...) Il n'y a plus de beauté que dans la. 
lutte (...) Le temps et Vespace sont morts hier. Nous vivons 
déjà dans Vabsolu, puisque nous avons déjà créé Véternelle 
vitesse oynniprésentc. 

« Nous chanterons les grandes foules agitées par le~7.ra- 
vail, le plaisir ou la révolte (...) la vibration nocturne des 
arsenaux et des chantiers (...) les gares gloutonnes (...) les 
usines, les locomotives aux grands poitrails, le vol glissant 
des aéroplanes », etc. 

« Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, com¬ 
battre le moralisme , le féminisme, toutes les lâchetés 
opportunistes et utilitaires (...) » 

« Viennent donc les bons incendiaires aux doigts carbo¬ 
nisés ! Les voici ! Les voici ! Et boutez donc le feu aux 
rayons des bibliothèques. Détournez le cours des canaux 
pour inonder les caveaux des musées . Oh! qu'elles nagent 
à la dérive les toiles glorieuses! » 


11 s'agit donc essentiellement pour le Futurisme de dé¬ 
truire Part, pour faire table rase, et fonder, sur les ruines 
des musées et des bibliothèques, un nouvel art qui « ne peut 
être que violence, cruauté et injustice », exaltation de la 
vitesse et des machines. 

Cette négation forcenée s'accompagne de plusieurs affir¬ 
mations divergentes ou contradictoires. Et l'on peut être 
certain que les Futuristes russes, groupés autour de Maïa- 
kovski (et qui se rallièrent pour la plupart à la Révolution 
soviétique) n'acceptèrent pas le point 9 du premier « Mani¬ 
feste du Futuriste » ; 

<c Nous voulons glorifier la guerre, seule hygiène du 
monda, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur 
des anarchistes, les belles idées qui tuent et. le mépris de 
la femme. » 

Or ccs dernières notions étaient essentielles pour Mari¬ 
netti et son évolution (1). Dès 1911-il devint le chantre des 
guerres coloniales et des conquêtes italiennes en Libye (« La 
Battaglia di Tripoli», poème). 

Groupés autour de lui, les Futuristes italiens publièrent 
en 1910-1913 des manifestes de la peinture (11 avril 1910), 
de la musique (mai 1911), do la littérature (mai 1912, août 
1912), de la sculpture (avril 1912) et même de la luxure 
(11 janvier 1913). 

Pour connaître les principes futuristes qui influencèrent 
Vertov, il faut d’abord étudier le premier Manifeste des 
musiciens futuristes (2). L’auteur, Balilla Pratella, y préco¬ 
nisait : « L'harmonie utilisant les plus petites divisions de 
tons, prêtant à notre sensibilité rénovée le maximum de 
sorts (...) la fusion de Vharmonie et du contrepoint pour 
créer ta polyphonie absolue (...) L'utilisation du vers libre 
pour les livrets des opéras conçus comme une forme sym¬ 
phonique. » 11 entendait enfin « exprimer iâme musicale 
des foules, des grands chantiers industriels, des trains, des 
transatlantiques, des cuirassés , des automobiles et des aéro¬ 
planes (...) la glorification et le triomphe de Vélectricité... » 

Rien encore dans ce premier Manifeste de 1911 qui entre¬ 
voie la possibilité d’introduire dans les orchestres classiques 
les bruits comme expression de la vie moderne. Cette idée 
sera avancée ensuite pour les musiciens, mais par les poètes 
futuristes. 

Un an après le texte de Pratella. Marinetti pub 1 ie son 
« Manifeste technique de la littérature futuriste » (3) (11 
mai 1912), où il proclame diverses exigences (que nous résu¬ 
mons) : « Détruire la syntaxe. Employer le verbe à l'infini, 
abolir l'adjectif et Vadverbe, donner à chaque substantif son 
double (<exemples : hommc-tapille, femme-rade, place-en¬ 
tonnoir, etc.), former des filets d'images et d'analogies, ins¬ 
taurer le maximum de désordre et détruire le Je dans la 
littérature. » 

Cette dernière revendication est développée par les consi¬ 
dérations suivantes : « Ecouter les moteurs et reproduire 
leur discours. La matière a toujours été contemplée par un 
Moi distrait, froid, trop préoccupé de lui-même , plein de 
préjugés, de sagesse et d'obsessions humaines. » 

Pour Marinetti, il faut donner la parole aux objets, et sur¬ 
tout aux machines. Ce qu'il exprime en disant : « Il faut 
introduire dans la littérature trois éléments que l'on a négli¬ 
gés jusqu'ici : 1. Le Bruit (manifestation du dynamisme 
des objets) ; 2. Le Poids (faculté de vol des objets) ; 


19 



3. L'Odeur (faculté d'éparpillement des objets). » Et il 
ajoute plus loin : « Seul le poète asyntaxique pourra péné¬ 
trer Vessence de la matière (...) Nous inventerons ensemble 
ce que j'appelle Vimagination sans fil... Nous n f aurons plus 
de symphonie verbale aux balancements harmonieux (...) 
Nous utilisons au contraire tous les sons brutaux, tous les 
cris expressifs de la vie violente qui nous entoure. Jl 
faut cracher chaque jour sur « VAutel de l’Art ». Nous en¬ 
trons dans les domaines illimités de la libre intuition. Après 
le vers libre, voici LES MOTS EN LIBERTE . » (Souligné 
par Marinetti.) 

En appeler aux moteurs, aux bruits, aux cris expressifs, 
aux sons brutaux conduit à une poésie (donc à une musi¬ 
que) qui sera une succession d’impressions physiques « en 
liberté ». 

Bien qu’ils ne préparent pas directement Pavènement du 
c bruitisme », il est utile de citer d’autres propos de ce 
Manifeste, parce qu’ils sont à l'origine de diverses idées 
ou techniques plus tard adoptées, préconisées ou inventées 
par Dziga Vertov. 

« Poètes futuristes, je vous ai enseigné à haïr les biblio¬ 
thèques et les musées. C'était pour vous préparer à HAÏR 
L'INTELLIGENCE en éveillant en vous la divine intuition, 
caractéristique des races latines. Par Vintuition nous rom¬ 
prons Vhostilité apparemment irréductible qui sépare notre 
chair humaine du métal des moteurs. Après le règne ani¬ 
mal, voici le règne mécanique qui commence (...) Nous pré¬ 
parerons la création de VHOMME MECANIQUE AUX 
PARTIES REMPLAÇABLES. Nous le délivrerons de Vidée 
de la mort en partant de la mort elle-mcme , cette suprême 
définition de l'intelligence logique. » 

L’idée de la création d'un homme mécanique par le cinéma 
sera reprise par Vertov (et d’autre part par Koulechov). 
Certaines séquences de ses films seront un hymne au « règne 
mécanique » succédant au « règne animal ». 

Marinetti publia ensuite un « Supplément » au « Mani¬ 
feste technique de la Littérature Futuriste » (4), où il 
réclame : 

« La dcstmiction de la période traditionnelle, l'abolition 
de Vadjectif, de l'adverbe et de la - ponctuation entraînant : 
la faillite de la trop fameuse harmonie du style , si bien 
que le poète futuriste pourra enfin utiliser les onomatopées 
comme les sons les plus cacophoniques, qui reproduisent les 
innombrables bruits de la Matière en Mouvement. » 

Pour démontrer l’efficacité de sa méthode poétique, il 
publia dans son tract un poème : * Bataille Poids + 

Odeurs », dont voici quelques fragments : 

«Midi 3/4 flûtes glapissement embrasement tom toumb 
alarme Gargaresch craquellement crépitation marche clique¬ 
tis sacs fusils sabots clous cano7is crinières caissons juifs 
beignets pains à l'huile cantüène échoppes bouffées chatoie¬ 
ment puanteur cannelle (...) héroïsme avant-garde 100 
mètres mitrailleuse fusillade éruption violons cuivres pim 
20 mètres bataillons-fourmis cavalerie-araignée route-gués 
général-îlot estafettes-sauterelles ... » 

Ce poème, qui chante les batailles livrées par les troupes 
coloniales italiennes en Libye, emploie systématiquement un 
« montage » des notations, des bruits-onomatopées et même 
des odeurs. Il serait aisé de transformer ce texte en film 
sonore (et si l’on voulait odorant). 

Cette « Technique de la littérature futuriste » influen¬ 
cera immédiatement non le cinéma, mais la musique et la 
peinture. 

Le 11 août 1913, Carlo Carra publiait son manifeste futu¬ 
riste : « La peinture de sons, bruits et odeurs » qui con¬ 
damna notamment : « l'unité de lieu et de temps » et pré¬ 
conisait l’emploi d’équivalences plastiques des sons, des 
bruits et des odeurs, « les rouges exprimant ceux des 
usines, gares, hangars ». l’argenté rouge et violet « ceux 
des restaurants, cafés et salons ». etc. 

Recherches à rapprocher du simultanéisme dont se fait 
alors le champion en France le peintre Delaunay, appuyé 
par son ami le poète Guillaume Apollinaire. 


Le manifeste futuriste « L’Art des Bruits » avait déjà 
été publié le 11 mars 1913, et avait pour auteur non un 
musicien, mais un peintre : Luigi Russolo (5). C’était une 
lettre ouverte adressée à « Mon cher ami Baîilla Pratella, 
grand musicien futuriste. » 

Ce texte permet de fixer avec précision la date où fut 
« inventée » la nouvelle technique musicale du « bruitisme ». 
directement dérivée des recherches verbales de Marinetti 
dans ses « mots en liberté ». 

«Le 9 mars 1913, durant notre sanglante victoire rem¬ 
portée sur 4 000 passéistes au théâtre Costanzi de Rome , 
nous défendions d coups do poing et de canne ta MUSIQUE 
FUTURISTE exécutée par un orchestre puissant, quand 
tout à coup mon esprit intuitif conçut un nouvel art que seul 
ton génie peut créer : l'art des bruits, conséquence logique 
de tes merveilleuses innovations (...) La vie antique ne fut 
que silence. C'est au XIX* siècle seulement, avec T invention 
des machines, que naquit le bruit. Aujourd'hui le bruit 
domine en souverain sur la sensibilité des hommes... » 

Ceci constaté, le peintre Luigi Russolo retrace l’évolu¬ 
tion de la musique moderne, pour conclure qu’elle conduit 
à l’utilisation des bruits. 

« L'art musical rechercha tout d'abord la pureté limpide 
et douce des sons. Puis il amalgama des so7is différents en 
se préoccupant de caresser les oreilles par des harmo7iies 
diverses. Aujourd'hui l'art musical recherche les sons les 
plus dissonants, les plus étranges, et les plus stridents. 
Nous nous approchons ainsi du son-bruit. CETTE EVOLU¬ 
TION DE LA MUSIQUE EST PARALLELE A LA MUL¬ 
TIPLICATION GRANDISSANTE DES MACHINES qui 
participent au travail humain (...) La machine crée aujour¬ 
d'hui un si grand nombre de bruits variés que le son pur, 
par sa petitesse et sa monotonie , ne suscite plus aucune 
émotion (...) La musique piétine (...) en s'efforçant vaine¬ 
ment de créer une nouvelle variété de timbres. IL FAUT 
ROMPRE A TOUT PRIX CE CERCLE RESTREINT DES 
SONS PURS ET CONQUERIR LA VARIETE INFINIE 
DES SONS-BRUITS (...) Beethoven et Wagner ont déli¬ 
cieusement secoué notre cœur penda7it des années. C'EST 
POURQUOI NOUS PRENONS INFINIMENT PLUS DE 
PLAISIR A COMBINER IDEALEMENT DES BRUITS 
DE TRAMWAYS , D'AUTOS, DE VOITURES ET DE 
FOULES CRIARDES QU'A ECOUTER ENCORE, PAR 
EXEMPLE, « L'HEROÏQUE » OU «LA PASTORALE ». 

Pour définir sa «Musique des bruits», Luigi Russolo 
part significativement non des partitions de son ami le 
musicien Pratella (qui a poursuivi sans rupture l’évolution 
générale de la musique moderne), mais des récents poèmes 
de Marinetti. Et il cite en exemple une lettre-épopée, écrite 
par lui dans les tranchées bulgares, en livrant contre les 
Turcs la bataille d’Andrinople (plus tard sujet d’un poème- 
clef dans son œuvre). 

En voici un extrait qui montre combien la poésie de 
Marinetti avait évolué vers le «Bruitisme». Les odeurs 
et surtout le « poids » étaient devenus des éléments négli¬ 
geables dans un chant dont l’essentiel étaient les notations 
visuelles et les onomatopées. 

« En contrebas esclaffements de marécages rires buffles 
chariots aiguillons piaffe de chevaux caissons flic flac zang 
za7ig chah chaak cabrc7ncnts pirouettes patatraak éclablous- 
sô77ients crinières hennissements i i i i i i i i tohubohu tin¬ 
tement 3 bataillons bidgarcs en marche crook craak (lente¬ 
ment mesure à deux te7nps) Choumi Maritza o Karvavena 
cris d'officiers s'entrechoquant plats de cuivre par ici 
(Vite) par là-bas BOUM pam pam pam pam ici là là plus 
loin tout autour très haut attention nom de dieu sur la tête 
chaak épatant flammes flammes flammes flammes flammes 
flammes flammes rampe des forts là-bas Choukri Pacha- 
Rudolf alllo acteur rôles échos-so7ifflc7irs décors de fumée 
forêts applaudissements odeur-foi-bouc-crottin je ne sens 
plus mes pieds glacés odeur de moisi pourriture go7igs flûtes 
clarines pipeaux partout en haut en bas oiseaux gazouiller 
béatitude ombrages verdeurs cip-cipzzip-zzip troupeaux 
pâturages dong-dang-dong ding bééé Orchestre. » 


20 





« L'Homme à la caméra * (1929). 


La transcription de ce poème» l’application de ses mé¬ 
thodes à d’autres thèmes que la guerre, inspire à Russolo 
ces indications sur les bruits qu’il faudrait désormais uti¬ 
liser en musique. 

« Pour vous convaincre de la variété surprenante des 
bruits, je citerai le tonnerre, le vent, les cascades, les fleu¬ 
ves, les ruisseaux, les feuilles, le trot d’un cheval qui s'éloi¬ 
gne, les sursauts d’un chariot sur le pavé, la respiration 
solennelle et blanche d’une ville nocturne, tous les bruits 
que font les félins et les animaux domestiques, et tous 
ceux que la bouche de l’homme peut faire sans parler ni 
chanter. 

« Traversons ensemble une grande capitale moderne, les 
oreilles plus attentives que les yeux , et nous varierons les 
plaisirs de notre sensibilité en distinguant les glouglous 
d’eau, d’air et de gaz dans les tuyaux métalliques, Les bor- 
borygmes et les râles des moteurs, qui respirent avec une 
animalité indiscutable, la palpitation des soupapes, le va-ct- 
vient des pistons, les cris stridents des scies mécaniques, les 
bonds sonores des tramways sur les rails, le claquement 
des fouets, le clapotement des drapeaux . Nous nous amuse¬ 
rons à orchestrer idéalement les portes à coulisse des maga¬ 
sins, le brouhaha des foules, les tintamarres différents des 
gares } des filatures, des imprimeries, des usines électriques 
et des chemins de fer souterrains . » 

« Traversons une capitale les oreilles plus attentives que 
les yeux » ; voilà sans doute la phrase-clef, qui conduisit 
le jeune musicien futuriste Vertov à fonder en 1916 son 
* Laboratoire de l’ouïe ». 

Le peu que nous sachions de son montage sonore phono¬ 
graphique montre qu’il utilisa des éléments expressément 


catalogués trois ans plus tôt par Luigi Russolo : les cas¬ 
cades, les moteurs, les scies mécaniques. 

Si ce dernier ne parle pas du « montage de sténogram- 
mes », il suffirait pourtant au jeune Vertov d’avoir lu atten¬ 
tivement le poème inspiré à Marinetti par la bataille d’An- 
drinople pour comprendre qu’il insère dans son montage 
certaines paroles ou interjections quasi sténographiées. Elle 
apparaissent très clairement dès qu’on rétablit la ponctua¬ 
tion : « Boum-pam-pam-pam-, ci, là, là (...) plus loin, tout 
autour, très haut : « Attention, nom de Dieu, sur la tête », 
Chaak, épatant, flammes (...) Choukri Pachah téléphone des 
ordres à 27 forts ; en turc, en allemand : « Allô, Ibrahim », 
« Allô Rudolf », etc. 

Luigi Russolo, lui, ne prévoit pas l’insertion d’exclama¬ 
tions ou de phrases-bruit dans son orchestre de bruiteurs, 
dont il définit ainsi les principes (6) : 

« Nous voulons entonner et régler harmoniquement et. 
rythmiquement des bruits très variés . Chaque bruit a un 
ton, parfois aussi un accord qui domine sur Vensemble de 
ces vibrations irrégulières. Bien que la caractéristique du 
bmit soit de nous rappeler brutalement à la vie , Vart des 
bruits ne doit pas être limité à une simple reproduction 
imitative. » 

« Reproduction imitative » est une expression-clef pour 
l’évolution ultérieure de Russolo et du « Bruitisme » futu¬ 
riste. Dans tout son <* Manifeste ». l’auteur ne soupçonne 
pas un instant que l’enregistrement des bruits puisse se 
substituer à la reproduction imitative (ou non). Il ne lui 
vient jamais à l’idée de remplacer l’instrument de l’orches¬ 
tre par une machine, le phonographe. Ou plutôt, il veut 
créer de nouveaux instruments en partant de rudimentaires 
machines à bruit utilisées au XIX° siècle dans les coulisses 


21 





E. Svilova et D. Vertov pendant les enregistrements pour « Enthousiasme » (1930). 


dos théâtres, et adaptées après 1905-1910 dans les cinémas pour la première fois devant plus de 2 000 personnes qui 
pour « sonoriser » les films muets pendant leur projection. boudaient le Théâtre Storcki , les différents appareils brui- 
Fn actionnant des manivelles ou des leviers ces machines leurs qu’il venait de construire en collaboration avec le 
primitives imitaient le vent (languettes glissant sur une peintre U go Piatti. Le musicien futuriste Pratella et le 
étoffe de soie), le tonnerre (plaque de tôle), le canon (coups poète Murinetti prenaient ensuite la défense de cette inven- 
dc grosse caisse), la grêle et la pluie (graviers secoués tion étonnante. (...) Après cette soirée mémorable, le peintre 
dans un cylindre de bois), la vaisselle cassée (débris de por- futuriste Russolo (...) se remettait au travail pour perfec - 
celaine agités), etc. tionner ses instruments bruiteurs et pour préparer ses 

Dans scs conclusions Luigi Russolo précisait qu'il enten- « Quatre premiers réseaux de bruits » qui furent ensuite 
dait employer dans son futur orchestre non des enregistre- exécutes au premier concert bruitiste de la Maison Rouge 
ments, mais des instruments imitatifs. de Milan le soir du 11 août 1913. L’orchestre que dirigeait 

« Il faut remplacer la variété restreinte des timbres des Russolo était composé de 15 bruiteurs, soit 3 bourdonneurs, 
instruments que possède Vorchestre par la variété infinie 2 éclateurs , 1 tonneur, 3 siffleurs, 2 bruîsseurs , 2 glouglou- 
des timbres des bruits obtenus au moyen de mécanismes tours, 1 fracasscur, 1 stridenteur et 1 renâclcur . Ils exécu- 
spéciaux (...) Le nouvel orchestre obtiendra les plus tèrent les € Quatre réseaux de bruits » ainsi intitulés : 
complexes et les plus neuves imitations sonores , non par « Réveil de la Capitale », « Rendez-vous d’autos et d’aéro- 
une succession de bruits imitatifs reproduisant la vie, mais planes », « On dîne à la terrasse du Casino » et « Escar- 
par une association fantastique de ces timbres variés (...) mouche dans l’oasis ». 

Avec l'incessante multiplication des nouvelles machines Les thèmes choisis par Russolo pour ses « Réseaux » ont 
NOUS POURRONS DISTINGUER UN JOUR DIX, VINGT une importance cinématographique : « Réveil de la Capi- 
OU TRENTE MILLE BRUITS DIFFERENTS . CE SE- taie » deviendra ultérieusement une séquence dans plusieurs 
RONT LA LES BRUITS QU'IL NOUS FAUDRA NON films réalisés suivant la méthode vertovicnne du « Cinéma- 
PAS SIMPLEMENT IMITER MAIS COMBINER AU GRE œil ». 

DE NOTRE FANTAISIE ARTISTIQUE (...) » Voici enfin les détails donnés sur l'exécution de ces qua- 

Suivant ces principes. Russolo pense à utiliser dans ses tre morceaux : * 

orchestres, avec des instruments h bruit, les machines elles- « Les quatre réseaux de bruits ne sont pas de simples 
mêmes, telles par exemple les machines à coudre ou les reproductions impressionnistes de la vie qui nous entoure, 
machines à écrire. Mais non pas, répétons-le, l'enregistre- mais d'émouvantes synthèses bruitistes. Par une savante 
ment phonographique. Comme en témoigne le compte rendu variation de tons, les bruits perdent en effet leur caractère 
du « Premier Concert de Bruiteurs Futuristes » : épisodique, accidentel et imitatif, pour devenir des éléments 

«Le 2 juin (1913 - G.S.) le peintre futuriste Russolo, abstraits d’art. En écoutant les sons combinés et harmonisés 
créateur de l’art des bruits, expliquait et faisait fonctionner des sif fleurs et des glouglou leur s, on ne pensait plus guère 


72 





à des autos, à des locomotives ou à des eaux courantes, mais 
on éprouvait une grande émotion d'art futuriste, absolu¬ 
ment imprévue et qui ne ressemblait qu'à elle-même. » 

Le compte rendu insiste donc sur le fait que les instru¬ 
ments nouveaux tendent vers l’abstraction et non pas vers 
les « simples reproductions impressionnistes de la vie ». 
C’est donc par principe esthétique que Luigi Russolo refu¬ 
sait tout recours à l'enregistrement reproduisant tels quels 
la vie et le bruit. 

Peu après ces premiers concerts bruitisles, la guerre de 
1914 vint interrompre les relations futuristes avec l’étran¬ 
ger et surtout avec la lointaine Russie. 

La révolution musicale des bruiteurs futuristes n'avait 
donc pas abouti à créer un montage de bruits enregistrés, 
mais des instruments et un orchestre nouveaux. S’il avait 
suivi à la lettre les principes énoncés par les Italiens, le 
jeune Vertov aurait donc été détourné de l’emploi du pho¬ 
nographe (et ultérieurement du cinématographe). 

* 

** 

Jusqu’en 1914 les Futuristes italiens s'intéressèrent peu 
au cinéma. Le 21 novembre 1913, Marinetti, qui sc trouvait 
à Londres, publiait dans le « Daily Mail » un manifeste : 
<r. Le Futurisme glorifie le Music-Hall ». Ce texte contri¬ 
buera peut-être à orienter vers le Music-Hall les Soviétiques 
Maïkovski, Eisenstein, Youtkévitch, Kozintsev et Trau- 
berg. et tout le groupe de la FEKS (Fabrique de l’acteur 
excentrique). Marinetti y écrit de façon incidente : 

« Le Music-hall seul aujourd'hui utilise le cinématographe 
qui Venrichit d'un nombre incalculable de visions et de 
spectacles irréalisables (batailles, émeutes, courses, cirants 
d’autos et d'aéroplanes, voyages transatlantiques, profon¬ 
deur des villes, des campagnes, d*océans et de deux). » 

Marinetti envisage donc alors le cinéma comme un moyen 
théâtral mis au service d'une forme particulière du théâtre. 
Sa conception sera reprise en U.R.S.S. par Eisenstein, la 
FEKS et dans une certaine mesure par Koulcchov, mais 
sera rejetée violemment par le jeune Dziga Vertov. 

Si Vertov fut influencé par le futurisme pour ses concep¬ 
tions du cinéma, ce fut seulement par ces propos du premier 
« Manifeste technique de la littérature futuriste», où Mari¬ 
netti écrivait (11 mai 1912) : 

« Rien de plus intéressant pour le poète futuriste que 
l'agitation d'un clavier dans un piano mécanique. Le ciné¬ 
matographe nous offre la danse d'un objet qui se divise et 
se recompose sans intervention humaine. Il nous offre l'élan 
à rebours d'un plongeur dont les pieds sortent de la mer en 
rebondissant violemment sur le tremplin. Il nous offre la 
course d'un homme à 200 kilomètres à l'heure. Autant de 
mouvements de la matière hors des lois de l'intelligence et 
partant, d'une essence significative . » 

Ce qui revenait à dire que Marinetti s’intéressait alors au 
cinéma (pris en soi) non comme un moyen de reproduction 
de la vie, mais comme créateur de « mouvements de la 
matière hors des lois de l'intelligence » grâce â des procédés 
comme l'accéléré (coureur à 200 km/h), le film à l'envers 
(plongeur) ou l’animation (son premier propos nous parais¬ 
sant viser les modelages qui se faisaient ou sc défaisaient 
tout seuls). 

Les Futuristes italiens s'intéressèrent au cinéma seule¬ 
ment après la déclaration de la première guerre mondiale, 
qui empêcha toute relation avec la Russie. Ils publièrent, 
le 11 septembre 1916, sous les signatures de Marinetti, 
B. Corra, E. Settimelli, A. Ginna, G. Balla, R. Chîtti, un 
«Manifeste de la Cinématographie Futuriste». Ce docu¬ 
ment resta sûrement inconnu du jeune Vertov. (...) 

1) Il écrivait dans son premier «Manifeste» : « Quand 
nous aurons quarante ans que de plus jeunes et de plus 
vaillants veuillent bien nous jeter au panier (...) Ils vien¬ 
dront contre nous (...) humant aux portes des académies la 
bonne odeur de nos esprits pourrissants déjà promis aux 
catacombes des bibliothèques. » 11 fut bon prophète. Rallié 
au fascisme dont il avait été un précurseur, Marinetti fut 
nommé académicien par Mussolini, et fut un ardent propa¬ 


gandiste du régime et des chemises noires jusqu'à sa mort, 
le 2 décembre 1944. Il était alors dignitaire de la « Répu¬ 
blique italienne fasciste». 

2) Tract de quatre pages publié par la Direction du Mou¬ 
vement futuriste, Milan, le 29 mars 1911. 

3) Un tract de quatre pages publié par la Direction du 
Mouvement futuriste. Milan. 

4) Tract de quatre pages publié par la Direction du Mou¬ 
vement futuriste. Milan, le 11 août 1912. 

5) Tract de quatre pages publié à Milan par la Direction 
du Mouvement futuriste. Réédité en 1954 (Richard Massé. 
Paris) par Maurice Lemaître, et repris en partie dans 
« L’Art de la Musique », 1961, anthologie de Guy Bernard 
(Seghers). 

6) Ces phrases sont imprimées en lettres grasses dans la 
troisième page du a Manifeste ». 


La notion d'intervalle 

Quel est pour Vertov le sens du mot intervalle, passé du 
français dans la langue russe avec le même triple sens : 

1° distance d'un lieu à un autre (Littré) ; 

2° distance d'un temps à un autre (Littré) ; 

3° subjectivement, « différence de hauteur entre deux 
sons ». Physiquement leur rapport de fréquence. « Un 
mode, une gamme, un accord sont définis par les inter¬ 
valles existant entre leurs sons constitutifs » (Roland do 
Candé : Dictionnaire de la Musique, 1961). 

Au mot intervalle, Vertov donnait d'abord son sons 
musical, tel qu’il lui avait été enseigné au Conservatoire. 
Cette troisième définition l’avait conduit à une quatrième, 
purement cinématographique : collure, raccord, entre deux 
bouts de films, donc passage d’un plan (d’un élément fil¬ 
mique) à un autre. Ce qui supposait presque toujours un 
changement de lieu et un changement de temps. 

Pour Vertov. l'emploi de l'intervalle, de la collure d’un 
bout de film à un autre, conduit à la construction d’un 
temps filmique et d’un espace filmique, différents du temps 
réel et de l’espace réel. Ce qu’il illustre (pour l’espace) avec 
sa construction d’une « chambre à douze murs pris dans 
les différentes parties du monde », de cette salle des inter¬ 
valles qui n'a aucune existence, sinon par le film et son 
montage. 

Tel est le sens profond de l’apparente plaisanterie du 
3 avril (1922?), première manifestation du Conseil des 
Trois. 

Dziga Vertov avait d'autre part précisé sa conception 
des intervalles dans son manifeste de Kinophot (1919-1922): 

La matière première de l’art du mouvement n'est nulle¬ 
ment le mouvement en lui-même, mais les intervalles , le 
passage d'un mouvement à un autre. Ce sont eux (les inter¬ 
valles) qui entraînent l'action vers sa solution cinémato¬ 
graphique. 

L'organisation du mouvement, c'est l'organisation de ces 
éléments, donc des intervalles en phrases. 

Dans chaque phrase , il y a, un point de départ, un 
apogée et une chute (qui sc manifestent à un degré plus 
ou moins élevé). 

L'oeuvre est construite avec des phrases, comme chaque 
phrase est construite avec des intervalles de mouvement. 
Possédant en lui le ciné-poème ou le fragment, le Kinok 
doit savoir l'inscrire de manière exacte pour pouvoir lui 
donner vie sur l'écran , dans des conditions techniques 
favorables. 

Tout en spécifiant que le montage, en assemblant des 
bouts de films, en construisant avec des intervalles, crée 
un espace et un temps filmiques, Vertov professait donc, 
dès le début des années vingt, que le mouvement filmique, 
composé de mouvements enregistrés, possédait son mouve¬ 
ment spécifique, différent des mouvements fragmentaires 
utilisés pour sa création. 

Pour lui les intervalles s'organisaient naturellement en 
« phrases », mot pris dans son sens musical bien plus que 
grammatical, et qui correspond à ce que nous appelons 
aujourd'hui séquences. 


23 



S’il se réfère (au moins inconsciemment) a la musique. 
Vertov refuse tout recours, pour l'art du film, à la littéra¬ 
ture traditionnelle, et surtout au roman. 

Le Conseil des Trois enregistra ses discussions sous 
forme de sténogrammes. Un de leurs fragments, publié 
dans LE F (n" :\) et daté du 10 janvier 192îl r proclame : 

Les films psychologiques, policiers, satiriques, de pay¬ 
sages, si on leur enlevait indifféremment toutes leurs 
images pour ne laisser subsister que leurs sous-titres, on 
obtiendrait alors le squelette littéraire du film . 

Sur ce squelette littéraire nous pourrions placer d'autres 
ciné-sujets, à notre goût réalistes, s y m batistes, expression¬ 
nistes, etc . sans que la situation des choses s'en trouve 
pour cela modifiée. 

Telle est la recette : squelette littéraire plus ciné- 
illustration. 

C'est ainsi que sont fabriqués presque sans exception 
fous 7ios films et ceux de Vétranger.,. 

Le jugement est sévère, mais juste pour les premières 
mises en scène soviétiques (1919-1922). Le merveilleux épa¬ 
nouissement paraît encore très éloigné, que vont détermi¬ 
ner en 1925, les pionniers de l'art du film : Vertov. Koule- 
chov. Eisenstein. La production des studios, peu abondante, 
est l'œuvre de réalisateurs formés et déformés par le ciné¬ 
ma commercial tzariste. Ils en sont lestés au pire cinéma 
illustratif, ils plaquent leurs images sur des « squelettes 
littéraires » fournis par de médiocres scénaristes, imitant 
en cela les importations occidentales des Nepmans. 

Chez Vertov. la notion de squelette littéraire est impor¬ 
tante. Le réalisateur refuse résolument tout emprunt au 
théâtre ou au roman. Il refuse meme le scénario, entendu 
au sens d'une histoire racontée en reprenant les méthodes 
des romanciers du xix° siècle. 

Vers 1920-1925 les chercheurs d’avant-garde en U.R.S.S. 
comme en France considèrent souvent le roman comme 
une forme périmée, appartenant à un siècle et à une 
société bourgeoise désormais révolue ou stérile. Ils condam¬ 
nent avec plus de vigueur encore les adaptations à l'écran 
des romans ou des pièces. Ils proclament hautement que 
le cinéma doit être un art autonome. 

La condamnation de ce cinéma traditionnel est reprise 
avec plus de force encore dans L'appel du 20 janvier 192'd 
aux c bien s tes du Conseil des Trois ; 

Cinq années d'événements tragiques sont entrées dans 
votre sang et en sont sortis sans laisser aucune trace. 

Les tableaux artistiques d’avant la révolution restent sus¬ 
pendus à l’intérieur de vous avec les icônes, et c'est vers ces 
icônes que vont toutes vos divines entrailles. 

L'étranger vous éblouit en expédiant dans la Russie, 
nouvelle les reliques du Ciné-drame assaisonnées à une 
bonne sauce technique. 

Le printemps approche. On attend ce qu'aura été le 
travail des Ciné-fabriques. Le Conseil des Trois attend, avec 
un évident regret de cojinnitre la façon dont les réalisa¬ 
teurs auront accommodé les œuvres littéraires dans leurs 
nouvelles mises en sccne. 

Déjà flottent dans l'air les mises en scène théâtrales, les 
drames, les poèmes. En Ukraine comme a Moscou on 
recommence a tourner des films en suivant tontes les 
domines de l'impuissance. Les vestiges d’une forte tech¬ 
nique, oubliée pendant le temps où l'on ne travaillait pas, 
et la capacité de la pensée active, orientent le cinéma vers 
le drame psychologique en six parties. C'est-à-dire qu'ils 
l’orientent vers le derrière. De telles tentatives sont vouées 
à T échec. 

L'organisme du cinéma est infecté par le poison de la 
routine. Nous exigeons que nous soit donnée la possibilité 
W tint reprendre des expériences sur un organisme moribond, 
afin de trouver un antidote. Nous suggérons à ceux qui 
n'y croient i>as de se laisser coiivaincre. Nous sommes prêts 
à essayer notre antidote sur les cobayes des Ciné-études. 

Ces Ciné-études, Dziga Vertov les avait entreprises de¬ 
puis le printemps 1922 avec la publication de la première 
Kino Pravda, dont 12 numéros furent édités en 1922. Il 
s'agissait d'une œuvre collective du Conseil des Trois. 


Svilova étant assistante et Mikhaïl Kaufman le [dus sou¬ 
vent l’opérateur... (...) 


kinopravda n° 9 


Dans le domaine de la pratique, la production des • Kinopravda • 
(ou « Kino Pravda ») se poursuit au cours des années 1922. 1923 et 
1924 De l’analyse des numéros conservés de ce ciné-journal (déjà 
entreprise par Sadoul dans le numéro 144 des - Cahiers •). retenons 
celle du troisième sujet de la - Kinopravda • n° 9 (25 août 1922), 
qui peut apparaitre comme une étape entre Je culte futuriste de la 
machine et le cinéma se regardant en tant qu’instrument de produc¬ 
tion, dans le dernier film muet de Vertov, « L'Homme à la caméra 

(Les deux premiers sujets de Ja « Kinopravda » n° 9 sont consacrés 
au congrès des prêtres orthodoxes à Moscou et aux courses à 
l'hippodrome de Moscou, le 25 août.) 

Le troisième sujet de la Kino Pravda n f ' 9 est consacré 
au premier cinéma mobile inauguré en U.R.S.S. Ce moyen 
de propagation du film avait été préconisé avec enthou¬ 
siasme par Vertov (qui lui consacra plusieurs rapports). 
Il s’agit d’un appareil promené dans une archaïque voiture 
à cheval, en même temps qu’un groupe électrogène à 
pétrole. Cette réalisation dont s’enorgueillit en 1922 la 
jeune U.R.S.S. nous paraît maintenant venir d’un autre 
siècle que le nôtre, tant elle est primitive. 

Vertov. lui, s’émerveille. Il montre comment on charge 
et l’on décharge l’appareil. En huit minutes tout est prêt , 
proclame fièrement un sous-titre. Le montage, très mor¬ 
celé, n’insistera pas beaucoup sur la charrette et sur les 
hommes. Avec des éléments mécaniques en action et vus 
en gros pla n. le réalisateur crée une véritable « marche 
des machines » où l’on retrouve tout l’enthousiasme futu¬ 
riste pour la vie moderne, les moteurs, l’électricité, les 
avions, les automobiles, etc. 

On retrouvait l'influence directe de Marinetti et de scs 
premiers manifestes appelant un règne mécanique rempla¬ 
çant le règne animai (ou humain) dans ces passages du 
manifeste de 1919-1922 publié par Vertov dans le Kinophot: 

Le « psychologique » empêche Vhomme d'être exact com¬ 
me un chronomètre, il entrave son ambition de s’apparen¬ 
ter aux machines. Chez nous, il n'y a pas de raison pour 
que l'art du mouvement 7ie consacre pas toute son attention 
à Vhomme futur et non pas à l'homme actuel. 

H est honteux que, contrairement aux machines, les hom¬ 
mes ne sachent pas se conduire. Mais que faire, si le 
comportement impeccable de Vélectricité nous touche plus 
que le désordre des gens actifs ou l'oisiveté pédante des 
gc 7 is passifs (...) 

Nous excluons momentanément l'homme comme objet d'un 
ciné-touniagc, parce qu'il est. incapable de diriger ses pro¬ 
pres m o u v c m en tx. 

Notre voie c'est de partir du soi-disant citoyen pour 
parvenir à l'homme électrique accompli, par la voie de la 
poés ie de s m ne h in es. 

Mettre à jour l'âme des machines, faire aimer la machine 
par l'ouvrier, faire aimer le tracteur par le paysan, faire 
aimer la locomotive par le mécanicien : nous apportons 
ainsi une joie créatrice dans tout travail mécanique . 

A ; o?(S apparentons les hommes aux machines. 

Nous formons des hommes nouveaux. 

Des hommes nouveaux libérés de la saleté et de la mala¬ 
dresse, aux mouvements précis et allègres, qui deviendront 
alors un objet digne d'un ciné-tournage. 

Nous allons, la tête haute, vers la prise de conscience du 
rythme des 'machines, de l'extase du travail mécanique, 
vci's une assimilation de la splendeur épanouie des réac¬ 
tions chimiques. Nous chantons le bouleversement de la 
terre. N (ms composons des ciné-pocmcs avec le flamboie¬ 
ment des usines électriques . Nous transposons le mouve¬ 
ment des comètes et des météores, l'éblouissant, faisceau 
des projecteurs sidéraux. 

Dans un pays qui sort à peine de la guerre civile, où 
les machines sont rares et la majorité des hommes encore 
étrangers à toute technique moderne, Vertov appelle donc 
aux noces de l’homme et de la machine, et par là dépasse 
les anciennes vues de Marinetti... Georges SADOUL. 


24 
















Maïakovski, Vertov 

par Bernard Eisenschitz 


Dziga Vertov aborde le cinéma avec la Révolution d’Oc- 
tobre. Au printemps 1918, il se met à la disposition du 
Kino-Komitet de Moscou, et prend la direction des pre¬ 
mières actualités cinématographiques du gouvernement des 
Soviets. Dès lors, toute sa vie est consacrée à édifier une 
cinématographie communiste. 

Mais Vertov, né d’une famille d’intellectuels, restera 
toujours marqué par ses expériences futuristes de jeu¬ 
nesse, sans qu’il y ait contradiction avec son engagement 
politique. Son biographe N.P. Abramov ne parvient à 
trouver, dans tous ses écrits, qu’un seul texte manuscrit, 
ressemblant à une critique des « excès de jeunesse ». En 
effet, ceux-ci sont inséparables pour lui de sa participation 
à la révolution. 

« ... Invention de romans fantastiques, d'essais, de poè¬ 
mes, d* épigrammes, et satires en vers . 

« Puis, dès Vadolescence, cela s'est transformé en une 
passion pour le montage de stênogrammes . En intérêt pour 
la possibilité d'une transcription du son documentaire . En 
expériences de transcription par mots et par lettres du 
bruit d'une chute d'eau, d'une scierie, etc . Dans mon « la¬ 
boratoire auditif », je créais des compositions documen¬ 
taires et des mots-montages musico-littéraircs. 

<r Ensuite — au printemps 1918 — embrayage sur le 
cinéma. Commence à travailler au jouimal « Kino-Nédé- 
lia ». Méditations sur l'œil armé, sur le rôle de la caméra 
dans l'exploration de la vie... » (21) 

La comparaison entre la recherche de Maïakovski et de 
Vertov, et les surabondants manifestes de Marinetti (voir 
ce numéro, p. 19) indique le domaine formel que l’option 
révolutionnaire a ouvert aux Futuristes russes. Publiant 
en 1916 un manifeste sur * La Cinématographie futuris¬ 
te », Marinetti donne la mesure d’un certain nombre d'in¬ 
tuitions que la débilité de sa phraséologie, et de son idéo¬ 
logie, préfascistes, maintiennent au niveau le plus élé¬ 
mentaire (*) : 

« A première vue, le cinématographe peut déjà sembler 
futuriste, c'est-à-dire dépourvu de passé et libre de tradi¬ 
tions. (...) 

a. Le cinématographe crée la symphonie polyexpressive. 

« Nos films seront : 

1. des analogies cinéma tograpkiées. 

2. Des poèmes, des discours et des poésies cinématogra¬ 
phies. 

3. Simultanéité et compénétration de temps et de lieux 
divers cinématographiés. (...) 

7. Drames d'objets cinématographiés . (...) 

10. Reconstructions irréelles du corps humain cinémato- 
graphiées. (...) 

« Décomposons et recontposons ainsi l'Univers scion nos 
merveilleux caprices, pour centupler la puissance du génie 
créateur italien et sa domination absolue sur le monde. » 

Pour les Futuristes russes, au contraire, le culte du nou¬ 
veau, de la machine, s’immerge dans une réalité évoluant 
à toute vitesse : celle de la Russie des Soviets comme pays 
industriellement en retard, de l'électrification, du surgis¬ 
sement des barrages, des usines, etc. 

Mais aussi, la période du communisme militaire a eu un 
seul type de production cinématographique en rupture avec 
la tradition — pour des raisons économiques (manque de 
pellicule) et politiques (besoin d'une large diffusion pro¬ 
pagandiste) : celle d' « agit-films », de films sur la guerre, 
de films de vulgarisation scientifique, comme la série sur 
l’extraction de la tourbe suscitée par Lénine. A la meme 
époque, Maïakovski dessine des affiches contre l’alcoolisme 
ou pour l'Agence Télégraphique Russe. Le documentaire 
est la première forme de cinéma soviétique, puisque jusqu’à 


la nationalisation du cinéma, le 27 août 1919 (voir décret 
dans ce numéro, page 30), les anciennes firmes de produc¬ 
tion continuent d'exercer leur activité et de produire des 
films traditionnels, en général tirés des classiques de la 
littérature nationale. En juin, 1918, le Kino-Komitet de 
Moscou commence bien à produire des films avec acteurs, 
mais aucun n’a laissé de souvenir marquant. Tous les jeu¬ 
nes cinéastes et techniciens qui adhèrent à la Révolution sc 
dirigent donc vers le documentaire. 

Sadoul (19) insiste sur le fait que la notion de « La Vie 
à L’Improviste », apparue seulement en 1924 dans les écrits 
de Vertov et peut-être due à son frère, Mikhaïl Kaufman, 
est loin de tenir la première place dans ses conceptions 
théoriques. De même, Kino-Pravda n’est pas un mot d’ordre, 
mais le titre d’un magazine filmé. Ce n’est que dans un 
texte de 1940 que Sadoul trouve dans un de ses écrits le 
mot « vérité » assumé dans un sens programmatique. 

En 1913, Maïakovski attaque Stanislavski en ces termes : 

« IL imite en tout servilement la nature . (...) Il choisit 
surtout des pièces d'un caractère quotidien et s'efforce de 
porter directement à la scène un morceau de rue sans le 
moindre embellissement . » 

Le 20 janvier 1923, le « Soviet Troïkh » (Conseil des 
trois, composé de Vertov, de sa femme Elizaveta Svilova 
et de Mikhaïl Kaufman) lance un appel similaire : 

« Les « tableaux artistiques » d'avant la Révolution sont 
suspendus en vous comme des icônes, et c’est vers ces 
icônes que vont toutes vos divines entrailles. (...) Déjà flot¬ 
tent dans Vair les mises en scène théâtrales, les drames, les 
poésies en vers. En Ukraine comme à Moscou, on com¬ 
mence à réaliser des films suivant toutes les données de 
l'impuissance . » 

A l'extrême opposé de la pratique de Vertov, Meyerhold, 
lui aussi, s’oppose fondamentalement à l’art naturaliste. 
Fevralski affirme (58) que Vertov avait beaucoup d’admi¬ 
ration pour lui. Si c’est exact, au-delà des divergences, on 
peut penser que Vertov avait reconnu dans le « théâtre 
théâtral » une volonté proche de la sienne, de prélever la 
plupart de ses éléments dans le réel sans mimer celui-ci, 
mais en les disloquant, les décomposant et les recomposant 
dans une construction rigoureuse : en les transfonnant. 
C'est dans la collaboration de Meyerhold avec Maïakovski 
pour le « Mystère-Bouffe » (deuxième version en 1920) que 
ces traits sont le plus évidents : 

« Il importe peu — aux antres théâtres — de faire du 
théâtre ; — pour eux — la scène est un trou de serrure. 
— tiens-toi tranquille — et regarde — tout droit ou de 
travers — une petite tranche — de la vie d'autrui. (...) 
Nous aussi — nous montrerons la vraie vie — mais trans¬ 
formée par le théâtre — en spectacle extraordinaire. » 

A ce prologue du c Mystère-Bouffe » (13) répond le cri 
de Vertov : « A bas les scénarios-fables bourgeois ! Vive 
la vie telle quelle est ! » (1). Tout au long de L'Homme à 
la caméra, pour cette raison même accusé de formalisme. 
Vertov dénonce le naturalisme et le voyeurisme consubstan¬ 
tiels et inévitables dans le fragment filmé. 

Le 14 novembre 1922, les vingt-cinq fondateurs du « pro¬ 
ductivisme » déclaraient : « Toute activité artistique 

n'ayant pas pour but la production est superflue . » Vertov 
partage cette idée d’un « proïzvodstvennoïe iskousstvo », 
révolutionnaire dans un pays industriellement arriéré, avec 
la négation radicale du passé qu’elle implique — mais ce 
deuxième terme reste secondaire et d’une utilité pri ment 
polémique. Pour Vertov il s’agit bien de fabriquer les faits, 
comme en témoigne un texte de 1926 (« La Fabrique des 
faits », in 36), où il met dans le même sac « la « Fabrique 
de l'acteur excentrique », la « Fabrique d'attractions » 


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d’Eisenstein, la fabrique des baisers et des colombes (et de 
tels cinéastes ne sont pas encore morts ), la fabrique « de 
la mort » (Le Minaret de la mort, La Baie de la mort, La 
Tragédie de Tripoli, etc,) ». 

Une des plus graves erreurs concernant Vertov est de 
voir en lui un pionnier du documentaire, à partir de l’op¬ 
position systématique que lui-même, en liaison avec la revue 
« Kino-Phot » d’Alexeï Gan (qui, paraissant à partir d’août 
1922, publie « Nous » et, de Maïakovski, « Cinéma et ci¬ 
néma »), avec les constructivistes (Rodtchenko travaille 
avec Vertov à partir de la treizième Kino-Pravda) et avec 
LE F, manifestait à tout travail où il décelait les traces 
d’une dramaturgie. LE F a donné naissance à un certain 
nombre d’œuvres extrêmement élaborées basées sur le mon¬ 
tage de faits réels : les pièces de Tretiakov, le premier 
roman de Tynianov, « Kioukhlia (Le Disgracié) » (1925). 
La polémique entre Vertov et Eiscnstein en paraît aujour¬ 
d’hui d’autant plus surprenante, mais les attaques de 
Maïakovski, Brik et Chklovski contre Octobre , n’ont pas 
d’autre motivation. « LE F luttera pour un a rt-consiruct i on¬ 
de-la-vie ». lit-on dans le premier numéro de la revue (18;. 
Et le manifeste publié dans le numéro 2 : « Ces soi-disant 
metteurs en scène ! Quand arrêterez-vous , vous et les rats, 
de vous occuper avec les accessoires de la scène ? Occupez- 
vous de l'organisation de la vie réelle. » (70) Chklovski 
remarque (« Esfir Choub », 1940. in 63), que LEF oppose 
en fait montage et création, et fait l’éloge du film de mon¬ 
tage parce qu'il se sert du travail du passé. 

Pour Maïakovski. le cinéma reste très longtemps l’enre¬ 
gistrement mécanique de ses expériences, plutôt qu’un ins¬ 
trument de connaissance autonome. Quelles que soient ses 
protestations d'amour pour le nouveau moyen d’expression, 
il conservera toujours une prédilection pour le documen¬ 
taire, et ce n’est pas lui qui fera l’application au cinéma 
qu'appelait sa phrase : « Le théâtre n'est pas un miroir, 
c'est un verre grossissant ». (63) En 1914, il avait parti¬ 
cipé comme acteur, avec Larionov et Gontcharova, au film 
Drame au cabaret futuriste N° 13. qui n’était, semble-t-il, 
qu’un canular. En 1918. ce sont ses trois films : Pas né 
pour iargent, La Demoiselle et le voyou, et Enchaînée par 
le film. Il est significatif que Maïakovski n’en soit que 
scénariste et interprète, et qu’il laisse à d’autres (Nikander 
Tourkine et Evguény Slavinsky) le soin de les réaliser et 
d’en contrôler la photo (ce qui n’alla d’ailleurs pas sans 
heurts : cf. « Préface au recueil de scénarios », in 41). Bien 
que les films soient remplis de truquages,probablement ins¬ 
pirés de Mack Sennett et de Chaplin, leur travail de 
caméra ne présente aucune recherche, et ils ne sont que 
l’enregistrement — effectivement remarquable d’un point 
de vue documentaire — de la performance de Maïakovski. 

Il faut attendre « Comment allez-vous ? ». pour trouver 
chez Maïakovski une interrogation sur le cinéma. Mais 
même les questions qu’il se pose paraissent un peu dépas¬ 
sées pour 1927. Citons le début de l’essai « Au secours ! », 
dont l’anachronisme contraste avec la maîtrise (très proche 
de l’esprit de L’Homme à la caméra) du scénario lui-même. 

« J’ai écrit un scénario, « Comment allez-vous ? » 

« Ce scénario était basé sur des principes. Avant de 
l'écrire je me suis posé une série de questions. 

« Première question : Pourquoi les films étrangers sont- 
ils supérieurs aux nôtres . en général aussi bien que par 
leur qualité artistique ? 

« Réponse : Parce que le film étranger trouve et utilise 
des moyens particuliers qui dérivent de la technique ciné¬ 
matographique, et ne peuvent sc trouver dans aucun autre 
moyen d'expression (le train de Our Hospitality, la trans¬ 
formation de Chaplin en poulet dans The Gold Rush, les 
lumières du train en mouvement dans A Woman of Paris). 

« Deuxième questioii : Pourquoi faut-il défendre les ac¬ 
tualités contre le film joué ? 

« Réponse : Parce que le film d'actualités montre des 
choses et des faits réels . 

« Troisième question : Pourquoi est-il impossible de 
supporter une heure d'actualités ? 


« Réponse : Parce que nos actualités sont des juxtaposi¬ 
tions au hasard de plans et d’événements. L'actualité doit 
être organisée et doit s'organiser. Ce genre d’actualités, on 
pourrait les supporter. Les journaux offrent cette sorte 
d'organisation des événements, et on ne peut pas vivre sans 
journaux. Rejeter une telle organisation n’est pas plus in¬ 
telligent que de proposer de fermer les « Izvestia » ou la 
« Pravda ». 

« Quatrième question : Pourquoi A Woman of Palis 
est-il d’une beauté si aveuglante ? 

« Réponse : Parce que, organisation de faits simples, il 
atteint à la plus grande saturation émotionnelle. 

« Le scénario « Comment allez-vous ? » était conçu 
comme une réponse à ces questions sur le langage du ci¬ 
néma. » (41) 

Vertov, au contraire, a posé depuis longtemps, dans les 
termes du cinéma, les questions que Maïakovski débattait 
dans le champ littéraire, et en premier lieu celle de l’acces¬ 
sibilité au spectateur. Une remarque sur Trois chants sur 
Lénine répète presque littéralement certaines des protesta¬ 
tions de Maïakovski (« Il faut savoir organiser la compré¬ 
hension d’un livre », in 8) : 

« J’ai réussi (dans une large -mesure) à rendre Trois 
chants sur Lénine accessible, compréhensible aux millions 
de spectateurs. Mais ce 7ic fut pas au prix du renoncement 
au langage cinématographique. Pas au prix de chemins 
découverts auparavant. » (65) 

Dans les deux cas, ce sera le principal argument invoqué 
contre eux par la bureaucratie ; dans les deux cas, la 
réponse proposée est de classe. 

« Si nous voulons réellement voir clair dans le problème 
de l'action des films sur le spectateur, il nous faut tout 
d'abord'• convenir de deux choses : 

1 ) Quel spectateur ? 

2) De quelle actioyi sur le spectateur s'agit-il ï 

« Sur mi assidu des salles de cinéma , le drame d'art de 
service doit agir comme le cigare ou la cigarette sur le 
fumeur (...) 

« Nous nous élevons contre la collusion du « -metteur en 
scène-enchanteur » avec le public soumis à l'enchantement. 

« Seule la conscience peut lutter contre les suggestions 
'magiques de tout ordre. (...) 

« Vive la conscience de classe ! 

« Vive le ciné-œil ! » (texte de juillet 1924, in 21). 

A propos, de Maïakovski, Vertov cite longuement le texte 
de Lénine sur la revue « Svoboda », opposant le didac¬ 
tisme de l’écrivain populaire et celui de l’écrivain vulgaire. 
(11) Pour Vertov, Maïakovski < est le Kinoglaz ». et il 
représente le modèle d’un art véritablement populaire. Après 
le travail de recherche pour Trois chants sur Lénine, il 
retrouve dans les chants populaires les rythmes de « Vla¬ 
dimir Ilitch Lénine » (1924). 

Ce texte n’avait pour but que d’indiquer deux axes au¬ 
tour desquels une recherche serait à poursuivre. Maïakovski- 
Vcrtov, un rapport faussement évident de filiation linéaire, 
mais où les détours et ramifications sont en définitive 
nombreux : n’est-ce pas dans l’autre sens qu’il faudrait 
établir ce tracé, ou du moins n’y a-t-il pas eu à un certain 
point retour de flamme ? (Voir par exemple comment Ver¬ 
tov passe du général « révolutionnaire » — les actualités 
— au particulier « formaliste » — L’Homme à la caméra 
et Maïakovski, inversement, du « Mystère-Bouffe » à 
l’adhésion à la RA PP — mais on pourrait aussi bien prou¬ 
ver le contraire). Et, deuxièmement, de cerner eette oppo¬ 
sition mal définie du « réel » et de la « dramaturgie ». 
qui a été le pivot de bien des conflits des années vingt, 
dans et autour de LEF. Eisenstein y voyait un malen¬ 
tendu. un jeu de mots (en 1945, il est vrai). Toujours est-il 
que cette dichotomie reflète une des premières tentatives 
systématiques pour appliquer la théorie léniniste de la 
connaissance, dans une optique de recherche analytique, au 
domaine formel. — Bernard EISENSCHTTZ. 

(*) F.T. Marinetti, « Teoria e invenzione futurista », 
Mondadori, Rome. 1968. 


28 


























































































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DECRET DE NATIONALISATION DU CINEMA (27 AOUT Itll), SIGNE PAR LENINE. 



Lénine : 

De la culture prolétarienne 


11 apparaît, à la lecture des Izvestia du 8 octobre, 
que le camarade Lounatcharski a dit au congrès du 
« Proletkult » exactement le contraire de ce dont nous 
étions convenus hier avec lui. 

Il est indispensable de préparer de toute urgence 
un projet de résolution (du congrès du « Proletkult »), 
de le faire approuver par le Comité central et de le 
faire voter à cette session même du « Proletkult ». 
Il faut le soumettre aujourd’hui même au nom du 
Comité central, au Collège du Commissariat du Peu¬ 
ple à l’Instruction publique et au Congrès du « Pro- 
letkult », car c’est aujourd’hui que ce congrès s'achève. 

Projet de résolution : 

i° Dans la République soviétique des ouvriers et 
des paysans, tout l’enseignement, tant dans le domaine 
de l’éducation politique en général que, plus spécia¬ 
lement, clans celui de l’art, doit être pénétré de 
l'esprit de la lutte de classe du prolétariat pour la 
réalisation victorieuse des objectifs de sa dictature, 
c’est-à-dire pour le renversement de la bourgeoisie, 
pour l’abolition des classes, pour la suppression de 
toute exploitation de l’homme par l’homme. 

2° C’est pourquoi le prolétariat, représenté tant par 
son avant-garde, le Parti communiste, que par l’en¬ 
semble des diverses organisations prolétariennes en 
général, doit prendre la part la plus active et la plus 
importante dans tout le domaine de l’instruction pu¬ 
blique. 

3° L’expérience de l’histoire moderne et, en particu¬ 
lier, celle de plus d’un demi-siècle de lutte révolu¬ 
tionnaire du prolétariat de tous les pays du monde, 
depuis la parution du Manifeste Communiste, prouve 
indiscutablement que la conception marxiste du monde 
est la seule expression juste des intérêts, îles vues et 
de la culture du prolétariat révolutionnaire. 

4° Le marxisme a acquis une importance historique 
en tant qu’idéologie du prolétariat révolutionnaire du 
fait que, loin de rejeter les plus grandes conquêtes 
de l’époque bourgeoise, il a — bien au contraire — 
assimilé et repensé tout ce qu’il y avait de précieux 
dans la pensée et la culture humaines plus de deux 
fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base 
et dans ce sens, animé par l’expérience de la dictature 
du prolétariat, qui est l’étape ultime de sa lutte contre 
toute exploitation, peut être considéré comme le déve¬ 
loppement d’une culture vraiment prolétarienne. 

5° S’en tenant rigoureusement à cette position de 
principe, le Congrès du <c Proletkult » de Russie re¬ 
jette résolument, comme fausse sur le plan théorique 
et nuisible sur le plan pratique, toute tentative d’in¬ 
venter une culture particulière, de s’enfermer dans ses 


organisations spécialisées, de délimiter les champs 
d’action du Commissariat du Peuple à T Instruction 
publique et du « Proletkult » ou d’établir « l’autono¬ 
mie » du « Proletkult » au sein des institutions du 
Commissariat du Peuple à l’Instruction publique, etc. 
Bien au contraire, le Congrès fait un devoir absolu 
à toutes les organisations du « Proletkult » de se 
considérer entièrement comme des organismes auxi¬ 
liaires du réseau d’institutions du Commissariat du 
Peuple à l’Instruction publique et d’accomplir, sous la 
direction générale du pouvoir des Soviets (et plus 
spécialement du Commissariat du Peuple à l’Instruc¬ 
tion publique) et du Parti communiste de Russie, leurs 
tâches, en tant que partie des tâches inhérentes à la 
dictature du prolétariat. 

* * * 

Le camarade Lounatcharski dit que sa pensée a été 
déformée. Cette résolution en est d’autant plus néces- 
saire. 

Rédigé le- 8 octobre 1920. 

Publié pour la première fois en 1926 dans la revue 
« Krasnàia Novi » n° 3. 

Brouillon de la résolution 

SUR LA CULTURE PROLÉTARIENNE : 

1. Pas des idées particulières, mais le marxisme. 

2. Pas l’invention d’une nouvelle culture proléta¬ 
rienne, mais le développement des meilleurs modèles, 
traditions, résultats de la culture existante du point de 
vue de la conception marxiste du monde, des condi¬ 
tions de vie et de lutte du prolétariat à l'époque de 
sa dictature. 

3. Pas en dehors du Commissariat du Peuple à 
l’Instruction, mais comme partie intégrante de ce der¬ 
nier, car le P.C.R. + le Commissariat du Peuple à 
l’Instruction publique = F* du Proletkult. 

4. Liaison étroite et cosubordination du Proletkult 
et du Commissariat du Peuple à l’Instruction publique. 

5. Se garder de... (1 ) 

Rédigé le 9 octobre 1920. 

Publié pour la première fois en 1945 dans le Recueil 
Lénine XXXP\ 

1) Le manuscrit s’interrompt sur ces mots. (N,R.) 


(Textes tirés de « Culture et Révolution culturelle », 
Editions du Progrès, Moscou 1966. Le « Projet de 
résolution » se trouve également dans « Lénine : 
Œuvres Complètes », Paris-Moscou, Tome XXXI, 
p - 327-328, et le « Brouillon de la résolution » dans 
« Lénine : Œuvres », 4 e Edition russe, T orne 42, 
/>■ 1 77 -) 


31 






S. M. Eisenstein : 

Sur la question d’une approche 
matérialiste de la forme 


L'accueil chaleureux et unanime fait à La Grève par 
la presse et la nature même des jugements exprimés 
par celle-ci nous autorisent à considérer La Grève 
non seulement comme une victoire révolutionnaire en 
soi, mais aussi comme une victoire idéologique dans 
le domaine de la forme. Ceci est particulièrement 
significatif en un moment comme celui-ci, où Ton est 
prêt à persécuter fanatiquement tout travail dans le 
domaine de la forme, en l’accusant de - formalisme » 
et en lui préférant... le totalement informe. Avec La 
Grève, au contraire, nous avons le premier exemple 
d’art révolutionnaire où la forme se montre plus révo¬ 
lutionnaire que le contenu. 

Et la nouveauté révolutionnaire de La Grève ne ré¬ 
sulte absolument pas de ce que son contenu — le 
mouvement révolutionnaire — a été historiquement un 
phénomène de masse, et non pas individuel — c'est 
tout cela, dit-on, absence d'intrigue, de protagonistes, 
etc., qui caractérise La Grève comme « premier film 
prolétarien » —, mais au contraire de ce que le film 
propose un processus formel bien déterminé pour af¬ 
fronter îa découverte d'une immense quantité de ma¬ 
tériel historico-révolutionnaire dans son ensemble. 


Le matériel historico-révolutionnaire, c’est-à-dire le 
passé * productif » de la réalité révolutionnaire con¬ 
temporaine, a été pris en examen, pour la première 
fois, sous un angle visuel correct : ses moments ca¬ 
ractéristiques ont été examinés comme autant de pha¬ 
ses d’un processus unique du point de vue de leur 
nature « productive Découvrir la logique productive 
et exposer une technique des méthodes d’une lutte 
entendue comme processus * vital » et variable, qui 
ne connaît pas de normes inviolables en dehors de 
l’objectif final, méthodes qui sont modifiées et façon¬ 
nées à chaque moment donné, selon les conditions et 
les rapports de force existant à chaque phase donnée 
de la lutte, montrant cette dernière dans toute son 
immense richesse de vie : telle est l'exigence formelle 
énoncée par moi devant le Proletkult au stade de la 
détermination du contenu des sept parties du cycle 
Vers la Dictature. 

Il est évident que la spécificité du caractère même 
(de masse) de ce mouvement ne joue encore aucun 
rôle dans la construction du principe logique formulé, 
et qu’elle ne l’a pas déterminé. La forme de l'élabo¬ 
ration du contenu en fonction du sujet — dans notre 


33 




cas le procédé, appliqué pour la première fois, de 
montage du scénario (c’est-à-dire le fait de construire 
le scénario non pas sur la base de quelques lois 
dramatiques universellement reconnues comme vala¬ 
bles, mais en exposant le contenu à travers des pro¬ 
cédés qui déterminent la construction du montage en 
tant que tel, par exemple dès l'organisation du matériel 
d’actualités) (1), et le choix juste lui-même de l'angle 
visuel par rapport au matériel — se sont avérés être 
dans notre cas une conséquence de la compréhension 
formelle fondamentale du matériel proposé, c’est-à-dire 
de I’ « artifice » fondamental, formellement novateur, 
que la mise en scène apporte à la construction du 
film, artifice qui a été déterminé (historiquement) en 
premier. 

En affirmant une nouvelle forme de cinéma comme 
conséquence d'un nouveau type de mandat social 
(pauvrement formulé : la « clandestinité »), la mise 
en scène de La Grève a parcouru la voie propre à 
toute affirmation révolutionnaire du nouveau dans le 
domaine artistique — c’est-à-dire la voie qui mène à 
intégrer dialectiquement, dans une série de matériaux, 
des méthodes d’élaboration qui ne sont pas propres 
à cette série mais appartiennent à une série différente, 
voisine ou opposée. C'est ainsi que le « révolution- 
nement * esthétique des formes théâtrales qui ont 
alterné sous nos yeux au cours des 25 dernières 
années a vu l’intégration des caractéristiques exté¬ 
rieures des arts * voisins » (dictatures successives : 
de la littérature, de la peinture, de la musique et des 
théâtres exotiques à l’époque du théâtre convention¬ 
nel ; du cirque, des truquages cinématographiques de 
caractère extérieur et d’autres choses encore, par la 
suite). Il s’est ainsi produit la fécondation d'une série 
de faits esthétiques à partir d’une autre série (à l'ex¬ 
ception peut-être du rôle qu’ont eu le cirque et le 
sport dans l’œuvre de renouvellement de l’art de l'ac¬ 
teur). Le caractère révolutionnaire de La Grève est 
dû au fait que le film tire son principe novateur non 
pas de la série des « phénomènes artistiques », mais 
de celle des phénomènes immédiatement utilitaires — 
en particulier, le principe structural consistant à pré¬ 
senter dans le film les processus de production — 
choix important dans la mesure où il dépasse les limi¬ 
tes de la sphère esthétique (chose en soi assez logi¬ 
que dans mes travaux, toujours et en tout cas orientés, 
dans leurs principes, non vers l’esthétique mais vers 
le « hache-viande »), mais encore plus important dans 
la mesure où, du point de vue matérialiste , c’est jus¬ 
tement cette sphère qui a été sondée, dont les prin¬ 
cipes sont les seuls à pouvoir déterminer l'idéologie 
des formes d'un art révolutionnaire, de même qu'ils 
ont aussi déterminé l’idéologie révolutionnaire en géné¬ 
ral, c'est-à-dire l'industrie lourde, la production en 
usine et les formes du processus productif. 

En parlant de la forme de La Grève, seules des 
personnes très ignares peuvent commenter les - con¬ 
tradictions entre les exigences idéologiques et les 
déviations formelles du metteur en scène » ; il est 
temps que certains comprennent que la forme est 
déterminée à un niveau très profond et non pas à 
travers quelque petit « truc » superficiel plus ou moins 
heureux. 

On peut et on doit ici parler désormais non pas 
d’un « révolutionnement » des formes — dans notre 
cas, cinématographiques — puisqu’il s’agit d’une expres¬ 
sion dépourvue de sens commun du point de vue 
productif — mais d’un cas de forme cinématographique 


révolutionnaire dans un sens général, parce qu’elle 
n'est en rien le résultat de * recherches » charlata- 
nesques, mais plutôt une ■ synthèse d’une bonne maî¬ 
trise de la forme avec notre contenu » (comme l'a 
écrit Pletnev dans le « Nouveau Spectateur »). La 
forme révolutionnaire est le produit de méthodes tech¬ 
niques justes, qui aboutissent à la concrétisation d'une 
nouvelle vision et d'une nouvelle approche des choses 
et des phénomènes — la nouvelle idéologie de classe, 
qui est l’authentique rénovatrice non seulement de la 
signification sociale, mais aussi de la nature matérielle 
et technique du cinéma, qui se manifeste dans ce qui 
est appelé « notre contenu ». La locomotive a été le 
fruit non d'un « révolutionnement - des formes d’une 
vieille voiture, mais du calcul technique exact des pos¬ 
sibilités pratiques d’une nouvelle et non d’une ancienne 
forme d'énergie : la vapeur. Ce n’est pas une « recher¬ 
che » de formes, correspondant à un contenu nouveau, 
mais la compréhension logique de toutes les phases de 
la production technique d'une œuvre d’art correspondant 
à une - nouvelle forme d’énergie » — l'idéologie do¬ 
minante — qui donnera cette forme d’art révolution¬ 
naire qu’encore aujourd’hui on veut • deviner » de ma¬ 
nière spiritualiste. 

Ainsi le principe d’approche que j'ai exposé et l'an¬ 
gle visuel que j’ai choisi pour l'emploi cinématogra¬ 
phique du matériel historico-révolutionnaire s’est avéré 
correct du point de vue matérialiste, et a été reconnu 
comme tel par la « Pravda » par la voix — comme 
on pouvait s’y attendre — d’un communiste (2), lequel 
va jusqu'à définir mon approche (formelle !) comme 
« bolchévique », mais, bien sûr, pas par les critiques 
cinématographiques professionnels (qui ne voient pas 
plus loin que le bout de leur nez, c’est-à-dire, dans ce 
cas, que mon « excentrisme »). Il a été reconnu comme 
tel en dépit de la faiblesse du film sur le plan program¬ 
matique et sur celui du sujet — c’est-à-dire en dépit 
de l’absence de matériel illustrant de manière exhaus¬ 
tive la technique de l’action clandestine des Bolché- 
viks et les prémisses économiques de la grève, ce qui, 
assurément, constitue un grave défaut du contenu sur 
le plan du sujet et de l'idéologie, bien que dans ce cas 
tout cela soit considéré seulement comme « exposition 
non complète du processus de production » (c’est-à- 
dire du processus de la lutte). Mon principe a déter¬ 
miné des raffinements superflus dans une forme en 
soi simple et rigoureuse. 

L'esprit de masse — /e second truc de mise en 
scène conscient — comme on voit par ce qui pré¬ 
cède, n'est pas du tout indispensable sur le plan logi¬ 
que : en effet, des sept parties de Vers la Dictature, 
deux seulement sont sans protagoniste — celles de 
masse. Et ce n’est pas par hasard que La Grève — 
une de ces deux et la cinquième de ia série — a été 
choisie en premier. Le matériel de masse est proposé 
comme le plus apte par son relief à confirmer le prin¬ 
cipe idéologique déjà mentionné d'approche de la 
forme en vue d’un résultat déterminé, et en tant qu 'élé¬ 
ment complémentaire à l'opposition dialectique de ce 
principe par rapport au matériel fictionnel individuel 
propre au cinéma bourgeois. Le matériel « de masse » 
a été choisi de manière consciente également sur le 
plan formel, créant une antithèse logique à l’Occident 
bourgeois, avec lequel nous n’entendons aucunement 
nous mesurer, mais auquel nous nous opposons. 


L’ « esprit de masse » produit une intensification 


34 



extrême de l’emprise émotive sur le public, ce qui est 
pour l’art en général, et pour l’art révolutionnaire en- 
core plus — décisif. 

Cette analyse cynique de l'édification de La Grève, 
analyse qui peut-être déprécie quelque peu les belles 
paroles sur le caractère « spontané » ou « collectif » 
de sa « création », donne cependant au film, en échan¬ 
ge de ce quelle lui enlève, une base bien plus sé¬ 
rieuse et concrète, et confirme qu'une conception de 
la forme fondée sur des bases authentiquement mar¬ 
xistes amène à des résultats idéologiquement valables 
et socialement nécessaires. 

Tout ceci nous autorise à attribuer à La Grève le 
nom qui pour nous indique habituellement tout tournant 
révolutionnaire dans le domaine de l’art : Octobre. 

La Grève est l’Octobre du cinéma. 

Un Octobre qui a même eu son Février : qu'est-ce 
qu’en effet que l'œuvre de Vertov, sinon le « renver¬ 
sement de l'autocratie » du cinéma d'art, et... rien de 
plus? Ce discours s’applique uniquement à mon unique 
prédécesseur, la Kinopravda. Par contre, le Kinoglaz, 
sorti quand le tournage et une partie du montage de 
La Grève étaient déjà terminés, n'a pas pu exercer 
d’influence — et d’ailleurs n'aurait pu en aucun cas 
exercer d'influence, en ceci que le Kinoglaz est une 
reductio ad absurdum de méthodes techniques valables 
pour les actualités — en dépit des prétentions de Ver¬ 
tov, pour qui ses méthodes auraient été suffisantes à 
créer un cinéma nouveau. En pratique, il s'agit seule¬ 
ment d'un acte de négation d'un aspect partiel de la 
cinématographie, filmé avec une - caméra emballée ». 

Sans nier l’existence d’un rapport génétique partiel 
avec la Kinopravda (les mitrailleuses ont tiré aussi bien 
en février qu’en octobre, mais il faut voir contre qui !) 
— d’ailleurs celle-ci, comme La Grève, dérive des 
actualités de la production —, je n'en estime que plus 
nécessaire de souligner une différence radicale de prin¬ 
cipe, à savoir la diversité des méthodes entre les deux 
œuvres. La Grève ne « développe » pas les « métho¬ 
des de la Kinopravda » (Khersonsky) et n’est pas « une 
tentative de greffe de certaines méthodes de construc¬ 
tion de la Kinopravda dans le cinéma d’art » (Vertov). 
Et si on peut trouver, dans la forme extérieure, une 
certaine ressemblance, dans sa partie la plus essen¬ 
tielle par contre — dans la méthode formelle de cons¬ 
truction — La Grève s'avère être l'exact opposé du 
Kinoglaz. 

Dire avant tout que La Grève ne prétend pas sortir 
de l'art, et que là est sa force. 

Telle que nous la concevons, l'œuvre d'art (du 
moins dans les limites des deux genres dans lesquels 
je travaille, le théâtre et le cinéma) est avant tout un 
tracteur, qui laboure à fond le psychisme du specta¬ 
teur, dans une orientation de classe donnée. 

Les productions des Kinoks ne possèdent pas une 
semblable propriété ni une semblable orientation, et je 
pense que cela est la conséquence de cette belle trou¬ 
vaille — pas trop en harmonie avec l’époque où nous 
vivons — de leurs auteurs : nier l'art au lieu d’en 
comprendre, sinon l'essence matérialiste, du moins ce 
qui en est la va/idïté, toujours matérialiste, sur le plan 
utilitaire. 

Une telle légèreté met les Kinoks dans une position 
assez ridicule en ceci que, si on analyse leur travail 
du point de vue de la forme, on est contraint de recon¬ 
naître que leurs œuvres appartiennent sans aucun 
doute à l'art, mais seulement à l'une de ses expres¬ 


sions idéologiquement les moins valides : l'impression¬ 
nisme primitif. 

A travers le montage, opéré sans calculer les effets, 
de fragments de vie authentique (de tonalités authen¬ 
tiques, diraient les impressionnistes), Vertov a tissé la 
trame d'un tableau pointilliste . 

Certes, parmi tous les types de peinture de chevalet, 
celle-ci est sans aucun doute la plus «divertissante», 
et puis quant aux thèmes, elle est au moins aussi 
« révolutionnaire »... que l’AKhRR, qui s'enorgueillit de 
ses « peredvijniki » (3). Aussi le succès sourit aux 
Kinopravda, éternellement actuelles, c’est-à-dire effica¬ 
ces en vertu de leurs thèmes, et ne sourit pas au Glaz, 
moins heureux justement dans le choix des thèmes, et 
par conséquent, en dehors des moments les plus ingé¬ 
nument propagandistes (c'est-à-dire la plupart du 
temps), s'effondrant à cause de son impuissance for¬ 
melle à exercer une influence. 

Vertov prend du monde qui l'entoure ce qui l'impres¬ 
sionne, lui, et non ce par quoi, en impressionnant le 
spectateur, il labourera à fond son psychisme. 

En quoi consiste pratiquement la différence entre nos 
approches, on peut le voir plus encore en évidence là 
où une partie, pas très grande, du matériel de La 
Grève, coïncide avec celui du Glaz, ce que Vertov 
considère pratiquement comme un plagiat (comme si 
dans La Grève le matériel était trop rare et qu’on coure 
le prendre dans le Kinoglaz I) et particulièrement dans 
la scène du massacre, qui dans le Kinoglaz est sténo¬ 
graphiée, tandis que dans La Grève elle est sanguinai- 
rement impressionnante . (C’est justement cette extrême 
virulence des impressions suscitées par La Grève , 
« sans gants blancs », qui a valu au film cinquante 
pour cent de ses ennemis). 

En bon impressionniste, le Kinoglaz, son gentil petit 
bloc-notes à la main (!), court derrière les choses telles 
qu'elles sont, sans se déchaîner dans un élan rebelle 
contre l'inévitable staticité de leur rapport de causalité, 
sans le dépasser au nom d’un motif impérieux d'organi¬ 
sation sociale, mais au contraire en se soumettant à la 
pression « cosmique » de ce rapport . En fixant la dyna- 
micité extérieure de ce dernier, Vertov dissimule ainsi 
le caractère statique du panthéisme (qui, en politique, 
est la position qui caractérise l’opportunisme et le men- 
chévisme) sous la dynamique, à travers les procédés 
de l’a-logique (ici purement esthétisante : l’hiver-été 
dans la Kinopravda n° 19), ou simplement à travers 
celui de la brièveté des morceaux de montage, et il la 
reproduit docilement, morceau par morceau, dans l’im¬ 
passible plénitude de son équilibre (4). 

Au contraire, La Grève arrache des fragments du mi¬ 
lieu ambiant, selon un calcul conscient et volontaire, 
préconçu pour conquérir le spectateur, après avoir 
déchaîné sur lui ces fragments en une confrontation 
appropriée, en l’associant de manière appropriée au 
motif idéal final. 

Ce qui ne signifie en rien que je ne me prépare pas 
à éliminer de mes prochains travaux ces résidus d’élé¬ 
ments théâtraux, qui ne se concilient pas organique¬ 
ment avec le cinéma, ni peut-être avec l’apogée même 
du calcul volontaire : la « réalisation », parce que la 
chose la plus importante, la mise en scène, orga¬ 
nisation du spectateur par un matériel organisé — dans 
ce cas, celui du cinéma — est rendue possible par 
une organisation pas seulement matérielle des phéno¬ 
mènes effectivement filmés, mais aussi optique — à 
travers la prise de vues. Et si au théâtre le metteur en 
scène, par l’interprétation, transforme la dynamique po¬ 


is 



tentielle (statique) du dramaturge, de l’acteur, etc., en 
une construction socialement opérante, au cinéma, au 
contraire, l’interprétant par le choix qu’il accomplit, il 
transforme par le montage la réalité et les phénomènes 
réels, dans le cadre de la même orientation. Celle-ci 
reste toujours m/se en scène, et n’a rien de commun 
avec l’impassible figurativisme des Kinoks, c'est-à-dire 
avec le système de fixer les phénomènes, qui réussit 
tout au plus à fixer l’attention du spectateur, et rien de 
plus (5). 

Le Kinoglaz n’est pas seulement le symbole d’une 
v/s/on, mais aussi d’une contemplation. Mais nous ne 
devons pas contempler, mais agir. 

Il ne nous faut pas un « Ciné-œil », mais un * Ciné- 
poing ». 

Le cinéma soviétique doit fendre les crânes ! Et ce 
n’est pas « par le regard réuni de millions d’yeux que 
nous lutterons contre le monde bourgeois - (Vertov) — 
ils nous planteront tout de suite des millions de lam¬ 
pions sous ces millions d yeux I 

Fendre les crânes avec un ciné-poing, y pénétrer 
jusqu a la victoire finale, et maintenant, devant la me¬ 
nace de contamination de la révolution par l’esprit 
- quotidien * et petit-bourgeois, fendre, plus que jamais! 

Vive le ciné-poing ! —* S.M. EISENSTEIN (1925). 


(1) A ce propos, il est intéressant de remarquer que, 
la narration étant exposée à travers la technique même 
de La Grève et des autres parties de Vers la Dicta¬ 
ture, le moment du scénario proprement dit manque, 
et il se produit un saut du thème à la feuille de mon¬ 
tage, chose parfaitement logique du point de vue du 
montage même (note de S.M.E.). 

(2) Le 14 mars 1925, dans la « Pravda », on trouvait 
une critique de Mikhaïl Koltsov, où il appelait le film 
« la première production révolutionnaire de notre 
cinéma ». Il écrivait : « le film, plus encore dans sa 
construction artistique interne, que dans son projet et 
son sujet, est pénétré d’un « sentiment du monde » 
révolutionnaire, et transmet révolutionnairement cette 
perception du monde. » Le critique notait comme 
importante dans le film, « l’approche matérialiste et 
révolutionnaire, voire bolchévique, de fa dynamique de 
la vie quotidienne des travailleurs ». Il estimait en 
conclusion, et prophétiquement, que le film était « une 
victoire significative et prometteuse du cinéma sovié¬ 
tique ». A la différence de l’appréciation presque unani¬ 
mement favorable de La Grève par la presse, quelques 
critiques de cinéma professionnels s’efforcèrent d’y 
voir un développement de I’ * excentrisme * du Pro- 
letkult, « une inadéquation entre l’idéologie et la 
forme », etc. (cf., en particulier, les articles sur « La 
Grève » de Kh. Khersonsky et de A. M. Room). 

La sortie de La Grève donna lieu à des discussions 
dans les milieux de cinéma, et notamment, le 19 mars 
1925 à l'ARK ; y prirent part V. Pletnev, K. Choutko, 
A. Room, Kh. Khersonsky, Eisenstein et d’autres. La 
polémique engagée dans cette discussion se prolongea 
jusque dans la presse étrangère. C’est pourquoi, dans 
les articles d’Eisenstein qui se rapportent à cette épo¬ 
que, on rencontre souvent des références à telle ou 
telle opinion, et des réponses à nombre de questions 
posées pendant ces discussions. (Note de l’éditeur 
russe.) 

(3) AKhRR, - Association des Artistes Révolution¬ 
naires », constituée en 1922, dont les membres se réfé¬ 
raient aux traditions du réalisme du XIX® siècle, et par¬ 


ticulièrement à celles du groupe des « peredvijniki » 
(peintres vagabonds). 

(4) En ce qui concerne ce qui est indubitablement la 
staticité de Vertov, il est intéressant de citer un exem¬ 
ple, parmi les plus heureux, de montage dans un sens 
abstraitement mathématique : le lever du drapeau dans 
un camp de pionniers (je ne me souviens plus dans 
quelle Kinopravda). Il s’agit ici d’un exemple très évi¬ 
dent de solution non pas dans la direction d’une dyna- 
micité émotionnelle , du fait même du drapeau qui 
monte, mais d’une stat/que de l’observation de ce pro¬ 
cessus. En plus de cette caractérisation immédiatement 
perceptible, symptomatique est ici, dans la technique 
même du montage, l’emploi dans la plupart des mor¬ 
ceaux de métrage court, de gros plans statiques, et de 
plus contemplatifs, qui naturellement, étant composés 
de trois ou quatre photogrammes, ont une faible capa¬ 
cité dynamique à l’intérieur du plan. Mais ici, dans ce 
cas particulier (et il faut d’ailleurs noter que les exem¬ 
ples de ce type sont très fréquents dans la « manière » 
de Vertov), nous pouvons voir, concentrés au maxi¬ 
mum, élevés au rang de « symboles », ce que sont les 
rapports réciproques de Vertov et du monde qu’il prend 
en examen. On peut de plus observer un « truquage » 
du montage, qui tend à dynamiser les morceaux sta¬ 
tiques. 

Il faut aussi considérer qu’il s’agit d’un cas de maté¬ 
riel de montage tourné personnellement, et donc d’une 
combinaison de montage dont on est personnellement 
responsable. (S.M.E.) 

(5) Il faut dire, pour être juste, que Vertov a accom¬ 
pli une tentative pour organiser le matériel de manière 
différente, c'est-à-dire active , en particulier dans la 
deuxième partie de la Leninskaïa Kinopravda (janvier 
25). En fait, cette organisation différente du matériel se 
manifeste ici, pour le moment, presque seulement com¬ 
me une marche à tâtons sur le chemin d’une « titilla¬ 
tion » émotive et de la création d'« états d’âmes », 
mais sans une claire intention d'en faire usage. Quand 
Vertov aura dépassé ce premier niveau de maîtrise de 
l'action, et aura appris à susciter chez ses spectateurs 
les états dame qui lui serviront et, en montant ces 
derniers, à communiquer à ce public une impulsion pré¬ 
établie, alors... il sera bien difficile que des divergences 
se produisent encore entre nous deux, mais alors Ver¬ 
tov aura cessé d’être un Kinok et sera devenu un 
metteur en scène , et même, peut-être... un « artiste ». 

Alors on pourra soulever la question de l’emploi par 
l’un des méthodes de l’autre (mais qui est l’un ? et 
qui est l’autre ?), parce qu’alors seulement il sera pos¬ 
sible de parler sérieusement d'une méthode de Vertov, 
laquelle se réduit simplement pour l’instant au procédé 
intuitif dérivant de la pratique de ses constructions (il 
est d’ailleurs probable que Vertov est conscient de 
celles-ci de manière toute relative). On ne peut pas 
définir comme une méthode ce qui n'est qu’un ensem¬ 
ble de procédés dérivant d’une bonne connaissance 
pratique du métier. D'un point de vue théorique, la 
doctrine de la - vision sociale » n'est autre qu’un mon¬ 
tage décousu de phrases ronflantes et de lieux com¬ 
muns, qui est de beaucoup inférieur, en ce qui 
concerne le montage, à la simple « manipulation » du 
montage qu'il s'efforce, parfaitement stérilement, de 
motiver « sur le plan social » et d'exalter. (S.M.E.) 

(• Œuvres choisies » d’Eisenstein, publiées sous la direction de 
S. Youtkévitch aux Editions « Isskoustvo », Moscou. Tome 1, pp. 109- 
116. Traduit du russe par B. Eisenschitz et J. Aurnont). 


36 



S.M. Eisensteln : La Grève 

En haut : l’arrêt du travail. 
En bas : A. Antonov. 













- OCTOBRE >, DE S U. EISENSTEIN 


SUÛLNY. 






Le Proletkult, Eisenstein 

par Bernard Eisenschitz 


1 


La première réunion de ce qui doit devenir le Proletkult 
(abréviation de prolctarskaïa kultura t culture prolétarienne), 
est convoquée en septembre 1917 par le Conseil central des 
comités d’usines, sur l’initiative de Lounatcharsky, qui vient 
de réintégrer les rangs des bolcheviks (Gl). Y participent 
Lounatcharsky lui-même, Mikhaïl Kalininc et Samoïlov. 
Le Proletkult sera une organisation indépendante, se pro¬ 
posant de donner naissance à une culture issue du prolé¬ 
tariat — par réaction contre la culture passée, née de la 
bourgeoisie — en encourageant la jeunesse ouvrière à 
s’exprimer librement sur le plan créateur — au théâtre, 
en poésie, dans le roman. La réunion de septembre 17 men¬ 
tionne, pour mémoire, le cinéma comme puissant moyen 
de diffusion de l’idéologie dominante — la bourgeoisie. 
Il faut, conclut la réunion, en faire une arme pour éclairer 
les masses, promouvoir le développement de la conscience 
de classe et exalter la lutte du prolétariat pour le socia¬ 
lisme. 

Anatoli Lounatcharsky (1875-1933) avait été un des fon¬ 
dateurs, avec A.A. Bogdanov, du groupe Vpériod (« en 
avant »), préconisant, après 1908, dans le domaine poli¬ 
tique le retrait de la fraction social-démocrate de la Douma, 
sur le plan philosophique la « recherche de Dieu ». Ecrivant 
en 1908 : « Une nouvelle religion mûrit depuis longtemps 
en moi*, il est violemment attaqué par Lénine dans « Ma¬ 
térialisme et Empiriocriticisme » pour son « athéisme reli¬ 


gieux » (« Quelles que soient vos bonnes intentions, cama¬ 
rade Lounatcharsky t vos coquetteries avec la religion ne 
font pas sourire f elles écœurent*). Celui-ci lui conservera 
cependant toujours (et surtout les dernières années) son 
amitié et son affection. Lounatcharsky, qui passe auprès 
de Lénine pour défenseur des mouvements d’avant-garde 
(devant une statue futuriste : « Je n y comprends rien, 

demandez à Lounatcharsky »), a cependant des goûts très 
classiques ; certaines de ses œuvres dramatiques, de facture 
très traditionnelle, sont représentées à l’Ouest au cours 
des années vingt. Il a, dans les premières années de l’Etat 
soviétique, une certaine importance, non comme représen¬ 
tant d’une tendance esthétique donnée, mais comme élément 
modérateur au milieu de la violence verbale et des conflits 
qui opposent les différents groupes et écoles. 

Lounatcharsky est donc à la fois Commissaire du Peuple 
à l’Education de la RSFSR (de 1917 à 1929), et un des 
initiateurs du Proletkult, dont l'idéologue est le philosophe 
empiriocrîticiste Bogdanov, fondateur avec lui de la fraction 
otzovistc qui avait été exclue du parti bolchevik en 1909. 
Bogdanov, qui n’a pas participé à la Révolution d'Octobrc. 
voit dans le Proletkult la possibilité de divulguer largement 
à la masse son enseignement, la Tectologie. Il prône un 
développement culturel indépendant du Parti et de l’Etat. 

« La phase la plus florissante du Proletkult coïncida avec 
le moment le plus bas du bien-être public en Russie : les 
années de la guerre civile , de Vintervention, du blocus , de 
la famine, la période du « communisme militaire ». Le Pro¬ 
letkult reflétait les notions héroïques et romantiques, Vex- 


39 




A. LOUNATCHARSKY DANS LE ROLE DU COMMISSAIRE DU PEUPLE DANS . SALAMANDRE * 
{1I2IJ, ECRIT PAR LUI-MEME. REALISE PAR G. RÛCHAL. 


t.rémismc adolescent du premier stade de la révolution. La 
phase suivante fut de reconstruction sobre dans des condi¬ 
tions de paix relative. » (Alexander Kaun, cité par Lcyda) 

( 51 ). 

Cette délimitation historique exclut évidemment une in¬ 
fluence directe du Proletkult sur le cinéma, lié à la renais¬ 
sance de l’industrie. En 1929, Lounatcharsky écrit : « Ce 
n'est, qu après la guerre russo-polonaise et la liquidation 
de la fa-mine que la cinématographie commença, en même 
temps que le rapide renforcement industriel et culturel, ù 
s'épanouir dans les pays de notre union . » (G2) 

Dans les premières années de la Révolution, le Proletkult 
se transforme rapidement en une organisation panrusse, 
avec plus de deux cents sections locales, patronnant des 
théâtres, des centres d'activités artistiques, des cercles litté¬ 
raires, etc. dans toutes les grandes villes du pays. (70) 

La première conférence panrusse du Proletkult, en 1918, 
adopta à Funanimité trois thèses de Bogdanov, que nous 
résumons : 

1. Fart est « le plus puissant instrument des forces de 
classe » ; 

2. le prolétariat doit donc avoir son art propre, dont 
l’esprit est « le collectivisme fondé sur le travail : il ac¬ 
cueille et reflète le monde du point de vue collectif du 
travail » ; 

Il faut assumer critiquement le passé en en dévoilant 
les bases collectives. (68) 

Ce troisième point, à la formulation floue chez Bogdanov, 
est précisé dans une résolution adoptée après un rapport 
de P. Lebodev-Poliansky : « Le prolétariat doit accepter 

toutes les conquêtes de la culture qui portent la marque 
de l’humain en général, il doit recevoir tout ceci d'un point 
de vue critique, et l'élaborer dans le creuset de sa cons¬ 
cience de classe, d (61) 

Le thème du rejet de la culture passée, dont on a fait 
le pivot de Fidéologie du Proletkult, n’est donc pas précisé 
comme tel dès le début. Mais les deux derniers points de 
la même résolution ouvrent d’autres perspectives : 

4. « Le prolétariat, dans l'édification d'une nouvelle cul¬ 
ture, doit manifester un -maximum d'énergie de classe et 
de spontanéité , et aussi — autant que cela est ; possible — 
doit utiliser l'aide de Vintelligence révolutionnaire socia¬ 
liste. 7> 

5. « La conférence met dans les Proletkult le fondement 
d'une nouvelle forme du mouvement ouvrier, et se déclare 
en faveur de son autonomie d'organisation , pour que la 
force créatrice violemment de classe du prolétariat puisse 
sc développer complètement », etc. 

Il ne s’agit donc pas tellement, dans le Proletkult, d’avant- 
gardisme artistique, que d’un spontanéisme politique — 
révolutionnaire et socialiste « autant que possible » — qui 
explique et justifie la méfiance du côté officiel, car le 
Proletkult, bien qu’indépendant, est financé par l’Etat. (68) 

A la fin de 1920, lors de son deuxième congrès panrusse. 
le Proletkult a un demi-million de membres (le Parti com¬ 
muniste, à son congrès de mars de la même année, en 
compte 620 000). Lors de ce même congrès, la fondation 
d’un Proletkult international est envisagée, mais ce projet 
ne rencontrera qu’un faible écho à l'étranger (61). A l'in¬ 
térieur de la Russie, il lutte contre l’analphabétisme, orga¬ 
nise des réunions politiques, des soirées musicales et thé⬠
trales. et même, sous la supervision de Bogdanov, des 
Hautes Ecoles. 

Le Proletkult est souvent assimilé, par ses opposants 
comme par ses admirateurs, au Futurisme. Or la doctrine 
esthétique du Proletkult en est très éloignée. Bogdanov 
fait l’éloge de Blok et Balmont contre Maïakovski. F.I. 
Kalinine attaque violemment le mouvement comme produit 
de Fidéologie bourgeoise : « Pour les futuristes, l'absence 
de la logique la plus élémentaire est la plus grande con¬ 
quête », écrit-il à propos de Khlebnikov. avant de tourner 
en dérision « leurs efforts de concilier le futurisme avec 
le marxisme et le matérialisme historique. Pauvres écrivains 





de «• L'Art de la Commune», ne voyez-vous pas que cela 
est impossible ?» («Sur le futurisme», in 61). 

Ce point de vue sur les futuristes est assez voisin de 
celui de Trotsky dans « Littérature et Révolution ». Lénine, 
au contraire, constamment hostile — théoriquement, politi¬ 
quement — au Proletkult, semble avoir toujours déclaré 
dénuée de motivations rationnelles son antipathie violente 
pour le futurisme (à l'exception d’une citation apocryphe 
sur laquelle nous reviendrons). 

Le spontanéisme du Proletkult dans le domaine idéolo¬ 
gique correspond, dans le domaine politique, au gauchisme 
auquel Lénine et Trotsky s’opposent au début de 1918, N. 
Ossinski déclare par exemple : « Le socialisme et l'orga¬ 
nisation socialiste du travail seront créés par le prolétariat 
lui-même, ou ne seront pas créés du tout. » 

Le Proletkult peut donc se définir comme un épiphéno¬ 
mène, transitoire mais inévitable, de la Révolution, coïn¬ 
cidant avec les années décrites par Chklovski dans « Voyage 
sentimental ». Dans l’enthousiasme de cette période, les 
initiatives de masse et les excès du futurisme semblent 
parfois se confondre. 

« Les rues sont nos pinceaux, 
les places sont nos palettes. » 

(Maïakovski, Ordre à l’armée de l’art) (18) 

Les deux tendances qui convergent dans le Proletkult 
reflètent cet état de choses : 

1. une écoles d’auteurs prolétariens, école authentique 
même si elle est limitée à la fois dans la qualité et la 
diffusion de sa production : ce sont des poètes comme V.T. 
Kirillov, matelot et fils de paysans, ou M.P. Guérassimov, 
fils d’un ouvrier des chemins de fer. 

2. des futuristes, d’origine bourgeoise, qui se joignent 
au Proletkult ou qui travaillent parallèlement à lui, mais 
dont les options sont en général antérieures à la Révo¬ 
lution. 

Quels sont les points communs entre ces deux tendances, 
qu'cst-ce qui fait leur union provisoire et surtout appa¬ 
rente ? 

Le thème commun aux futuristes et aux idéologues du 
Proletkult est, bien entendu, le rejet en bloc de la culture 
passée. Mais ici les futuristes font figure de prophètes. 
Le climat intellectuel du futurisme avait été une prépara¬ 
tion psychologique à l’option révolutionnaire, impliquant, 
comme tel, et de par la nature du mouvement, les excès 
verbaux. C’est dès décembre 1912 (manifeste « Une gifle 
au goût public ») que Maïakovski, Khlebnikov, Bourliouk 
et Kroutchenykh déclarent vouloir « jeter Pouchkine, Dos¬ 
toïevski, Tolstoï, etc., par-dessus le bord du Vapeur Con¬ 
temporain» (9). Lors de la guerre, Maïakovski, tout d'abord 
« heureux de Vécroulement des cathédrales » (8), adopte 
une position pacifiste exceptionnelle pour l’époque et le 
pays, et donne h la revue de Gorki « Letopis » un poème 
pacifiste, « La Guerre et l’Univers », qui est interdit par 
la censure militaire (12). D’Octobre, on le sait, Maïakovski 
écrit : « C'est MA Révolution. Suis allé à Smolny. Ai tra¬ 
vaillé. J’ai fait tout ce qui se présentait à moi. On com¬ 
mence à se réunir . » (51, autre traduction dans 12). Dès 
J918, l’adhésion des futuristes à la Révolution se manifeste 
par la création des groupes de communistes futuristes, les 
« Komfuts », qui n’existèrent d’ailleurs que peu de temps 
( 12 ). 

Vers la même époque (début 1918) se crée PIZO, orga¬ 
nisme d'Etat dépendant du Narkompros (le Commissariat 
du Peuple à l’Education), doté de pleins pouvoirs et présidé 
par le peintre Chtércnberg. L’IZO. qui sc subdivise en deux 
collèges artistiques autonomes (Moscou et Pétrograd), mani¬ 
feste l’approbation du régime soviétique aux courants artis¬ 
tiques les plus audacieux. L’IZO a en effet le contrôle des 
Ecoles des Beaux-Arts, des galeries, des revues ; elle crée 
un fonds, une commission d’achat, organise de nombreuses 
expositions de peinture non-figurative. En décembre 1918, 
Erik, Pounine et Maïakovski fondent le journal de l’IZO. 
« L’Art de la Commune ». Les tendances de PIZO, qui 
regroupe des personnalités aussi différentes que Malévitch, 


Pounine, Kandinsky, Rodtchcnko, Ossip Brik, se ramifient 
en fonction des personnalités, elles-mêmes appartenant à 
des écoles variées : futuristes, membres de l’Opoiaz ou 
même, plus rarement, du Proletkult. Une anthologie de 
poèmes futuristes, éditée par Maïakovski, est préfacée par 
Lounatcharsky. Mais ce sont les attaques sarcastiques des 
membres de «L’Art de la Commune» contre la Section 
des Musées et de la défense du passé, dépendant elle aussi 
du Narkompros, qui leur valent la plupart de leurs enne¬ 
mis. Dans le poème « II est trop tôt pour se réjouir », 
Maïakovski, fidèle h la tradition d’« Une gifle au goût 
public », demande la destruction des musées. Mais la res¬ 
semblance, signalée par Ripellino, avec l’ode du poète pro¬ 
létarien Kirillov « Nous », n’est que superficielle. Le poète 
du Proletkult n’appelle « à brûler Raphaël au nom de notre 
lendemain ». à « détruire les musées et piétiner les fleurs 
de l’art », que dans la perspective d’une réconciliation uni¬ 
verselle placée sous le signe du collectivisme, contraire au 
bolchévisme de Maïakovski. Les deux dernières strophes 
de ce poème de 1918 représentent, sans doute avec plus 
d’exactitude que ce que nous savons des débuts d’Eisenstein 
ou des villes métamorphosées par le pinceau de Malévitch 
(18), cc que fut l’esthétique du Proletkult : 

« Les muscles et les bras sont avides d’un travail gigan¬ 
tesque. 

Notre courage collectif est prêt à la souffrance créatrice. 
Nous versons dans les rayons de la ruche un miel mer¬ 
veilleux 

Et trouvons pour nos planètes un nouveau cours sublime. 
Nous aimons la vie , son pouls sauvage et grisant. 

Car notre âme est endurcie dans la souffrance et le 
sauvage combat. 

Nous sommes tous et nous sommes dans tout, nous 
sommes la flamme. 

Nous sommes la lumière victorieuse, sommes Dieu même, 
tribunal et loi.» (Kirillov, Nous) (Gl) 

L’influence futuriste apparaît évidemment au détour de 
certains vers, mais on pense plus à Marinetti qu’à Maïa¬ 
kovski, et le poème indique la direction dans laquelle le 
mouvement devait fatalement s’orienter : un mysticisme 
d’ailleurs assez largement répandu dans les premières an¬ 
nées de la Révolution, mais qui prit une ampleur parti¬ 
culière dans les manifestations spectaculaires du Proletkult, 
préludant aux mises en scène à grand spectacle (« inszeni- 
rovki ») de Pétrograd en 1920-21. «L'Art dans la rue» 
(titre d’un article d’un autre théoricien du Proletkult, P.M. 
Kerjentzev), allant des « symphonies à la gloire du travail » 
faites de sifflets d’usine, aux affiches de propagande, eut 
alors, on le sait, une importance énorme. Mais il mena 
aussi, « dans un flot de psauvies, d’hymnes et d’invoca¬ 
tions informes », à célébrer « la révolution sous l’aspect 
d’un bouleversement sidéral » (18). La « Légende du Commu¬ 
nard » de Piotr Kozlov, jouée au Proletkult de Pétrograd 
en 1919, montrait le Fils du Soleil et le Fils de la Terre 
triompher des forces du mal et forger dans un atelier 
installé sur les montagnes un communard qui descend dans 
les usines et les mines, pour entraîner les ouvriers et les 
conduire, à travers le désert, jusqu’à un avenir radieux. (18) 


2 


Si le gouvernement des Soviets a une attitude d’abord 
réservée, puis nettement réprobatrice à l’égard du Prolet¬ 
kult, c’est pour des raisons à la fois idéologiques, politiques 
et esthétiques. Lénine et le Parti communiste se sont tou¬ 
jours opposés à l’idée d’une culture prolétarienne. (Le RAPP 
— Association des Ecrivains Prolétariens —, fondé en 1922 
et dissous dix ans plus tard, aura le même sort que le 
Proletkult, bien qu’ayant proclamé une stricte orthodoxie 
bolchevique.) Trotsky, dans un des chapitres les moins 
faibles de « Littérature et Révolution » (juillet 1924), jus¬ 
tifie cette condamnation de principe par le caractère transi¬ 
toire de la dictature du prolétariat, qui n’aurait ni ne 
devrait chercher à avoir le temps de créer une culture 


41 



qui lui soit propre (53). Ce que Lénine combat en la 
culture prolétarienne (cf. « De la culture prolétarienne » 
dans ce numéro), c’est la notion d’un commencement 
idéal qui apparaît clairement dans les proclamations col¬ 
lectivistes, qu'elles prennent un tour théorique (Bogdanov, 
« Tâches culturelles de notre temps ». cité in 70 ; et surtout 
€ Critique de l’art prolétarien», reproduit in 61), ou polé¬ 
mique (Ossip Brik, in 30 et 68). Pour lui, la création d’une 
culture prolétarienne, qu’il assimile plus ou moins â l’avant- 
garde futuriste, est une diversion et un gaspillage de forces 
alors que se pose, autrement urgente, la tâche de lutter 
contre l’analphabétisme et d’inculquer au peuple une culture 
de base. « Pour commencer, une vraie culture bourgeoise 
devrait nous suffire. » « J'aime mieux, dit-il ailleurs à Clara 
Zetkin, la création de deux ou trois écoles primaires dans 
des villages perdus, que la plus belle pièce d'une exposition 
quelconque. L'élévation du niveau culturel des masses créera 
une base saine et solide à des forces puissantes, inépui¬ 
sables, qui assureront le développement de l'art, de la 
science et de la technique. Le désir de créer la culture et 
de la propager est extrêmement fort chez nous . Mais il 
faut reconnaître qu'en même temps on se passionne trop 
chez nous pour Vexpérimentation ; à côté des choses sérieu¬ 
ses on dépense beaucoup de forces et de moyens à des 
futilités. » (11) 

D’après Lounatcharskv, « Lénine pensait qu'avec de telles 
anticipations contre nature (les théories du Proletkult), le 
prolétariat s'éloignerait de Vétude et de l'acquisition des 
éléments d'une culture déjà prête, et de plus (...) il craignait 
Vinfiltration , dans les rangs du Proletkult, de quelque héré¬ 
sie politique. » (68) 

Lors de la deuxième Conférence pan russe du Proletkult. 
l’intervention de Lénine (« De la culture prolétarienne ») 
est suivie d’une lettre du Comité central du Parti, qui 
durcit la position officielle en faisant un amalgame de 
trois ou quatre thèmes différents, en fait dirigée contre les 
proclamations d’indépendance du Proletkult, en paroles seu¬ 
lement « socialiste », à l’égard du P.C. (b) : 

« Le Proletkult est né avant la Révolution d’Octobre. Il 
fut déclaré organisation ouvrière « indépendante », c’est-à- 
dire indépendante du ministère de VInstruction des temps 
de Kérenski. Avec la Révolution d’Octobre, la perspective a 
changé. Les Proletkult ont contimté de rester « indépen¬ 
dants », mais il s’agissait ici d'indépendance du pouvoir 
soviétique . Pour ce motif et d'autres, ont afflué dans le 
Proletkult des éléments à nous socialement étrangers, des 
éléments petits-bourgeois, qui se sont parfois accaparé la 
direction du mouvement. Futuristes , décadents, fauteurs de 
la philosophie idéaliste hostile au marxisme et enfin simples 
ratés, représentants du journalisme et de la petite bour¬ 
geoisie, ont commencé à certains endroits à en diriger 
Vactivité. 

« Sous l’aspect d'une « cidture prolétarienne », on offre 
aux ouvriers des conceptions philosophiques bourgeoises 
(machisme). Et, dans le domaine de l'art, on a inoculé aux 
ouvriers des goûts absurdes et corrompus (futurisme). » (70) 

Cette assimilation de l’idéologie confusionniste du Pro¬ 
letkult et de ses déviations à l'esthétique futuriste vaut à 
ce dernier mouvement (malgré l’adhésion sans restriction 
des Futuristes à la Révolution) d’être entouré d’une atmo¬ 
sphère de méfiance. L’hostilité personnelle de Lénine au futu¬ 
risme s’oppose à l’éclectisme esthète de Lounatcharsky, qui 
protège les avant-gardes sans doute par peur (de « protec¬ 
teur des arts ») de laisser passer quelque chose d’important. 
Les résultats de ces différends esthétiques sont parfois 
réjouissants, ainsi cette lettre de Lénine, du 6 mai 1921 : 

« N’est-ce pas une honte de voter en faveur de la publi¬ 
cation des « 150 000 000 » de Maïakovski en 5 000 exem¬ 
plaires ? 

« Sottise, absurdité, extravagance et prétention que tout 
cela. 

<l A mon avis, il ny a quun sur dix de ces écrits qui 
vaille la peine d'être publié, et guère plus qu’en 1 500 exem¬ 
plaires pour les bibliothèques et les toqués. 


« Quant à Lounatcharsky, il mérite une correction pour 
son futurisme. » (11) 

On sait par ailleurs que Lénine, étonné de voir de jeunes 
peintres préférer Maïakovski à Pouchkine, avoue son incom¬ 
pétence en matière d’art moderne. Mais Lounatcharsky, en 
fait nostalgique de l’art classique, revient rapidement en 
arrière, en se servant à l’occasion de citations « de mé¬ 
moire » de ses conversations avec Lénine (en 1925 par 
exemple : « Quant au futurisme, Vladimir Ilitch se rendait 
bien compte que ce n’était pas l'art d’une époque de pro¬ 
grès, mais de décadence ») (68). En avril 1923, il lance le 
slogan « Retour à Ostrovski ! », qui marque définitivement 
la distance que le Narkompros entend maintenir avec les 
mouvements extrémistes. 

Après l’intervention de Lénine et du Parti, le Proletkult 
est réformé dans une certaine mesure. Mais il conserve 
les thèses bogdanoviennes. L’échec de sa tentative d’inter¬ 
nationalisation et le début de la N.E.P., en contradiction 
avec tous ses traits distinctifs (le poète M.P. Guérassimov 
quitte le Parti en signe de désapprobation), marque son 
déclin rapide. Il s'engage dans des polémiques avec la LEF, 
avec le RAPP récemment formé, et disparaît au cours des 
années vingt. 

Le drame des futuristes a été dans l’assimilation abusive 
qu’on a fait (cf. l’historien stalinien Lebedev) de leurs 
positions esthétiques et du gauchisme bogdanovien. Lors de 
la formation de la LEF. les premiers heurts se produisent 
justement sur la question de l’alignement immédiat sur le 
goût des foules, exigé par les éléments autodidactes du 
Proletkult, et l’avant-gardisme artistique des membres de 
la LEF ; paradoxalement, ce sont les seconds qui sont 
plus décisivement et plus profondément politisés. On sait 
qu’un tel conflit s’est répété, avec de légères modifications, 
à la fin de la vie de Maïakovski, quittant en 1930, à la suite 
d’accusations répétées d’ésotérisme, la nouvelle LEF pour 
adhérer à la RAPP, parce qu'elle est « l'organisation la plus 
proche du Parti communiste» (8), et s’obligeant à un iso¬ 
lement de ses proches. 


3 


Dans l’entrelacs et le tourbillonnement de courants artis¬ 
tiques de tous bords et de toutes tendances, souvent unis 
par des malentendus ou des positions tactiques, ou s’oppo¬ 
sant pour des motifs personnels ou des points de termino¬ 
logie, qui caractérise le champ culturel de la Russie du 
communisme militaire et de la NEP, la place d’Eisenstein 
est des plus difficiles à définir. 

Il est aussi hasardeux de parler d’une influence profonde 
du Proletkult sur Eisenstein que de définir celui-ci comme 
le produit des influences conjointes du Proletkult, du futu¬ 
risme, de Meyerhold, etc. Nous nous limiterons ici à mar¬ 
quer quelques-unes des étapes qui l’ont mené à une théorie 
dialectique du spectacle, théorisant et ordonnant le calcul 
de l’effet pressenti par Meyerhold, la nécessité d’un travail 
de classe, envisagée avec tout le flou et la confusion qu’on 
a vu par le Proletkult, la négation de la fiction au profit 
du document, réclamée par les mouvements d’avant-garde 
et mise en pratique, dans le cadre de la guerre civile, par 
les « ciné-chroniques ». 

Par ailleurs, nous n’insistons pas sur les caractéristiques 
des mises en scène de théâtre, sur lesquelles Eisenstein 
lui-même (50. 6. 63), Marie Seton (23). Morando Moran- 
dini (72) et les compagnons d’Eisenstein (20) ont été assez 
explicites. 

Après sa démobilisation, Eisenstein retrouve son ami 
d’enfance, Maxime Strauch, en août 1920 à Moscou. « Tous 
les deux nous étions fous de théâtre, raconte Strauch. Nous 
voulions y faire table rase. Bolchoï ou Maly, Théâtre d’Art, 
toutes ces vieilles boutiques étaient bonnes à brûler. 

« Mous avons voulu nous inscrire à des théâtres ouvriers. 
On n'a pas voulu nous admettre. Par définition , de telles 
entreprises étaient réservées au prolétariat. Un contingent 


42 




de 10 %, depuis longtemps épuisé, était réservé aux élèves 
d'autres origines. Serguci était fils d'ingénieur, moi de 
médecin... Les portes se fermèrent devant nous , jusqu'au 
jour oü Eisenstein fut engagé comme décorateur au Pro¬ 
ie thult. » (20) 

Au Premier Théâtre Ouvrier du Prolctkult, Eisenstein 
dessine des décors et costumes « seulement pour tin ou deux 
spectacles » (Youtkévitch). Il collabore avec Valentin Smich- 
layev, un élève de Stanîslavski, dont Marie Seton dit qu'il 
était un théoricien du Proletkult, « jusqu’à un désaccord 
de principe » (Eisenstein, in 49), qui survient pendant la 
préparation du « Précipice », de Valerian Pletnev (le direc¬ 
teur du Théâtre du Proletkult de Moscou, plus tard scé¬ 
nariste en titre de La Grève). L’association est interrompue 
au début de 1922. Eisenstein avait été admis, quelque temps 
auparavant, dans l’atelier de Meyerhold, où il passe neuf 
mois. Simultanément, il travaille avec Youtkévitch pour des 
metteurs en scène de diverses tendances, entre autres le 
« Mastfor » de Foregger (qui tente de créer une commedia 
delParto adaptée à la Russie socialiste, et subit l’influence 
du cinéma et de l’Amérique). Il fréquente aussi le groupe 
de la FEKS, â Pétrograd. 

Quand Eisenstein revient au Proletkult, c'est d’abord, à 
l’automne 1922. lors de la fondation de l’atelier du Prolet¬ 
kult, école d’art dramatique : « D'abord , on y fait de Ven- 
tralncmcnt physique — sport, boxe, athlétisme léger, jeux 
collectifs, escrime et bio-mécanique. Ensuite , on s'occupe 
spécialement de la voix , puis on enseigne l'histoire de la 
lutte des classes. Le directeur de l'atelier d'entraînement 
est Eisenstein. » (« Rabotchaïa Gazeta », citée in 23). Au 
début de 1923. il est de plus h la tête du Peretrou (Troupe 
ambulante du Proletkult). En mars 1923, pendant la prépa¬ 
ration du « Sage ». d’après Ostrovsky, il tourne le court 
métrage Journal de Gloumov, qui vient s’insérer dans sa 


mise en scène (première le 22 avril). C’est à la fois un 
pastiche du cinéma américain, et une parodie méchante des 
Kinopravda de Vertov. (Le film est d’ailleurs inclus par la 
suite dans le numéro 19 de la Kinopravda , consacré au 
Proletkult.) 

Toujours en 1923, « Lo Montage des attractions » est 
publié dans le numéro 3 de LE F, et Eisenstein met en 
scène un « agit-guignol » de Tretiakov, « Entends-tu, Mos¬ 
cou ? ». Au début de 1924, c’est la mise en scène, dans 
une usine de gaz, d’une autre pièce de Tretiakov, « Mas¬ 
ques à gaz ». 

La Grève est réalisé, à partir de juillet, avec le collectif 
du Proletkult. Le film, monté à la fin de l’année, sort le 
l Lr février 1925. Entre-temps, Eisenstein a rompu avec le 
Proletkult. Au début de l’année, une polémique l’oppose à 
Valerian Pletnev dans la revue « Kino-nédélia » à propos 
de son départ. Après la publication, dans « Kino-journal 
A RK » (no 4-5 de 1925), de « La question d’une approche 
matérialiste de la forme», il aborde la préparation de 
1905, qui donne naissance au Cuirassé Potemkinc. On peut 
alors considérer sa période théâtrale comme terminée. 

Dans un texte d’où la provocation n’est pas absente, puis¬ 
qu’il fut rédigé en 1926 pour un journal allemand (« A Per¬ 
sonal Statement », in 48). Eisenstein écrit : 

« Le théâtre du Prolctkult cherchait activement de nou¬ 
velles formes d'art qui correspondent à Vidéologie de la 
nouvelle structure d’Etat de la Russie. A T otrc troupe était 
composée de jeunes ouvriers qui souhaitaient créer de l’art 
authentique ; ils amenaient, dans ce but , un tempérament 
et un point de vue tout à fait nouveaux sur le monde et 
les arts. A cette époque, leurs idées et exigences artistiques 
coïncidaient pleinement avec les miennes, bien que, appar¬ 
tenant à une autre classe, je ne sois arrivé aux memes 
conclusions que par un processus spéculatif . » 


43 


C’est ce processus, intellectuel et non émotionnel — ins¬ 
tinctif, qu’il faut (très sommairement) interroger. Il semble 
en tout cas exclure l’image d’un anarchisme naïf et bon 
enfant que présente Aïexandrov : « Nous militions tous 

pour la suppression des théâtres traditionnels. Et on nous 
prenait au sérieux. Je vie souviens d'une conversation où 
(...) LmmatcJiarsfcy suppliait presque Eisenstein de ne pas 
Vobliger à fermer le Maly Théâtre . » (20) 

Ces années, pour Eisenstein, « furent un combat acharné. 
En 3922, je devins directeur du Premier Théâtre d'Ouvriers 
de Moscou (le théâtre du Proletkult - ndr) et rompis 
complètement avec les vues de l'administration du Protêt - 
huit . L'équipe du Proletkult adhérait à la position de 
Lounatcharsky : maintenir d'anciennes traditions , et com¬ 
promettre sur la question de Vefficacité artistique révolu¬ 
tionnaire . » («A Personal S ta terrien t ») 

Hostile à la fois à l’art bourgeois et au mysticisme des 
premières années du socialisme, enthousiaste du cinéma 
américain (prôné contre l'expressionnisme), représentant 
une industrialisation de l'art qui, retournée, pourrait donner 
lieu à une véritable prolétarisation, Eisenstein a dit en 
1940 (59). en simplifiant un peu, que l’idée de La Grève 
était venue du besoin de répondre au cinéma américain. 
C’est par des emprunts, soit aux « genres » du cinéma et 
de la littérature, soit à ceux du sport et du music-hall, 
qu’il se prépare en tout cas à « répondre », dans le domaine 
théâtral : après les « attractions avec le sport » du « Mexi¬ 
cain », « Le Sage » présente des « attractions à partir du 
cirque », la mise en scène se trouvant favorisée par la 
construction de l’« Arène » du Proletkult, qui avait installé 
son théâtre dans la maison d’un bourgeois émigré. D’après 
Youtkévitch (*). « ccs conceptions étaient tout à fait le 
contraire de ce qu'on faisait au Proletkult à cette époque : 
des déclarations collectives en chœur , des vers révolution¬ 
naires, avec des résultats complètement médiocres du point 
de vue du théâtre . » 

Le rapprochement d’Eisenstein avec LEF intervient 
avec la publication de son premier manifeste dans la revue 
de Maïakovski. et avec la mise en scène des deux pièces 
de Tretiakov (un des rares membres de LEF qui conserva, 
lors de l’éclatement du groupe, de bons rapports avec tous 
ses membres, parce qu'il concentrait en lui toutes ses carac¬ 
téristiques propres). « Je fus un des défenseurs les plus 
inflexibles de LEF, où jious voulions le nouveau, c'est-à- 
dire des œuvres qui correspondent aux nouvelles conditions 
sociales de l'art. Nozis avions de notre côté (...) Meijerhold, 
Maiakovski. » (« A Personal Statcment») 

Dans un texte célèbre de 1945 (« Comment je suis devenu 
metteur en scène», in G), Eisenstein rappelle le cadre dans 
lequel est née cette alliance. « De partout montait te même 
furieux hallali contre l'art: suppression du « figuratif », 
.son symptôme, par le document brut ; de sa matière par 
l'absence de sujet : de ses lois par la construction : de son 
existence meme, par une reconstitution concrète, réelle, de 
la vie, sans le truchement des fictions et des fables. 

« LEF rassemble les tempéraments les plus divers, les 
cultures les plus dissemblables , les raisons d'agir les plus 
opposées, dans un commun programme de guerre à L'art. » 

La distance prise à l'égard du Proletkult est provoquée 
par cette réalisation que la question d’un art nouveau y 
est posée, moins à contresens (puisque Eisenstein jeune 
partage certaines de ses proclamations extrêmes) qu’à côté. 
Youtkévitch : « Eisenstein considérait que le nouveau thé⬠
tre devrait naître précisément de Vétude approfondie de 
toute la culture du passé, de la parfaite connaissance du 
théâtre et du cinéma. » (21) 

Le problème, en effet, n'était pas dans la négation de 
l'idéologie bourgeoise, qui allait de soi, mais dans la décou¬ 
verte des techniques qui pouvaient lui être empruntées, et 
dans le retournement de ces techniques : de passives, spé¬ 
culai res. les faire devenir actives (cette intention apparaît 
clairement dans toutes les déclarations d’Eisenstein sur 
Griffith, des quelques phrases citées par Mitry (14) à 
l’extraordinaire essai «Griffith, Dickens et nous» (49)). 


Lorsque la ligne de la NEP a pour résultat l’importation 
de nombreux films étrangers, Eisenstein (qui voit Intolé¬ 
rance à l’automne 1921). développe, avec Youkévitch et la 
FEKS, une « théorie des genres ». Ainsi, il demande à 
Youtkévitch de faire un cycle de conférences sur le film 
d’aventures et la littérature policière, etc. 

Au lieu d'une thématique, c'est donc une technique qu’il 
cherche dans l’apport américain, et ses autres manifesta¬ 
tions comme le taylorisme, etc. (Gf. 54) € En principe, la 
mise en scène (des trois pièces au Proletkult, ndr) était 
un calcul mathématique des éléments affectifs, qu'à Vépoque 
j'appelais « attractions ». (...) J'usai de moyens fondamen¬ 
talement techniques pour essayer de réaliser des illusions 
théâtrales avec des calculs mathématiques . (...) (Dans « Mas¬ 
ques à gaz ») les inachines travaillaient , et les « acteurs » 
travaillaient ; pour la première fois, ceci représentait le 
succès d'un art réel, hautement objectif. » («A Personal 
Statement »). 

Lors de la publication du « Montage des attractions », 
Eisenstein est on ne peut plus loin des théories collecti¬ 
vistes du Proletkult. C'est un grossier contresens que fait 
Lebedev, quand il écrit que « la théorie du montage d'at¬ 
tractions, à la base de laquelle était la réduction matéria¬ 
liste vulgaire de l'homme, sujet actif de la connaissance , 
au ?iiueau de l'animal qui perçoit passivement, n’avait rien 
à voir avec la science marxiste de l’art » (70). Dans le 
manifeste, où il compare sa recherche avec celle de George 
Grosz et le photomontage de Rodtchenko, S.M.E. écrit 
notamment : 

«Le vieux théâtre « représentatif-narratif » s'est épuisé. 
Pour le remplacer arrive le théâtre d’« agit-attraction ». 
« dynamique et excentrique ». 

« La- tâche de ce théâtre, comme de tout spectacle en 
général , est V* élaboration » du spectateur. Le matériel fon¬ 
damental du théâtre est le spectateur , la formation du 
spectateur . scion ta direction (état d'âme) désirée. 

« Le sujet et la trame appartiennent aux vieux théâtres 
de « représentation » et sont tout à fait superflus dans le 
nouveau théâtre d ’« agit-attraction ». (Faire un bon spec¬ 
tacle signifie) « édifier un solide programme de cirque , 
partant des thèses de l'œuvre prise comme base. Seules 
les attractions et leur système sont à la base de l'efficacité 
du spectacle. » 

Ce saut, à partir de la vague adhésion, du bout des 
lèvres, d’Eisensteîn aux vagues théories du Proletkult, vers 
une « méthode pour réaliser des films d'ouvriers », est 
théorisé et approfondi dans le texte sur La Grève et Vertov 
qu’on lira plus loin, et dans l’essai de 1925 précisément 
intitulé «The Method of Making Workers’ Films» (in 48). 
Par la suite, Eisenstein, plongé dans la réalisation du Cui¬ 
rassé Potcmkinc et des films suivants, ne publiera pas 
d’essai théorique important avant le manifeste de sa nou¬ 
velle théorie, du cinéma intellectuel : « Perspectives », en 
1929. (« Cahiers » n° 209.) 

L’essentiel de cette première réflexion théorique tient dans 
les points suivants : 1. l’approche de classe ; 2. propos 
spécifique d’un effet socialement utile ; 3. choix des stimu¬ 
lants — en fonction de leur accessibilité de classe. 

« Une telle compréhension du théâtre menait droit au 
cinéma : seule la plus inexorable objectivité pouvait être 
la sphère du cinéma. (...) A 7 o?/s ne nous fondions pas sur 
l'intuition créative, mais sur une construction rationnelle 
d'éléments affectifs . » («A Personal Statement»). 

Pour se consacrer au cinéma, Eisenstein, une fois ter¬ 
miné le tournage de La Grève (mais avant la sortie du film), 
démissionne de la direction du théâtre du Proletkult. Le 
caractère daté du Proletkult est manifeste dans le fait que 
sa direction cantonne son activité au théâtre, abandonnant 
la série « Vers la dictature » après La Grève. Dans « A 
Personal Statement », Eisenstein conclut à l’impossibilité 
actuelle (1926) pour le Proletkult de produire quoi que ce 
soit : il appartient désormais au passé, au même titre que 
le Théâtre d’Art de Stanislavski. — Bernard EISENSCHITZ. 

C\) Entretien inédit avec S. Youtkévitch. 


44 




EDOUARD TISSE ET EJSENSTEIN PENDANT LE TOURNAGE DE « LA GREVE -, ETE 19 24 . 












Eisenstein et la 

linguistique structurale moderne 

par Viatcheslav Ivanov 


I. comparaison des langues 

Eisenstein considérait que chaque art. et spécialement l'art 
cinématographique, avait sa langue particulière. Sa théorie 
esthétique, qui anticipait sur les conceptions modernes, artis¬ 
tiques et sémiologiques, était fondée sur la comparaison des 
diverses langues. Il a par exemple parlé de la ressemblance 
entre la langue des moyens purement chromatiques de la pein¬ 
ture et les langues archaïques essentiellement métaphoriques, 
comme le chinois (T. III, 548) (1). 

Si Eisenstein pouvait si remarquablement comparer les lan¬ 
gues c’est parce qu’il était polyglotte, au sens propre et au 
sens figuré le plus large. Dans les notes qu'il rédigeait pour 
lui-même, Eisenstein, comme Stendhal, passait constamment 
d une langue à une autre, faisant alterner les mots ou phrases 
russes, français, anglais, allemands, parfois mais plus rare¬ 
ment, espagnols. Cette traduction incessante, cette commuta¬ 
tion permanente du code (code switching pour employer le 
terme des spécialistes de la théorie de l'information) a carac¬ 
térisé toute son activité. C'est toujours un même thème qu'il 
a étudié dans ses dessins, films, mises en scène théâtrales, 
recherches scientifiques, prose littéraire autobiographique. 

En employant et rénovant la langue d’un des arts, du théâtre 
par exemple, Eisenstein l a en même temps étudiée grâce au 
langage scientifique, celui des mathématiques, par exemple : 
il a créé ainsi un système de notation de ses mises en scène 
à l aide de graphiques à quatre dimensions (T. IV, 409-422), 
qu'il a perfectionné en utilisant les notions de géométrie ana¬ 
lytique reçues dans sa jeunesse. 

Lorsqu Eisenstein a mis en scène la « Walkyrie » de Wag¬ 
ner, il a réalisé l’analyse scientifique du mythe en même temps 
que son incarnation scénique. Larchctype de l'arbre mondial, 
représentant le « système du monde ». a figuré au centre du 
spectacle et au centre de son analyse (T. V, 346). Les auteurs 
des toutes dernières descriptions structurales de la symbolique 
des civilisations archaïques ont compris de cette façon ce 
symbole qui a relié les différents pôles du tableau archaïque 
du monde (2). Et ce n'est pas sans raisons qu Eisenstein en 
est arrivé à cette analyse structurale de la langue du mythe 
lorsqu il a réalisé la « Walkyrie » : Lévi-Strauss considère 
Wagner (3) comme un des prédécesseurs de l’étude structurale 
moderne du mythe, en même temps que Marcel Granct, dont 
Eisenstein a étudié avec un soin extraordinaire le livre sur 
la pensée de la Chine ancienne (ce volume cmaillé de notes 
marginales a été retrouvé dans sa bibliothèque). 

Eisenstein a étudié en savant et utilisé en artiste la langue 
des mythes et rites archaïques redécouverte par la science 
anthropologique du XX' siècle. Comme T.S. Eliot et Ezra 


Pound, il a lu attentivement le « Rameau d’Or ». Le cycle 
des rites rattachés au sacre du souverain que Frazer a recons¬ 
titué dans son livre a été recréé par Eisenstein dans son der¬ 
nier film, dont le héros, Ivan le Terrible, est représenté au 
centre de ce rituel, en particulier dans la scène du couronne¬ 
ment. Cette reconstitution artistique s'accorde avec la conclu¬ 
sion de l'anthropologie structurale qui affirme que, dans la 
tradition rituelle chrétienne dOrient, qui est la prolongation 
de la tradition byzantine, les rites païens archaïques du cou¬ 
ronnement ont été particulièrement vivaces (4). 

Dans les années 40, Eisenstein a estimé que la traduction 
des idées de l’artiste dans la langue des images archétypiques, 
ayant une influence directe, constituait le problème fondamen¬ 
tal de l'esthétique. Aussi, dans ses derniers travaux, les langues 
des divers arts ont-elles été décrites au moyen d'une compa¬ 
raison avec les langues du mythe et du rituel et avec les 
signes étudiés dans la psychanalyse. Eisenstein s'est rapproché 
considérablement des chercheurs modernes qui, comme Lacan, 
étudient la langue de l’inconscient par les méthodes structu¬ 
rales. Il estimait ainsi que le mérite essentiel de son prosateur 
favori, James Joyce, était d’avoir su exprimer la structure 
même du monologue intérieur. 

II est significatif qu’Eisenstein ait révélé sa compréhension 
de la méthode de Joyce en décrivant la manière dont il aurait 
illustré « Ulysse », c'est-à-dirc en combinant des moyens 
divers : dessin noir et blanc et peinture à l’huile, éléments du 
montage, art abstrait, rangées ininterrompues de lettres et de 
mots et relief dépassant les limites de la surface. De même 
Eisenstein a réalisé l'analyse de fragments de plusieurs autres 
oeuvres littéraires en décrivant leurs équivalents cinématogra¬ 
phiques possibles. 

Si l’on adopte le critère sémiologique pour juger de la valeur 
d'un individu — c'est-à-dire le nombre de langues et d'autres 
systèmes de signes qu'il est capable d utiliser simultanément 
(5) — Eisenstein doit être placé très haut, puisqu'il possédait 
non seulement chacun de ces systèmes séparément, mais encore 
le système de tous ces systèmes de signes à la comparaison 
desquels étaient consacrés ses traités scientifiques. 


2. montage et syntaxe 

Ces derniers temps, on entend souvent dire qu'Eisenstein a 
été un théoricien qui a surestimé le rôle du montage au 
cinéma et a étendu ce principe à tous les genres artistiques 
(6). Et pourtant, à l’époque où il réalisait son premier film 
sonore. Que viva Mexico !, il avait déjà tourné le dos aux 
outrances de ses premières déclarations, qui mettaient l'accent 
sur le montage court, au sens étroit du terme. Dans ses pre- 


47 



mières notes de la fin des années 20 sur le cinéma sonore, 
Eisenstein a parlé du rôle du son qui est pour lui l'équivalent 
du montage. 11 affirmait que dans le cinéma muet, seul le 
montage devait restituer le rythme, ce qui nécessitait parfois 
le montage de fragments de pellicule extrêmement courts. Cela 
risquait de couper le récit, d'empêcher d'en suivre le cours. 
Afin de sortir de cette contradiction, il fallait employer le 
« contrepoint audio-visuel », dans lequel le son pouvait assu¬ 
mer les fonctions de transmission du rythme, libérant de la 
sorte le metteur en scène de la nécessité de réaliser un mon¬ 
tage bref là où il entraverait le cours du récit. C’est la raison 
pour laquelle la longueur de l'image grandissait dans le cinéma 
sonore et que le problème de sa composition devenait parti¬ 
culièrement important (T. II, 453). 

En fait, le film mexicain inachevé d’Eisenstein, dans la 
mesure où il a pu être reconstitué, renfermait les traits du 
style cinématographique dans lequel le montage n'était déjà 
plus un procédé en soi. Et le mouvement incessant de la 
camcra (dans les plans de la rivière tropicale de la première 
partie) et notamment la composition en profondeur de l'image, 
constituaient un moyen équivalent. Eisenstein a assimilé la 
composition en profondeur de l'image, qui pour lui était l'inte¬ 
raction dynamique du premier plan et de la profondeur, dès 
son premier film, mais son importance s'est accrue progres¬ 
sivement surtout dans La Ligne générale — juste avant d'abor¬ 
der le cinéma sonore (T. 111, 438-444). Dans le film mexicain, 
où la composition en profondeur jouait un rôle non moins 
grand que le montage, Eisenstein s'est rapproché du style 
que devait utiliser plus tard Orson Welles et qu'analysa sur 
son exemple André Bazin, pour qui la composition en pro¬ 
fondeur est le successeur du montage. 

Mais les théoriciens du cinéma n’ont pas remarqué la nou¬ 
veauté de ces procédés parce qu’à cette période et plus tard 
encore, Eisenstein a continué à employer le terme de « mon¬ 
tage » pour désigner tous les moyens de construction du film 
(et des autres œuvres artistiques). Il faisait allusion non pas 
au montage au sens cinématographique étroit du terme, mais 
à ce qu'il appelait « la syntaxe de la langue des formes de 
l’art » (T. 111, 218), et notamment «la syntaxe audio-visuelle 
du cinématographe » (T. III. 474). En l'occurrence, meme la 
terminologie d'Eisenstein coïncide avec la sémiologie moderne, 
dans laquelle la syntaxe est comprise comme « les règles 
d association de n'importe quels signes ». 

Les premières décennies de notre siècle ont etc caractérisées 
par l’attention exceptionnelle portée à la syntaxe des diffé¬ 
rents signes dans l’art (cubisme, dadaïsme, cinématographe de 
montage) et dans la science (linguistique descriptive, mathé¬ 
matique, syntaxe logique). Sous ce rapport, les premiers films 
d’Eisenstein. avec leur structure de montage soulignée et les 
déclarations théoriques correspondantes, répondaient à l'esprit 
de l'époque. Plus tard, Eisenstein a déclaré que le signe de 
jeunesse du cinématographe a résidé dans « la tangibilité de 
la structure contrapunctique de la construction » de son Cui¬ 
rassé Potemkine (T. III, 290). Eisenstein estimait que cette 
netteté tangible de la structure syntaxique était le signe dis¬ 
tinctif des phases primitives du genre dent l'art du XX e siècle 
pourrait de nouveau se rapprocher, une fois qu'il aurait par¬ 
couru le long itinéraire de son évolution. Par exemple, après 
avoir décelé cette netteté dans « Les Liaisons dangereuses », 
Eisenstein. anticipant sur la conclusion d'un chercheur contem¬ 
porain (7), voit dans le style du roman de Laclos «Le 
Bisaïeul» des*constructions modernes complexes, comme celles 
par exemple des romans de Faulkner (T. 111, 298-302). 


3. syntaxe des significations 

Eisenstein s'est penché en permanence sur la technique de la 
construction syntaxique (sur l'ensemble du roman ou film poli¬ 
cier, de ses propres films, des mises en scène, des poésies, 
etc.). Mais pour l’étude sémiologique actuelle des œuvres 
artistiques, les recherches esthétiques d’Eisenstein sont parti¬ 
culièrement intéressantes non pas là où il a étudié avant 
tout la syntaxe en tant que telle (c'est-à-dire « le montage » 
selon son terme), mais la où il a transformé la syntaxe en 


moyen d'étude de la sémantique. C est ce qu’il a fait par 
exemple quand il a étudié la manière dont, par l'association 
de deux représentations (de deux hiéroglyphes pictographiques 
ou images cinématographiques), on arrive à désigner le concept 
abstrait que la représentation seule est impuissante à restituer. 
I! a cité comme exemple les hiéroglyphes d’Extrême-Orient 
qui en ces années intéressaient les plus grands artistes (Paul 
Claudel, Ezra Pound). Eisenstein, qui avait étudié l’écriture 
japonaise, les connaissait fort bien. Dans ces hiéroglyphes, 
l'association des caractères « Eau » et « Yeux x> signifie « Pleu¬ 
rer » : celle de « Oreille » et « Portes ». « Ecouter », C est 
dans des exemples de ce genre qu’Eisenstein voyait le « mon¬ 
tage » (T. Il, 284-285). En comparant les associations d'hié¬ 
roglyphes de ce genre avec la phraséologie des différentes 
langues, on peut établir les lois universelles de la désintégration 
des concepts en éléments constitutifs. Il se produit ainsi une 
sorte de fission atomique du concept (8). 

Mais Eisenstein s'intéressait moins à la décomposition des 
concepts en cléments qu’à l’utilisation de cette méthode dans 
le but de transmettre l'idée dans le cinéma intellectuel qu il 
avait conçu. En guise d'exemple, il a cité le montage de la 
phrase « Dieux » dans son film Octobre, où l’idée générale 
de « Dieu » est communiquée au moyen de l'alternance de 
diverses images de divinités, depuis le Christ du baroque 
pétersbourgeois jusqu'à l'idole de bois des Gilyaks. La nature 
profonde des procédés qu'emploie Eisenstein dans ses films 
apparaît lorsqu on les compare au style de la poésie mexi¬ 
caine ancienne où la conjonction de deux expressions («pierre 
de néphrite», «plumes de la divinité Quetzal ») sert à évo¬ 
quer un troisième mot non énoncé (généralement plus abstrait ; 
dans l’exemple cité: «richesse, beauté»). Si Eisenstein avait 
su que ce procédé aztèque renfermait des traits de parenté 
avec sa technique du montage (9), il aurait vu là une nou¬ 
velle confirmation d’une idée qu il répétait souvent, celle que 
toutes les propriétés fondamentales du style et de la psycho¬ 
logie d Eisenstein lui-même étaient incarnées dans la tradition 
de la civilisation mexicaine (T, I. 442), 

A l'aide d'un montage d'images (y compris des actualités), 
concernant les sphères les plus diverses, par exemple diffé¬ 
rents pays et continents (Amérique du Nord, Chine), Eisen¬ 
stein comptait trouver dans son film Le Capital les moyens 
d expression cinématographiques des idées les plus abstraites- 
Il était proche de l'idée exprimée beaucoup plus tard par 
Alexandre Astruc qui affirmait qu'il était possible de réaliser 
un film d'après le « Discours de la méthode » de Descartes. A 
la fin des années 20, Eisenstein a abordé la solution de cette 
tâche en partant du principe que l’action réelle est exercée 
non par un symbole mort, ossifie, mais par un « symbole 
en devenir » (« Symbol im Werden ») qui surgit aux yeux 
du spectateur par suite de l’affrontement de deux (ou plus) 
représentations différentes : ainsi, dans La Ligne générale, la 
statuette du cochon dansant acquiert un sens particulier après 
que I on a vu la séquence des cochons courant aux abattoirs. 

On peut illustrer la signification du procédé essentiel du 
cinéma intellectuel imaginé par Eisenstein en citant les mots 
d'un physicien contemporain qui assure que la comparaison 
immédiate de deux photographies : un cratère lunaire et la 
surface d'un corps solide ayant subi un bombardement, peut 
mieux permettre de comprendre la nature profonde du pro¬ 
cessus étudie qu'une analyse mathématique (10). 


4. structure spatiale de l’image 

Dans le film mexicain qu’Eisenstein a commencé apres avoir 
étudié le projet du Capital, la juxtaposition de deux repré¬ 
sentations qui devait permettre l’incarnation de l’idce, sc réali¬ 
sait dans les limites d’une seule image cinématographique, 
et non au moyen du montage, au sens étroit du terme : les 
statues de dieux aztèques cessaient d’être des symboles figés 
de la vieille civilisation pour devenir une création cinéma¬ 
tographique vivante, parce que dans trois images différentes, 
Eisenstein plaçait des visages indiens vus sous les memes profils 
à côte de chacune de ces statues. Dans ce même film, la 
composition en profondeur de l'image était utilisée afin de 


48 



montrer côte à côte une pyramide et le visage d une Indienne 
comme des objets de même dimension, comme l a fait Orozco 
dans ses fresques, dont le sujet aussi bien que la structure 
sont proches de la fresque cinématographique d'Eisenstein. 

Pour Eisenstein, la destruction de la perspective habituelle 
a constitué Je procédé fondamental de construction. Il écrivait 
dans un des articles de 1929 que « la présentation de l'objet 
dans ses proportions effectivement (non relativement) propres, 
n’est évidemment qu'un tribut à la logique orthodoxe, formelle, 
à l’assujettissement à 1 ordre indestructible des choses. Dans 
la peinture comme dans la sculpture, elle revient périodique¬ 
ment et invariablement dans les périodes d’instauration de 
l’absolutisme, en se substituant au caractère expressif de la 
disproportion archaïque dans la « hiérarchie des rangs » régu¬ 
lière de l'harmonie établie bureaucratiquement. Le réalisme 
positiviste n est pas le moins du monde la forme correcte 
de la perception. Il n'est que la fonction d’une forme déter¬ 
minée de régime social, venant après l'autocratie étatique qui 
a implanté la conformité d’idées étatique. L'uniformisation 
idéologique qui croît sous une forme imagée dans les rangées 
d uniformes des régiments de la garde impériale» (T. II r 288) 
( 11 ). 

Dans Le Pré de Béjüie, Eisenstein a étudié la représentation 
hiérarchique des principaux personnages (Je père et le fils), 
déterminée non pas par la perspective, mais par leurs fonc¬ 
tions. Plus tard, dans des études spéciales consacrées au rôle 
du cadre et du « cadrage » dans Ihistoire de la peinture, et 
notamment dans son étude sur Degas, Eisenstein a examiné 
les principes de la construction spatiale qui, dans le cinéma, 
ont trouvé leur prolongement dans le gros plan et la compo¬ 
sition en profondeur de l image. Dans son premier grand film, 
La Grève, il a juxtaposé deux représentations parfaitement 
différentes dans la meme image au moyen d’une double ex po¬ 
sition. Plus tard, il a trouvé dans ce procédé les traces d’un 
engouement pour « la multiplicité spatiale des plans du 
cubisme» (T. II, 455-456), Il voyait en même temps dans cet 
emploi de la double exposition un avant-goût de la différen¬ 
ciation établie plus tard entre la « représentation » (au sens 
de signifiant chez Saussure et dans la sémiologie moderne) 
et l’« image » (au sens de signifié) (12). 

Ce même principe cubique de construction apparaît de 
manière plus évidente encore dans la toute première expé¬ 
rience cinématographique d’Eisenstein, Journal de Gloumov 
(dont seuls des fragments sont conservés). Ce final cinéma¬ 
tographique d’une pièce montée par Eisenstein, « Le Sage ». 
continuait par les moyens du cinéma le style cubiste de ses 
spectacles antérieurs, où (comme dans certaines images de 
La Grève) il échafaudait un « système des surfaces qu'auraient 
pu envier non seulement Juan Gris mais même les membres 
du couple identique Picasso-Braque» (14). 


5. métaphore et métonymie 

Eisenstein a dit lui-même que son premier court-métrage, 
Journal de Gloumov, était un courant de métaphores et de 
métamorphoses révélant ces métaphores : au moyen du fondu, 
Gloumov devient tour à tour un canon, un minuscule nour¬ 
risson, un âne (T. II, 454-455). Il considérait que dans le 
langage du cinéma, les métaphores, comme par exemple les 
abattoirs sanglants de La Grève, se rapprochaient de l’image 
verbale. Il compara d’ailleurs plus tard l’abondance des méta¬ 
phores dans les films de cette époque au caractère image des 
langues à leur stade primitif. L’engouement exagéré pour le 
caractère imagé de la langue cinématographique dans ses 
premiers films était quelque chose de nécessaire, selon ses 
propres mots, pour que le cinématographe (« de montage » 
au sens large) soit reconnu « comme le moyen de parler, le 
moyen d exposer les pensées, de les exposer au moyen du 
genre particulier de la Langue cinématographique, au moyen 
de la forme spéciale du langage cinématographique. Le passage 
au concept de ciné-langage normal s’est tout naturellement 
effectué par ce stade d’excès dans le domaine du trope et de 
la métaphore primitive» (T. V, 172). Cette explication for¬ 
mule avec une parfaite netteté le problème du cinéma en 


tant que «langage sans signes» (il aurait été plus exact de 
dire « signes symboliques » car les signes peuvent être à la 
fois représentatifs et indicatifs, « iconographiques ») (15). C'est 
ce problème d'ailleurs qu’aborde Eisenstein après avoir posé 
la question de « l'image en tant que signe », celui aussi que 
réabordent à nouveau de nombreux chercheurs actuels (16) 
(parfois en polémiquant avec Eisenstein). La position du cinéma 
en tant que langage (pas obligatoirement symbolique au méta¬ 
phorique) a revêtu une importance capitale pour l'ccuvre 
future d'Eisenstein. 

Dans ses études sur la langue du cinéma. Eisenstein a 
devancé les conclusions des chercheurs modernes en mettant 
en valeur le rôle particulier qu’y joue la métonymie. En affir¬ 
mant que le gros plan a été une représentation métonymique 
de la partie à la place du tout (pars pro toto), il a rejoint 
l'opinion des plus importants spécialistes de la linguistique 
structurale et de la sémiologie (17). La définition de la méto¬ 
nymie, récemment proposée par ta linguistique structurale, 
comme changement de position syntaxique, conduit à assimiler 
la pars pro toto à des changements d’accentuation à l'intérieur 
des éléments de la structure (18). Cette idée correspond à 
l’interprétation que donnait Eisenstein du trope cinématogra¬ 
phique, qu'il comparait à la succession des mots dans les 
langues naturelles (T, V, 174-176). La chose essentielle dans 
le langage du cinéma est la compréhension de la métaphore 
comme l’alternance de signes différents sur le plan sémantique 
dans des contextes syntaxiques identiques (19). Les deux lions 
du Cuirassé Potemkine, celui qui est assis et celui qui s’est 
levé, sont interprétés comme une métaphore justement parce 
qu'ils se suivent dans des contextes identiques. Dans le lan¬ 
gage cinématographique, ces contextes sont donnés en tant que 
tels, à la différence de la langue poétique où ils sont trans¬ 
formés en un seul texte. Et quand Eisenstein dit qu’il est 
nécessaire d'abstraire la « profondeur » des mètres et déci¬ 
mètres afin de parler du «sentiment profond» (T. V, 170), 
il s'accorde avec la compréhension structurale de la métaphore 
selon laquelle le fait caractéristique est la promotion au pre¬ 
mier plan d’une seule des significations du mot, en contraste 
avec toutes les autres (20). 

La conclusion d'Eisenstein soulignant le caractère primitif 
du style métaphorique s’accorde avec la thèse selon laquelle 
« dans les styles poétiques qui se distinguent par l’équilibre 
du vers et du mot et qui sont apparus à l’époque de l’achè¬ 
vement, on note l’absence de métaphores, à la place desquelles 
se développent de multiples nuances latérales des mots à l’aide 
de périphrases et métonymies» (21). A cet égard, la compa¬ 
raison des tendances métonymiques dans la prose des XIX* 
et XX* siècles (y compris dans le roman policier qui met 
l’accent sur le détail et qu’Eisenstein appréciait tellement) et 
dans le langage moderne du cinéma présente un intérêt parti¬ 
culier (22). 


6 . oppositions binaires 

Eisenstein s'est particulièrement rapproché des conclusions 
de la, linguistique structurale et de la sémiologie modernes 
en employant dans ses recherches la méthode de description 
au moyen des oppositions binaires. Il l'a considérée comme 
applicable dans la même mesure à l'ctude structurale de la 
« Trinité » de Roublev, du triptyque d’Utamaro qui avait 
enthousiasmé les Goncourt, et enfin de son Cuirassé Pctem- 
kine. Eisenstein en a analysé un fragment en opposant le 
centre et la périphérie, la profondeur et le premier plan, le 
haut et le bas, le noir (sombre) et le blanc (clair), le pair 
et l'impair (T. Il, 87-91). Il a emprunté aux doctrines esthé¬ 
tiques anciennes de l’Extrême-Orient la dernière opposition 
à laquelle il a consacré son étude, de même que le principe 
des oppositions binaires. Il portait un intérêt extrême à la 
classification de tous les phénomènes en deux principes oppo¬ 
sés (le yin et le yang) établie dans l'ancienne Chine et dont 
il a étudié les applications esthétiques dans sa « Non-indiffé¬ 
rente Nature» (T. III, 272-280) (23). La méthode structurale 
moderne d interprétation des mythes a découvert l’ancienneté 
typologique de cette classification, évidente pour Eisenstein. 


49 


Il était aussi proche d une autre conclusion de l’anthropo¬ 
logie structurale : celle qui veut qu'il se produise au cours du 
rite une communication réciproque ou une suppression des 
oppositions ou leur réunion au centre même du rituel. La 
forme extrême se manifeste dans les rites où le roi et le 
sujet, l’homme et la femme, intervertissent leurs rôles (24). 
La séquence centrale de la deuxième époque d’Ivan le Ter¬ 
rible est fondée sur l’utilisation des archétypes de ces rites : 
à la danse qu’exécute Fcdor Basmanov déguisé en femme 
avec un masque de femme succède la scène où Ivan le Ter¬ 
rible et Vladimir Staritsky échangent les attributs impériaux. 

Cette scène qui a son prototype historique réel dans le fait 
qu'lvan le Terrible avait cédé son pouvoir au prince tartare. 
reproduit exactement le rite extrême orientai du remplacement 
du tsar que menace un malheur, par un sujet qui est mis à 
mort à la fin de la cérémonie (24). Dans ses recherches théo¬ 
riques, Eisenstein a signalé le lien entre l’échange des rôles 
du tsar au sujet (dans cette scène) et le changement de vête¬ 
ments (dans la danse de Fcdor la précédant). La nature 

carnavalesque de l’« Opritchnina » signalée dans l’admirable 
ouvrage de Mikhaïl Bakhtine sur la culture carnavalesque 
(26) a été révélée dans cette séquence. 

C'est pourtant dans le final du film sur le Mexique qu’Ei- 
senstein a pénétré au plus profond de la tradition carnava¬ 
lesque. Il est parvenu à donner une expression plastique au 
thème de l’association du rire et des rites funéraires (T. II. 
364-367) qu'il avait étudiés personnellement dans la civilisa¬ 
tion mexicaine (T. II, 364-367). La dérision de la mort est 
étudiée par rapport aux autres traditions carnavalesques par 
les folkloristes structuralistes (27). 

La réunion des oppositions binaires qu Eisenstein estimait 
typique des divinités androgynes du Mexique (I. I, 440-441), 
a été decouverte par l'anthropologie moderne dans les autres 
systèmes mythologiques (28). Ceci a eu pour effet de confir¬ 
mer 1 idée d’Eisenstein selon laquelle ce principe permet d'ex¬ 
pliquer de nombreux archétypes de la culture. Cette réunion 
des contraires, y compris ceux de l art et de la science, carac¬ 
térisait à son avis son artiste favori, Léonard de Vinci (T. IV, 
666-667). comme le prouve son dessin «Léonard» où est 
dessinée à côté du peintre une spirale logarithmique inscrite 
dans un cercle, symbole de l’association des rangées classi¬ 
fiées de Yin et de Yang. 

Nous avons ainsi la révélation d'un Eisenstein sémiologue 
parmi les différents aspects de sa riche personnalité. La sémio¬ 
logie et la linguistique structurale modernes qui s'intéressent 
non seulement à l’analyse des oppositions binaires mais aussi 
à leur synthèse peuvent considérer Eisenstein comme un de 
leurs précurseurs. — Viatcheslav IVANOV. 

(Traduit du russe par Andrée Robel.) 


notes 


L Toutes les citations d’Eisenstein sont extraites des Œuvres 
choisies en 6 volumes, Moscou ; tomes I-1II, 1964 ; tome IV, 
1966; tome V, 1968. 

2. V.N. Toporov : Notes sur les arts plastiques bouddhistes 
en liaison avec le problème de la sémiotique des représenta¬ 
tions cosmologiques. (Ouvrages sur les systèmes de signes, 
II fasc. 181). Tartu, 1965. 

Cf. Georges Charachidzé : Le système religieux de la Géorgie 
païenne, Analyse structurale d'une civilisation. Paris, François 
Maspero, 1968, pp. 671-674. 

3. C. Lcvi-Strauss : Le cru et le cuit (Mythologiques I). Paris, 
Plon, 1964, p. 23. 

4. A.M, Hocart ; Kingship. Londres, 1927 (deuxième édition 
1969), p. 90. 

Pour une comparaison avec le rôle du globe impérial dans 
la scène du couronnement d Ivan le Terrible, les notes sur 
Byzance de l'article de Kurt Aland : Der Abbau des Herr- 
scherkultes im Zeitelter Konstantins, « La regalità sacra » 
Leiden, 1959, sont aussi importantes. 

5. Cf. Viatcheslav Ivanov : II ruolo délia semiotica nello studio 
cibernetico delTuomo e del collettivo. « Sigma », Marzo 1968, 
n° 17. Silva editorc, pp. 73-74. 


6. Par exemple C. Metz : Essais sur la signification au cinéma, 
Paris, 1968, pp. 40-41. 

7. Tzvetan Todorov : Littérature et signification. Paris, Librai¬ 
rie Larousse, 1967, p. 81. 

8. E. Reifier ; La fission de l'atome en sinologie à l'aide de 
la sémantique comparative. « Bulletin de l’Université de l'Au¬ 
rore », 1949, pp. 240-254. 

9. Ferdinand Anton : Alt-Mexiko und seine Kunst. Leipzig, 
1965, p. 111. 

10. J. Ziman : Public knowledge, The social dimension o£ 
science. Cambridge, 1968, p. 48. 

11. A en croire les souvenirs d'Ivor Montagu, Eisenstein avait 
l’intention de développer dans un ouvrage particulier cette 
pensée brièvement exprimée dans la citation donnée de l ar- 
ticle « Hors cadre ». Ivor Montagu : With Eisenstein in Holly¬ 
wood. Berlin, 1968, pp. 103-104. Florenski a développé des 
idées très proches des conceptions d’Eisenstein sur la pers¬ 
pective dans son étude P.A. Florenski Perspective à 
l'envers 3. «Notes scientifiques de l’Université d Etat de 
Tartu », Fas. 198, Tartu, 1967. 

P. Francastel : Peinture et société, naissance et destruction d’un 
espace plastique de la Renaissance au cubisme. Lyon, 1952. 

12. Voir à ce sujet l’article de l’auteur : Viatcheslav Ivanov : 
Structure du poème de Khlebnikov « On me porte à dos 
d’éléphant )>, « Tel Quel » 35, Automne 1968, pp. 11-13. 

14. I.A. Aksenov : Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein. Portrait 
d’un artiste. Revue « Iskousstvo Kino », n° 1, 1968, p. 101. 

15. Voir au sujet de l’application de cette terminologie sémio¬ 
logique au langage cinématographique (à propos de la théorie 
du langage cinématographique d Eisenstein) : Peter Wollen : 
Signs and imeaning in the cinéma. Londres, 1969, pp. 142-155. 

16. J. Mitry : D'un langage sans signes. « Revue d'esthétique ». 
T. XX, 1967, fasc, 1-2. C. Metz : Essais sur la signification 
au cinéma. 

17. Cf. Roman Jakobson : Verfall des Films? « Sprache im 
technischer Zeitalter ». 27, « Zeichensystem Film. Versuche 
zu einer Semiotik ». Stuttgart. W. Kohlhammer, 1968, p. 186. 

18. J. Kuryowicz : Metaphor and metonymy in linguistics, 
« Zagadnenia Rodzajôw literackych », tome IX, 1966, p. 8. 

19. Ibidem. 

20. E.M. Uhlenbeck : Language in action. « To honor Roman 
Jakobson ». The Hague. Mouton. 1967, p. 2 065. 

21. B.M. Eichenbaum : De la poésie. Léningrad. « Sovetski 
Pissatel ». 1969, p. 133. 

22. R. Jakobson and M. Halle : Fundamentals of language. 
The Hague, 1956, p. 78. A. Jackiewicz : La théorie du cinéma 
métaphorique et métonymique à la lumière de la sémiologie. 
Varszawa, 1968 (avant-texte du rapport au symposium de 
sémiologie). 

23- E. Leach. Rethinking Anthropology. Londres. 1961, p. 135. 
24. H M. Kiimmel : Ersatzrituale Kir den hethitischen Konig. 
« Studien zu Bogàzkôy-Texten » Heft 3.) Wiesbaden, 1967. 
(en annexe sont indiques tous les cas d’accomplissement de 
ce rite en Mésopotamie). 

26. Mikhaïl Bakhtine : L’œuvre de François Rabelais et la 
culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance. Mos¬ 
cou, Khoudojestvennaïa Litératoura, 1965. A paraître pro¬ 
chainement aux Editions Gallimard. 

27. Roman Jakobson : Médiéval Mock Mystery. « Studia phi- 
lologica et litteraria in honorem L. Spitzer ». Berne. 1958. 

28. H. Baumann : Das doppelte Geschlecht. Berlin, 1955. 
M. Eliade : Méphistophélès et l’androgyne. Paris, 1962. 


(Viatcheslav Ivanov est Directeur de la Section de typo¬ 
logie structurale des langues slaves à l’Institut des Etudes 
slaves et balkaniques de l’Académie des Sciences de l’URSS 
(Moscou). Dernières publications : «Systèmes linguistiques de 
l’indo-européen commun, du slave commun et de l'anatolien » 
(Moscou 1965). «La langue hittite» (Moscou, 1963). En 
collaboration avec V.N. Toporov : « Systèmes mythologiques 
(linguistiques modelants) slaves», (Moscou, 1965), «Sans¬ 
krit » (en anglais), (Moscou, 1969). En français : dans «Tel 
Quel », n° 35, 1968 : « Structure du poème de Khlebnikov 
« On me porte à dos d’élcphant » ; dans « Semiotica » I, 1969, 
2 : «L’Evolution des signes-symboles») 


50 




5 








Introduction à 


“Poetika Kino” 


par Jean Narboni 


En publiant deux textes sur le cinéma d'Eichenbaum et de Tynianov, représentants de V « Ecole formaliste de poésie », et 
en y introduisant, notre projet, comme pour l’ensemble de ce numéro, est double : restituer à leur contexte un certain 
nombre de travaux importants au moment oit, les présentant pour la première fois en français plus de trente ans après 
leur parution, on ne sait pas comment ils seront lus t et indiquer ce qui en eux noits concerne encore aujourd’hui. Les 
rendre à leur contexte n’est pas les désigner comme objets de musée, marquer en quoi ils continuent de nous importer 
n’invite pas à s’y conformer comme modèles ; il sera donc indiqué comment, tenus pour modernes, voire d' « avant- 
garde », en leur temps, ces travaux n’appartiennent pas aujourd’hui, en dépit de nombreux points dépassés, aux archives , 
■mais peuvent inciter A la réflexion sur le cinéma et participer aux recherches en cours. 


1) Pendant l'hiver 1914-1915, quelques étudiants, réunis 
autour de Roman Jakobson, fondent le « Cercle linguistique 
de Moscou », dépendant de l’Académie des Sciences, cercle 
appelé à « promouvoir la linguistique et la poétique ». Tl 
tient en mars 1915 sa première séance officielle, à laquelle 
assistent les poètes « futuristes» (35). En 1916, un recueil 
collectif sur la théorie du langage poétique est publié à 
Pétrograd. Quelques semaines avant la Révolution de février 
1917, toujours à Pétrograd, Erik, Chklovski, Eichenbaum, 
Evguény Polivanov et Jakubinski décident, sur l’exemple 
du Cercle de Moscou, la création d’une société de recherches 
poétiques qui deviendra, en 1919 seulement, l’Opoiaz (sigle 
figurant au bas de sa publication officielle, «Poetika»). 
Les rencontres, collaborations, rapports entre les deux 
groupes sont étroits, ainsi qu'entre eux et les poètes futu¬ 
ristes. 

2) « Ecole formaliste de poésie », « formalisme », sont les 
termes par lesquels on désigna péjorativement ce courant, 
ceux qu’on persista et persiste à lui attribuer encore, par 
commodité ou habitude, ou dans une intention inverse de 
valorisation esthétisante. On verra dans la suite de ce texte 
les réserves qu’il faut émettre, et que les chercheurs de 
l'Opoiaz eux-mêmes formulaient, à l’encontre de telle appel¬ 
lation. 

3) Influencée dès ses débuts par Baudoin de Courtena.v 
et la linguistique saussurienne, évoluant constamment pen¬ 
dant les quinze années où, dans la Russie révolutionnaire, 
elle poursuivit ses travaux. l'Opoiaz disparut pratiquement 
en tant que groupe vers 1930, à la fois pour des raisons 
politiques et théoriques internes (le Cercle Linguistique de 
Moscou fut, lui, dissous pendant l’été 1924). 

4) Ayant largement influencé la linguistique structurale 
moderne, par l’intermédiaire du Cercle Linguistique de 
Prague (fondé en 1926), dont certains des membres de 
l’Opoiaz firent également partie, en même temps ou succes¬ 


sivement (Jakobson. Tomachcvski, Bogatyrev), les écrits 
do l’Ecole « formaliste » sont restés pratiquement inconnus 
en Europe jusqu’en 1958, date de publication de « La Mor¬ 
phologie du conte russe » par V. Propp. (En 1955 cepen¬ 
dant, paraissait sur eux un essai de V. Ehrich, « The 
Russian Formalism ».) Aujourd’hui, ces textes sont traduits 
en plusieurs langues. On signalera principalement en France 
le recueil « Théorie de la littérature » (Editions du Seuil, 
Collection Tel Quel, 1965), regroupant les plus importants. 

5) fl ne nous appartient pas d’indiquer la portée consi¬ 
dérable de ces travaux dans les champs de la littérature et 
de la linguistique, des recherches structurales et des 
« sciences humaines », ni d’exposer le mouvement par lequel 
une sémiotique moderne, intégrant leurs acquis théoriques, 
tend à les dépasser et à en déconstruire les présupposés 
philosophiques, dans le mouvement d’élaborer une théorie de 
la production textuelle comme pratique signifiante. Nous 
nous contenterons, là aussi, de renvoyer aux travaux qui 
sont en cours autour de Jacques Derrida et de Julia Kris¬ 
teva. Nous dessinerons, dans le seul but d’éclairer la suite 
de cet article, un schéma très général des positions de 
départ, des fondements théoriques et de l'évolution de 
l’Opoiaz entre 1915 et 1928, nous référant pour cela surtout 
au texte de Boris Eichenbaum « La Théorie de la « méthode 
formelle» (35), dressant en 1925 un bilan des travaux 
effectués. 

6) Avant tout, les Formalistes insistent sur la nécessité, 
pour eux essentielle, de considérer l’œuvre elle-même, le 
texte littéraire, en tant que système signifiant structuré. 
En conflit ouvert avec la science académique « qui ignorait 
entièrement les problèmes théoriques et qui utilisait molle¬ 
ment les axiomes vieillis empruntés à Vesthétique, à la psy¬ 
chologie et à Vkistoire », et avec les théoriciens du symbolis¬ 
me. « pour leur arracher des mains la poétique, la libérer de 
leîtrs théories de subjectivisme esthétique et philosophique 


52 


et la ramener ainsi sur la voie de Vétude scientifique des 
faits », les Formalistes posent que « l’objet de la science 
littéraire doit être Vétude des particularités spécifiques des 
objets littéraires les distinguant de toute autre matière ». 
Jakobson formule définitivement cette intention : « L'objet 
de la science littéraire n'est pas la littérature , mais la « lit¬ 
térarité » (literaturnost) c'est-à-dire ce qui fait d'une œuvre 
donnée une œuvre littéraire ». Rejetant les exégètes tradi¬ 
tionnels orientant leurs recherches vers l’histoire de la cul¬ 
ture et la vie sociale, les Formalistes posent l’œuvre comme 
système au centre de leurs travaux, hors de la biographie 
de l’auteur. « La Révolution que soulevaient les Futuristes 
(Khlebnikov, Kroutchenykh, Maïakovski) contre le système 
poétique du symbolisme fut un soutien pour les formalistes t 
parce qu'elle donnait un caractère plus actuel à. leur com¬ 
bat ». 

A ce stade essentiellement polémique, sans toujours luci¬ 
dement évaluer en quoi leurs propres positions, comme 
d’ailleurs celle des poètes dont ils se réclament, est liée à 
et déterminée par les profonds bouleversements sociaux en 
préparation et en cours, les formalistes multiplient procla¬ 
mations fougueuses, mots d’ordre arrogants, slogans inso¬ 
lents, voire déclarations apolitiques quelque peu irrespon¬ 
sables, comme la célèbre formule : « Dans l'art, depuis 
tou jouis libre par rapport à la vie, la couleur du drapeau 
qui couronne la citadelle ne peut être aucunement reflétée » 
(cette conception curieusement théologique de Fart de la 
part de chercheurs soucieux de scientificité et de rigueur 
ne manquera pas de peser lourd, quand bien même elle 
s’inscrivait en rupture par rapport à une pensée antérieure 
de l'art mécaniste et expressive, sur la scène politique, et 
leur vaudra la méfiance des dirigeants révolutionnaires). 

Pendant cette période même pourtant, un véritable travail 
s'accomplit, dont témoignent de très nombreuses publica¬ 
tions. Dans l'Introduction à « Théorie de la littérature », 
Jakobson opère une mise au point éclairante : « Or, mal¬ 
heureusement, en discutant le bilan de l'école « formaliste », 
on est enclin à confondre les slogans naïfs et prétentieux 
de ses hérauts avec Vanalyse et la méthodologie novatrice 
de ses travailleurs scientifiques ». Et, plus loin : « On 
aurait également tort d'identifier la découverte, voire 
l’essence de la pensée « formaliste », aux platitudes gal¬ 
vaudées sur le secret professionnel de Vart, qui serait de 
faire voir les choses en les rendant surprenantes (« ostra- 
nenie »), tayidis qu'en fait il s'agit dans le langage poéti¬ 
que d'un changement essentiel du rapport entre le signifiant 
et le signifié, ainsi qu'entre le signe et le concept ». 

A la lumière de ces précisions (mais une lecture un peu 
attentive des textes eux-mêmes peut aisément le découvrir), 
le terme « forme », et plus encore celui de formalisme, 
s’avère impropre à rendre compte du plus important des 
travaux en cours. Comme le signale T. Todorov (26) : « La 
forme, pour eux, cmivre tous les aspects t toutes les parties 
de Vœuvrc, mais elle existe seulement comme rapport des 
éléments entre eux, des éléments à l'œuvre entière, de 
l'œuvre « la. littérature nationale, etc., bref, c'est un ensem¬ 
ble de fonctions ». Comme le précise encore Eichenbaum : 
« La notion de forme s'était peu à peu confondue avec la 
notion de littérature , avec la notion du fait littéraire » 
(ainsi, l’image traditionnelle de «sujet» comme combinai¬ 
son d’une série de motifs n’a plus cours, le sujet passe de 
la classe des éléments thématiques à celle des éléments 
d’élaboration, la fable comme simple matériau sera distin¬ 
guée du sujet comme construction de ce matériau, etc.). 

C’est principalement sous l’influence de Tynianov, venu 
beaucoup plus tardivement à l’Opoiaz, que s'amorcera un 
tournant dans l'évolution des travaux, tant en ce qui 
concerne la scientificité des recherches en cours qu’à propos 
du statut de la littérature (et plus généralement, de toute 
pratique artistique) dans le complexe social. La notion capi¬ 
tale de fonction est élaborée (<r L'œuvre représente un sys¬ 
tème de facteurs corrélatifs. La corrélation de chaque fac¬ 
teur avec les autres est sa fonction par rapport au sys¬ 
tème »). permettant de dialectiser celle, trop étroite, de 
forme (« La notion de matériau ne déborde pas les limites 


de la forme, le matériau est également formel ; et c'est wie 
erreur que de le confondre avec des éléments extérieurs à la 
constructions), l’accent sc trouve mis sur le dynamisme de 
l’œuvre (« L'unité n'est plus une entité symétrique et close . 
mais une intégrité dynamique ayant son propre déroule¬ 
ment, ses éléments ne sont pas liés par un signe d'égalité 
ou d’addition, 77iais par un signe dynamique de corrélation 
et d'intégration. La forme de l'œuvre littéraire doit être 
sentie comme une forme dynainique »). 

Une mise au point de la plus grande netteté est effec¬ 
tuée en 1928 par Jakobson et Tynianov dans « Les problè¬ 
mes des études littéraires et linguistiques » (35) : « Les 
problèmes immédiats de la science littéraire et linguistique 
en Russie réclament d'être posés sur une base théorique 
stable ; ils exigent que Von abandonne définitivement les 
montages mécaniques de plus en plus fréquents qui rassem¬ 
blent les procédés de la méthodologie nouvelle et ceux de la 
vieille méthode stérile, qui introduisemt hypocritement le 
psychologisme naïf et autres vieilleries sous le couvert d'une 
terminologie nouvelle ». Et, plus loin : « Les lois immanentes 
à l'évolution littéraire (ou linguistiques) ne nous donnent 
qu'une équation indéterminée qui admet plusieurs solu¬ 
tions en nombre limité certes, mais pas obligatoirement 
de solution unique. On ne peut pas résoudre le problème 
concret du choix d'une direction ou du moins d'une domi¬ 
nante, sans analyser la corrélation de la série littéraire avec 
les aictres séries sociales. Cette corrélation (le système des 
systèmes) a ses lois structurales propres qu'on doit étudier. 
Considérer la corrélation des systèmes sans tenir compte 
des lois immanentes à chaque système est une démarche 
funeste du point de vue méthodologique ». En contraste 
frappant avec les premières prises de position de l’Opoiaz, 
ces déclarations indiquent l’évolution d’une recherche dans 
la voie de penser la pratique littéraire comme articulée dans 
le tout social à d’autres pratiques, en interaction dynamique 
et multiple avec elle, transformante/transformée, et se 
démarquent de la conception antérieure de l'art comme 
enclos préservé, à l’abri de l’histoire. L’indication de l’évo¬ 
lution d'une pratique artistique comme équation à plusieurs 
solutions possibles selon la détermination par les séries 
sociales voisines pourrait permettre d’étudier (par exemple) 
le passage précoce des futuristes italiens au fascisme et 
l’adhésion des futuristes russes à la révolution socialiste, 
en dépit de certaines positions programmatiques apparem¬ 
ment concordantes (voir texte de G. Sadoul dans ce numéro 
page 19). 

7) Pour des raisons politiques, mais aussi de crise théo¬ 
rique interne, le groupe cesse officiellement d’exister vers 
1930. Afin d’éviter les généralisations et les tentatives uni¬ 
taires simplistes (martyrologue des avant-gardes opposées à 
l’obscurantisme des dirigeants politiques, cf, in « Le Nouvel 
Observateur », l’article du polygraphe marcuso-heideggero- 
lacanien J.-M. Palmier), il faut revenir, aussi bien dans le 
cas des formalistes que des autres « courants artistiques » 
de la Russie révolutionnaire, sur ta position des dirigeants 
du Parti à l’égard des intellectuels, et plus particulièrement 
sur celle de Lénine. Elle est, comme l’indique Claude Pré¬ 
vost dans « Lénine et la notion de culture » (dans « l’Hu¬ 
manité»). exempte à la fois de « sectarisme et de complai¬ 
sance ». En 1918, Lénine déclare : « On ne peut construire 
le socialisme qu'avec les éléments culturels du grand capi¬ 
talisme , et les intellectuels soyit un de ces éléments ». Et 
Claude Prévost ajoute : « D'autre part, le constat d'un 
autre fait : L'idéologie que véhiculent ces hommes « héri¬ 
tés » du régime tsariste : Lénine leur tient des propos 
dénués d'aménité : « Nous n’avons jamais douté de votre 
manque de fermeté ». 

« En tant que couche, les intellectuels russes, scion 
Lénine, sont en proie à une contradiction fondamentale : 

a) Pénétrés de part C7i part (« jusqu'à la moelle ») par 
l'idéologie bourgeoise (« une conception bourgeoise du 
mo7ide ») : « les hommes cultivés cèdent à Vinflucnce et à 
la politique de la bourgeoisie, parce qu’ils 07it reçu toute 
Leur culture de l’a7nbiance bourgeoise, à travers cette am¬ 
biance bourgeoise. »... 


53 



b) Mais ces victimes (et porteurs) de Vidéologie et de la 
civilisation bourgeoises ne sont pas sans mérite, car « ces 
<j en s-là ont V habitude de se livrer à un travail culturel ; ils 
ont fait progresser la culture dans le cadre du régime bour¬ 
geois »... » 

Ni ambiguë, ni sectaire, ni obscurantiste ni dogmatique, 
l’attitude de Lénine sera conforme à ces positions. Méfiant 
à l'égard des formalistes et des futuristes, soucieux de leurs 
excès et de leur impétuosité, de leur indépendance à l’égard 
du Parti, mais conscient de leur adhésion à la Révolution 
et de l'importance de leurs travaux, i! multipliera les mises 
en garde et les reproches, sans s'opposer à la poursuite de 
ces travaux. En revanche, il sera infiniment plus sévère 
(voir article de B. Eisenschitz dans ce numéro, p. 38) à 
l'égard des positions brouillonnes et dangereuses du Prolet- 
kuît. 

La même confusion et le même brouillage qu'à l'égard de 
îa position des dirigeants révolutionnaires envers les 
« avant-gardes » artistiques est à éviter quant à ces divers 
courants eux-mêmes dont, sur bien des points, les positions 
divergent. Proches des Futuristes dès leurs débuts, les 
formalistes de l’Opoiaz adhéreront après octobre 17. dans 
l'enthousiasme et la confusion, aux Komfuts créés par 
ceux-ci. Mais leurs positions théoriques ne s'accordent pas 
toujours. S'ils déclarent péremptoirement vouloir rompre 
avec ceux qui les précèdent (académiciens et symbolistes), 
c’est méthodologiquement, ils n'entendent pas ignorer et 
encore moins détruire les œuvres du passé. Ils écrivent sur 
leurs contemporains, leurs amis futuristes (Maïakovski ou 
Khlebnikov), mais étudient (et obtiennent avec eux peut- 
être leurs meilleurs résultats) Pouchkine. Dostoïevski. Tols¬ 
toï, etc., plus conséquents en ce sens que les poètes futuristes 
(du moins à leurs débuts) chantant et proclamant la des¬ 
truction du passé (et par là même proches des positions 
« radicales » erronées des théoriciens du Proletkult). Il est 
dès lors concevable qu’en une période de mutation historique 
et sociale, cette interpénétration des tendances et des écoles, 
cette multiplicité des intrications et des connexions aient 
irrité les dirigeants politiques et les aient conduits à pren¬ 
dre leurs distances à l'égard de mouvements dont ils étaient 
fort capables de juger l'importance, mais dont la turbulence 
et l’impétuosité pouvaient les inquiéter au titre, peu contes¬ 
table, de résidus anarchistes bourgeois. Lénine, Lounat- 
charsky (pourtant « protecteur » des arts et des avant- 
gardes) ont été conduits, plus d’une fois, à des reproches 
sévères, mais c'est Trotsky dans « Littérature et Révolu¬ 
tion » (1924), qui radîcalisa cette attitude, parlant de 
l'Ecole formaliste comme de « la seule école qui se soit oppo¬ 
sée nu marxisme en Russie soviétique », par opposition aux 
Futuristes qui surent « capituler» devant lui. Insistant sur 
la nécessité de ne pas les écarter, reconnaissant leur néces¬ 
sité, il insiste sur l’urgence à « clarifier » leurs « racines 
de classe », sans imposer cependant ni mots d'ordre ni 
décrets. Texte lui-même non sans défauts théoriques 
(auxquels, fort habilement en plus d'un point, Eichenbaum 
répondra dans un essai paru en allemand sous le titre 
« In Erwartung der Literatur »), mais révélateur d'un haut 
niveau de complexité et de tension alors sensible sur la 
scène historique générale, susceptible d'être seulement étu¬ 
dié par un lent travail. d'élucidation, dont nous n avons 
voulu ici qu'indiquer les bases. 

Il faudra attendre le « post-formalisme » pour qu'enfin 
apparaisse dans toute son ampleur le projet d’une vaste 
science des idéologies dans laquelle la science littéraire pren¬ 
drait place, théorie cette fois explicitement référée au 
marxisme : « La Théorie de la littérature est une des bran¬ 
ches de la vaste science des idéologies qui englobe tous les 
domaines de l'activité idéologique de l'homme... Pour la 
science marxiste des idéologies : il se pose deux cercles 
de problèmes fondamentaux : 1) le problème des particula¬ 
rités et des formes du matériel idéologique organisé comme 
un matériel signifiant ; 2) le problème des particularités 
et des formes de la communication sociale qui réalise cette 
signification (P.N. Medvedev, « Formalnij metod v litera- 
turovedenii/...Léningrad, 1928. Cité par Julia Kristeva, in 


« Semiotica ». I, 1969. 2). 

8) Les deux textes, inédits en français, que nous publions, 
« Des fondements du cinéma » (Youri Tynianov) et « Problè¬ 
mes de la ciné-stylistique» (Boris Eichenbaum), sont ex¬ 
traits du recueil « Poetika Kino » (Moscou-Léningrad. 1927. 
Préface de K. Choutko), où ils figurent avec un article de 
Victor Chklovski (« Poésie et prose dans le cinéma ») et 
un d'Adrian Piotrovski (« Le rôle du caméraman dans la 
réalisation du film »). L'intérêt des écrivains « formalistes » 
pour le cinéma n’est, pas plus que celui des poètes futu¬ 
ristes (voir dans ce même numéro le scénario de Maïakovski 
«Comment allez-vous?»), passager ni fortuit. En plus de 
très nombreux articles, Victor Chklovski, avec Fiotr Boga- 
tyrev et Constantin Tereehkovith, publie en 1923 à Berlin 
un livre sur Chaplin, et, seul, un recueil d’essais, « La 
Littérature et le cinéma ». En 1926 paraît « La Littérature 
et le film », de Boris Eichenbaum. Très régulièrement, 
Tynianov tient une rubrique cinématographique dans « So- 
vîetsky Ecran » et « Jizn Isskoustvo » (sous le pseudonyme 
de J. Van Wesen). Enfin les scénarios de Tynianov, 
Chklovski, Brik, se multiplient entre 1920 et 1940.(1) 

Les premiers théoriciens non-soviétiques du cinéma sont 
traduits en russe : « Photogénie » do Delluc, paraît en 

1924 à Moscou, «L'Homme visible» de Balazs à Moscou 
également en 1925, « Naissance du cinéma » de Moussinac 
à Léningrad en 1926 (cf, les références à ces autours dans 
les deux textes). 

Cette importance accordée au cinéma prend place à l’in¬ 
térieur d’un mouvement de mutation historique où celui-ci 
s'est trouvé désigné par les chefs politiques eux-mêmes 
comme l'un des moyens importants de participer à l’action 
révolutionnaire. Rôle qu'il convient de ne pas fétichiser, ni 
d’extraire de son contexte. La phrase de Lénine à Lounat- 
charsky par exemple, sur le cinéma (« do tous les arts, pour 
nous le plus important »), se trouverait singulièrement déna¬ 
turée si on la déportait du domaine où, à l’époque et très 
précisément. Lénine entendait à ce cinéma assigner un 
rôle et une place. 

En se référant à l’article de A. Karaganov dans « Lénine 
et l’art vivant» (Editeurs Français Réunis, 1970), on peut 
esquisser un résumé des interventions de Lénine à ce pro¬ 
pos. Karaganov cite d’abord une conversation entre Lénine 
et Bogdanov, dès 1907, conversation rapportée par Rontch- 
Brouévitch : « Vladimir Ilitch... écoutait avec attention la 
conversation, il s'y joignit vite et sc mit à développer Vidée 
que le cinéma , tant qu'il se trouvait entre les mains de vul¬ 
gaires mcrcantis, apportait plus de mal que de bien, en 
corrompant fréquemment les masses par le contenu ignoble 
de ses œuvres. Mais que , naturellement, quand les masses 
s'empareraient du cinéma et quand il serait aux mains de 
véritables ■militants de la culture socialiste, il apparaîtrait 
alors comme Vun des plus puissants moyens d'instruction 
des masses ». 

En 1919, dans le «Projet de programme du PC(b)R», 
Lénine signale le cinéma comme moyen d'éducation et de 
formation des ouvriers et dos paysans, au même titre que 
les bibliothèques, les écoles pour adultes, les universités 
populaires, les conférences (Lénine. Œuvres, « Editions 
Sociales », Tome 29, p. 108). En 1919 également (le 27 août, 
voit ce numéro p. 30), il signe le décret de nationalisation 
de l’industrie cinématographique. Karaganov cite une lettre 
à la section photo-cinéma du Commissariat du Peuple à 
l’Instruction publique (juin 1920), où Lénine demande qu'on 
prépare des films à partir de photos et de documents sur 
le jugement des ministres de Kolchak et, le chef de la sec¬ 
tion D.L Lechtchenko lui ayant fait part des problèmes 
posés par la pénurie de pellicule et de la nécessité d'en ache¬ 
ter à l’étranger, la décision de Lénine auprès du Commis¬ 
sariat au Commerce Extérieur : « Camarade K ras si ne ! Je 
vous demande de tout mettre en œuvre pour satisfaire la 
demande rapidement ! » A cette injonction, Lénine adjoint 
la lettre de Lechcthenko et souligne sa demande d’expliquer 
aux organisations dont dépend l’importation de pellicule que, 
« étant donné la pénurie de papier, l'insuffisance en confé¬ 
renciers et en agitateurs et étant donné les masses énormes 


54 



de -populations incultes, le cinéma est la moyen le plus acces¬ 
sible et le plus sûr d’agitation et d'éducation communiste ». 

Agitation, démystification, propagande, éducation (Lénine 
constate dans « Feuillets de bloc-notes » — janvier 1923 — 
qu’en 1920, « seuls 33 % des ha bit (ni t s de la R unifie (V Eu¬ 
rope savent lire et écrire , 28.1 % au Caucase du Nord, 
21.8 % en Sibérie Occidentale ... ») sont les taches assignées 
très précisément et instamment, par Lénine au cinéma sovié¬ 
tique (2). Si ce cinéma est celui que Vertov et Eiscnstein 
voulurent faire (dans quelle mesure ils l’ont effectivement 
fait est un autre problème, trop complexe pour être ici 
résolu, mais dont la complexité se trouve plus qu’indiquée 
par la mise en rapports des textes ici-publiés de l’un et de 
l’autre, s'accusant réciproquement de menchévisme). peut-on 
dire qu’il s’agît tout à fait du même pour Tynianov et 
Eichenbaum, plus soucieux en 1927, d'affirmer son pas¬ 
sage du simple stade de la technique à celui d’art que de 
promouvoir sa vocation militante ? Répondre négativement 
serait trop simpliste, et reviendrait à occulter les énormes 
problèmes théoriques que Vertov et Eisenstcin se posaient, 
alors même qu'ils affirmaient la fonction politique de 
leurs films, problèmes qui sont aussi ceux des écrivains 
formalistes. En même temps qu’ils réclament un statut 1 
artistique pour le cinéma, Eichenbaum et Tynianov insistent 
sur son caractère de masse, populaire, déclassé (cet « enfant 
illégitime de la photographie et de la baraque de foire ». 
comme l’appelaient les Cercles de Saint-Pétersbourg). 11 
faut constamment garder en mémoire, si l'on ne veut pas 


commettre un grave contresens sur ce que fut le cinéma 
soviétique des années 20, qu’avant lui il existait déjà un 
autre cinéma russe, une production considérable de films 
réalisés sous le Tsar, un marché investi par les grosses 
sociétés étrangères et principalement les capitaux français 
(Gaumont, Pathé). Cinéma mystifiant, jouissant d’un très 
vaste succès populaire (l’acteur Mosjoukinc était une sorte 
d’ «idole»), pessimiste et morbide, mystique, moyen 
d’abrutissement manié par les classes dirigeantes qui s’v 
complaisaient, et l'utilisaient en le méprisant. Au moment 
du bouleversement historique et social de la Révolution, le 
cinéma se trouve en quelque sorte dans la position d’un 
non-texte voulant accéder à la position de texte, On se 
réfère, par ces termes, au texte très important de Ju. M. 
Lotman et A.M. Pjatigorski traduit en français dans 
« Semiotica », I, 1969, 2. Définissant la notion de texte, les 
auteurs prennent pour « point de départ le moment où le 
sim-ple fait de Vexpression linguistique cesse d’être perçu 
comme suffisant, pour qu’un message devienne texte , en 
conséquence de quoi toute la masse des messages linguis¬ 
tiques circulant dans une collectivité est. perçue comme 
« non-texte ». et c'est sur leur fond que se détache un 
groupe de textes qui présentent les indices d'une grande 
expression complémentaire , signifiante dans le système de 
la culture donnée ». Dès lors, la « recherche de formes » 
(cinématographiques et autres) en Russie révolutionnaire 
peut être pensée à partir de la notion de « culture de type 
ouvert » qui « se considère comme née de « zéro », de 


55 



« rien », et comme accumulant progressivement les éléments 
de la vérité dont la plénitude n'est pensée que dans L'ave¬ 
nir ». Et les deux auteurs ajoutent : « Quand un certain 
système de vérités et valeurs cesse d’être perçu connue tel, 
cela fait naître la méfiance envers les moyens qui faisaient 
qu'un message était perçu comme texte parce qu'ils témoi¬ 
gnaient de sa véracité et de sa signification culturelle. De 
caution de vérité, les indices de texte deviennent les témoins 
de sa fausseté. Dans ces conditions, on se trouve devant une 
relation secondaire inverse : pour qu’une communication 
soit perçue comme vraie et valable, (c'est-à-dire comme 
texte), elle ne doit pas comporter les indices apparents de 
texte . Seul un non-texte peut, dans ce cas , remplir la fonc¬ 
tion de texte ... La conception selon laquelle seule la prose 
peut être véridique dans la littérature russe pendant la crise 
de la période « Pouchkine » et le début de la période « Go¬ 
gol », la devise du cinéma documentaire de Dziga Vertov, 
les tentatives de Rossellini et de de Sica pour supprimer 
les prises de vue en studio et les acteurs professionnels , tous 
les cas où le crédit d'un texte est déf ini par sa « sincérité », 
sa « simplicité », t le fait qu'il n’est pas inventé », peuvent 
servir d’exemples de non-textes qui remplissent la fonction 
de textes ». 

L’ « école du montage » n'est donc pas né en Russie avec 
le cinéma, mais avec la Révolution. Avant, il existait un 
cinéma important d'adaptations, d'illustration serait mieux 
dire ou mise en images de classiques de la littérature contre 
lequel, d'abord, et avant tout, cinéastes et théoriciens s’élè¬ 
veront. Les textes de Tynianov et Eichenbaum sont très 
éclairants sur ce point. Ils viennent après un cinéma ancien, 
soumis à la littérature et au théâtre (3). 

D'où leur insistance à vouloir dégager une spécifité diffé¬ 
rentielle du cinéma, à chercher en lui quelque chose qui 
serait l'équivalent du fameux 4 literaturnost » de Jakobson 
pour la littérature, ce que Delluc appelait la photogénie 
(terme adopté par Eichenbaum, contesté par Tynianov, qui 
lui substitue celui de ciné génie, à vrai dire aussi imprécis). 

Est-ce à dire que. dans l'effort de libérer le cinéma des 
contraintes de la littérature et du théâtre, Eichenbaum et 
Tynianov pensent pouvoir se passer, même dans un cinéma 
muet, de la langue ? Si le second revendique la « pauvreté » 
du cinéma (absence de couleurs, de relief et de sons) comme 
ses qualités primordiales pour accéder au statut d’art spé¬ 
cifique. Eichenbaum ne se débarrasse pas de la langue, et 
ne pense pas pouvoir le faire à si bon compte, il n'estime 
pas que le cinéma, pour ne pas posséder la parole, soit 
pour autant extra-verbal. Dans « La Littérature et le 
film » (1926), il écrivait déjà : « Il serait évidemment faux 
de décrire le film comme un art absolument, séparé du 
mot (...) Il est faux de dire que le film est « muet ». L’in¬ 
vention du cinéma a permis iexclusion du mot audible (sou¬ 
ligné par l’auteur) et, en conséquence, un nouvel ordonnan¬ 
cement des autres éléments. On devrait plutôt dire que le 
spectateur est supposé sourd, du moins sourd à la parole, 
mais le rôle du mot n'est pas anéanti par là : il est seule¬ 
ment transposé sur un antre plan. Dans la mesure où le 
film ne s’épuise pas dans la photographie, il est un art 
4 verbal », un art de la signification ». De là découle la 
notion de « discours intérieur » du spectateur, de a Uni gage 
dans Vesprit », dont le film doit tenir compte, qu'il doit sus¬ 
citer. le spectateur étant mis par son « jeu » en position de 
le lire, « introduit dans iactioyi », comme dît Tynianov. et 
lui-même « monté » (voir le texte capital d’Eisentein. dans 
ce numéro) (4). 

Là encore en dépit du flou terminologique et des pré¬ 
supposés mentalistes, on est très loin d'une idée du cinéma 
(et particulièrement d'un cinéma du « montage-roi ». de la 
« manipulation souveraine») comme assénant au spectateur 
impuissant et passif ses significations univoques (et bien sûr 
politiquement « orientées »). 

Se considérant comme un langage, cherchant sa syntaxe 
sans la parole (l’image dans sa composition, la suite des 
images par le montage, la gestualîté de l’acteur), le cinéma 
ne se constitue donc pas en dehors d'elle. Il pense son 
absence dans le film, et en quelque sorte la rémunère. Une 


autre notion importante apparaît à ce propos dans le texte 
d'Eichcnbaum : le mot, absent à l'écoute du spectateur, est 
remplacé par la mimique articulatoire : <x L’acteur de cinéma 
parle pendant le tournage, et ceci produit son effet sur 
l’écran ... Le ciné-spectateur habituel ne saisit évidemment 
pas l’articulation en elle-même ; malgré cela, elle a son 
importance dans la mesure où les acteurs ne se comportent 
pas sur l'écran comme des sourds-muets, ne jouent pas la 
pantomime. L’analyse de la mimique articulatoire à l’écran 
est un problème d'avenir ; en tout état de cause, elle ne doit 
pas être un vestige passif du tournage ». A égale distance 
d'une conception du jeu de l'acteur comme pantomime, et 
des tentatives inconscientes, comme l’indique Christian Metz 
dans scs 4 Essais sur la signification au cinéma ». pour 
« parler sans paroles ». pour « dire sans le langage verbal 
non seulement ce que ion aurait dit par lui (opération ja¬ 
mais tout à fait impossible), mais pour le dire sans lui de la 
même façon qu’on l’aurait dit par lui » (et par là même en¬ 
gendrant « un charabia silencieux, à la fois surexcité et 
pétrifié, un exubérant bredouillage » ou une « décalcomanie 
gestuelle»), Eichenbaum indique la possibilité d’un jeu 
de l'acteur où la locution, l'émission verbale, l'acte de parler 
serait à lire au même titre que les gestes. 

Plus familière aux filmologucs occidentaux, l’idée-force 
se retrouve bien sûr dans les deux textes publiés, du refus 
par le cinéma de la copie, du naturalisme, de V « imitation 
de la vie », options caractéristiques du cinéma russe. Réfu¬ 
tant la notion « d'homme visible » ou de « chose visible », 
spécifiques selon Balazs du nouvel art, Tynianov voit en 
l'un et l’autre un « matériau et le cinéma comme utilisation 
spécifique de ce matériau », 4 transformation de la chose 
visible en chose sémantique », le temps et l'espace filmiques 
étant spécifiques, « non-naturels, mais conventionnels », 
rejetant toutes 4 motivations naturalistes ». 

Si l'idée d'une infidélité au réel profilmique dans la 
composition de l’image a beaucoup vieilli (jeu des éclai¬ 
rages, angles insolites, distorsions, déformations diverses) 
— ce point de vue étant encore assujetti à l’idée chklovs- 
kienne de 1 ’ 4 ostranenie », de la désautomatisation de la 
perception obtenue par opacification formelle (5), Tynianov 
insiste en revanche sur l'importance du cadre comme limite, 
bordure, cerne perceptible, enfermant les éléments, provo¬ 
quant une répartition nouvelle dans le plan, un agencement 
purement filmique, une modification de la fonction de ces 
éléments, à l'opposé de ce que sera plus tard l'idée du cadre 
comme cache chez André Bazin, et sur le rôle primordial 
assigné au montage, procédant par 4 bonds ». par sautes, 
intervalles, dans la tentative du cinéma d’échapper au 4 na¬ 
turalisme» (montage dont le rythme propre se sépare de 
celui de l'action au lieu de s’y mouler, et dont l’idée permet 
à Tynianov la réintroduction dans son texte de la notion de 
« fable » comme matériau et de « sujet » comme construc¬ 
tion ). 

De ces textes, dont on doit, aujourd’hui, mesurer l'impor¬ 
tance et, par-delà d'incontestables parties datées (G), l'actua¬ 
lité, on achèvera la présentation en reproduisant ces phrases 
étonnantes de Tynianov : 4 Une des différences entre /’« an¬ 
cien » et le 4 nouveau » cinéma tient à la conception du 
montage. Alors que dans l’ancien cinéma le montage était 
un moyen de soudure et de collage, un moyen aussi d’expli¬ 
quer les situations de la fable, un moyen en lui-même non- 
perçu, dérobé, dans le nouveau cinéma il est devenu un des 
points d'appui, un des points perçus, un rythme perçu ». 

Ce dont la déconstruction s'annonce ici — cinéma de l'ef¬ 
facement des traces et du continu, de la transparence et du 
liant — n’est pas seulement ce passé révolu que le cinéma 
révolutionnaire désigne, mais ce faux futur à visage de 
passé qui croira rompre avec cela-même qui le comprenait 
déjà (« les choses sont là, pourquoi les manipuler ? »). Non 
qu'on puisse un instant, sauf à donner dans l’absurde, uni¬ 
fier de part et d'autre de ce pivot ce passé et ce faux 
futur, en ce qui concerne du moins les réussites et les résul¬ 
tats singuliers (les films de Rossellini ou de Hawks sont 
autre chose, tout de même, que le cinéma déjà 4 ancien » 
dont parle Tynianov en 1927) : mais les fondements, pro- 



fondémcnt idéalistes, sont les mêmes (la « vie » prise dans 
la vie et non dans les livres ou les pièces de théâtre, le tour¬ 
nage dans la rue et non plus en studio, ne changent rien à 
l’affaire). 

Les principes en revanche sont ici posés d'un cinéma qui, 
pensant (sans s’en contenter d’ailleurs) la suite de ses 
images non comme suite continue mais alternance, rempla¬ 
cement de l’une par l’autre, succession itérative (chacune 
vaut d’abord par elle-même), inscrirait un « tracé accen¬ 
tué » multiplement (nulle obligation, dès lors, de « bousculer 
la chronologie » à tout prix) donnerait à voir ce qui limite 
ses plans comme cadre , cadrage (ces termes ne serviraient 
plus à désigner seulement un acte de tournage), encadre¬ 
ment, délimitation enfermant sa prise (et non plus ajoin- 
tement insensible au « monde », raccord invisible au 
« réel »). Cinéma qu’il n’est pas question ici de « remet¬ 
tre au goût du jour » selon le mouvement répétitif, 
lassant des modes successives (après le montage, le décou¬ 
page, puis retour au montage), mais seul capable de se sai¬ 
sir comme pratique signifiante connaissant sa matérialité, 
se déprenant enfin de l’idéologie du « vécu » (sa présence 
effective sur la scène historique s'en trouvera, quoiqu’on 
en dise, autrement efficace), cinéma qui n'appartient pas au 
silence prestigieux des archives, mais agissant aujourd’hui 
devant nous, avec nous : chez Godard ou Straub, chez 
Kramer ou les frères Taviani. — Jean NARBONI. 

1) Dont voici une liste : Scénarios de V. Chklovski (liste 
sans doute incomplète) : avant 1922, agit-films ; 1926 : 
Le Traître (Abram Room), Les Ailes du Serf ou Ivan le 
Terrible (Youri Taritch) ; 1927 : U Amour à trois ou Trois 
dans un sous-sol (A. Room) ; 1928 : La Maison de glace 
(K. Eggert). Ivan et Maria (Chirokov), Les Aspérités de 
la route ou Cahots (A. Room), La Fille du capitaine (Ta¬ 
ritch), Ovod (M. Maidjanov), Les Cosaques (V. Barski), 
Deux blindes (S. Timochenko), La Maison de la rue Troub- 
naia (Boris Barnctt) ; 1929 : La Dernière attraction (Olga 
Préobrajenskaïa, 1. Pravov). La Jeunesse vaincra (Mikhaïl 
Guélovani) ; 1930 : L'Américaine CL. Esafika) ; 1933 : 
Gorizont (L. Koulechov) ; 1939 : Mininc et Pojarski (Pou- 
dovkine) ; 1969 : Ballade de Behring (Youri Chvyriev). Scé¬ 
narios de Ossip Brik : 1928 : Tempête sur l'Asie (Poudov- 
kine) ; 1930 : Dcux-Bouldi-Deux (Koulechov) : 1941 : C'est 
arrivé dans un volcan (Koulechov). Scénarios de Y'ouri Ty- 
nianov : 192G : Le Manteau (Kozintsev et Trauberg) ; 
1927 : S.V.D. (Kozintsev et Trauberg) ; 1934 : Lieutenant 
Kijé (Alexandre Feinzimmer). 

2) Ce qui se trouve regroupé aujourd'hui, chez Lénine, Ver- 
tov, Eichenbaum, Tynianov, sous le nom de cinéma, est-ce 
bien toujours le même objet ? S’agit-il en tous points d'un 
« espace discursif » homogène, d’une « positivité » unique, 
un seul geste « archéologique » peut-il en rendre compte ? 
Un énorme travail reste à faire de dissipation de ces en¬ 
sembles suspects, de désîntricatîon de l'unité apparente de 
ce qui se cache sous un même mot (chez Vortov, chez Ei- 
senstein). de mise en relation au contraire de ce qui, par 
deux mots différents, désigne une seule et même notion 
(chez Vertov. chez Eisensteîn). Et, une fois seulement mar¬ 
quée la diversité des projets, l’articulation complexe des 
fonctions et des pratiques, une fois décrit un jeu d’écarts, 
peut-être sera-t-il possible, sans retomber dans le geste de 
réduire les différences qu’on avait d’abord repérées ou cons¬ 
truites, de dessiner un « espace de dispersion ». Nous som¬ 
mes encore loin de le pouvoir, et ne prétendons qu’indiquer 
quelques voies. 

3) Nous pressentons l’objection : l’école du montage soviéti¬ 
que fut la première à penser le cinéma en théorie, et non, 
comme ce qui la précède, à en user comme simple technique 
d’enregistrement au service des classiques de la littérature 
ou du théâtre. Le couple d’opposition ne serait pas perti¬ 
nent. Nous ne le pensons pas : cela impliquerait que l’usage 
(et l’usage prolongé d’un moyen technique sans cesse s’amé¬ 
liorant, puisqu'on s'accorde à dater vers 1920 la première 
« école théorique » du cinéma) soit à l’abri d’être gouver¬ 
née par une idéologie bien précise. On peut donc dire, sans 


doute, qu’il y a mutation au moment du passage du cinéma 
du stade de la technique à celui de pratique artistique se 
pensant comme tulle, mais il y avait déjà une idéologie de 
cet usage technique avec quoi le cinéma soviétique rompt : 
celle de la copie de copie. Idéologie qui pourra parfaitement 
resurgir (et resurgira) dans un cinéma-« art » incompa¬ 
rablement plus affiné techniquement et esthétiquement, qui, 
lui, voudra copier « la vie ». De plus, dans la méconnais¬ 
sance presque complète où nous sommes du cinéma pré- 
révolutionnaire, et portés à prendre à la lettre les déclara¬ 
tions de Koulechov, Vertov, Eisenstein, des FEKS, sur le 
terrain d’exercice de leur pratique comme «terre vierge», 
« domaine à construire de part en part », peut-être com¬ 
mettons-nous une erreur à penser que le cinéma, avant eux, 
et sans avoir bénéficié d’« écrits théoriques », ne se pensait 
pas déjà, et depuis longtemps, comme « art » (même si 
assujetti au théâtre ou à la littérature). Protazanov avait 
réalisé plusieurs dizaines de films avant 17, et, après un 
séjour à Paris, revint tourner en Russie, Panteleev était 
un cinéaste très connu pour son « style » entre 15 et 17 
(il tourna en 18 Cohabitation, sur un scénario du Commis¬ 
saire du peuple Lounatcharsky, et en 1922 Le Faiseur de 
miracles , dont Youreniev écrit qu’il tint l’affiche pendant 
des années, qu’il était le film préféré des spectateurs sovié¬ 
tiques. et que Lénine l’aimait beaucoup). De même pour 
Gardine, etc. 

4) L’exemplaire de Archaïstes et novateurs (Tynianov) ap¬ 
partenant à Eisenstein comporte une phrase soulignée par 
S.M.E. : « L'important est que la langue ne sc contente pas 
de transmettre le concept , mais est une voie pour la cons¬ 
truction du concept. » 

5) L’influence des thèses de Chklovski sur la nécessité dans 
l’art de « désautomatiser » la perception par des effets 
d* « ostranenie », dont on a vu plus haut la réfutation par 
Jakobson, et abandonnées par Chklovski lui-même (cf. entre¬ 
tien avec Vladimir Pozner, in « Les Lettres Françaises », 
17), fut considérable en Russie pendant les années 20 
(voir par exemple le texte de Kozintsev dans ce numéro 
p. 104, et en déduire leur rôle dans la problématique géné¬ 
rale de la FEKS). Incapables de poser le rapport dynami¬ 
que des signifiants aux signifiés, axées sur le seul plan des 
« effets stylistiques », des altérations superficielles et fina¬ 
lement fort peu subversives de la langue poétique, les 
théories chklovskiennes tombent tout à fait normalement 
sous le coup de l’accusation de formalisme (sans compter 
l’aberration théorique à laquelle invinciblement elles condui¬ 
sent, dans l’inconciliable dilemme qui suit : ou bien la 
perception « ranimée » perçoit la forme « difficile » pour 
elle-même — le référent étant alors exclu ou réduit à peu 
d'importance —, ou bien cette forme doit aider à « mieux » 
percevoir le monde. Faux problème, dont Chklovski, et pour 
cause théorique, ne sortit jamais). La rectification de Jakob¬ 
son et le marquage qu’il opère du travail véritable devant 
porter sur le rapport signifiant/signîfié, indique tout ce qui 
sépare le brouillage formel d’une possible pratique maté¬ 
rialiste. Faut-il une fois de plus mettre en garde contre la 
confusion, et d'abord celle qu’on serait tout prêt à nous 
attribuer (mettre sur le même plan par exemple Robbe- 
Grillet et Godard ou Bunuel) ? II semblerait, depuis le 
temps, que non. Mais le récent et complaisant dialqgue de 
« Positif » avec Claude Chabrol (les « Cahiers » seraient en 
quête, à tout prix, de «formes nouvelle^») nous rappelle 
à la nécessité d'une insistance stratégique , dans certains 
cas difficiles. 

G) Conception générale de l’art, vocation syncrétique du ci¬ 
néma, importance exagérée accordée aux procédésAstylistiques 
de « désautomatisation » perceptive dans la lutte du cinéma 
contre le naturalisme (voir note précédente), analogies abu¬ 
sives entre le cinéma et la langue, positions dépassées sur 
la musique, normativités diverges quant à la conduite d’un 
récit filmique, etc. Thèses vieillies certes, mais accordées à 
leur temps, et qu’il convient de ne pas examiner avec la 
condescendance des rétrospeetions, surtout quand elles voi¬ 
sinent avec des vues dont l’importance aujourd'hui est à 
réactiver. 


57 








Youri Tynianov : 

Des fondements 
du cinéma 


L'invention du cinématographe a été accueillie avec la même 
joie que l'invention du phonographe. Cette joie rappelait les 
sentiments de l'homme des cavernes qui avait dessine pour la 
première fois une tête de léopard sur la lame de sou arme et 
qui avait appris en meme temps à se percer le liez d’un bâton¬ 
net. Le tapage de la presse s’est identifié au chœur des sau¬ 
vages qui avaient entonne un hymne en l'honneur de ces 
premières inventions. 

L'homme des cavernes s’est probablement persuade assez 
vite que le bâtonnet planté dans le nez était Dieu sait quelle 

invention ; en tout état de cause, il lui a fallu pour en arriver 

là beaucoup plus de temps que n'en a mis l'Européen pour 
être affolé par le phonographe. Le problème n'est apparemment 
pas que le cinématographe est une technique, mais bien qu’il 
est un art. 

Je me souviens avoir entendu déplorer que le cinéma soit 
sans relief ni couleurs. Je suis certain que le premier inventeur 
qui avait dessine la tête du léopard avait reçu la visite d'un 
critique qui avait fait allusion au peu de ressemblance du 
dessin, puis d’un second inventeur qui lui avait conseillé de 
coller sur son dessin de vrais poils de léopard et de percer un 

vrai œil. Mais comme les poils adhéraient mal à la pierre, 

l’écriture est née de la tête de léopard négligemment dessinée, 
parce que la négligence et l'imprécision du dessin n’empêchaient 
pas mais au contraire aidaient le dessin à se muer en signe. 
Les seconds inventeurs sont d’habitude malchanceux, si bien 
que les perspectives du cinétophonc, du cinéma stéréoscopique 
et du cinéma en couleurs ne nous enchantent guère. 

Parce que le vrai léopard sera en définitive raté et aussi 
parce que l’art n’a rien à faire des vrais léopards. L’art, de 
même que la langue, tend à abstraire scs procédés. Et tous 
ceux-ci ne sont pas obligatoirement valables. 

Lorsque l’homme des cavernes avait dessiné la tête du fauve 
sur sa lame, il tie s'était pas contenté de la reproduire mais 
cela lui avait communiqué en même temps une vaillance magi¬ 
que : son totem était avec lui, sur son arme, son totem s’en¬ 
fonçait dans la poitrine de l’ennemi. En d’autres termes, le 
dessin avait une double fonction : la reproduction matérielle 
et la magic. Cette invention a eu un résultat accidentel : la 
tête du léopard a orné toutes les lames de la tribu, devenant 
de la sorte le signe distinctif de ses armes par rapport à 
celles de son ennemi, devenant un signe mnémonique, puis un 
idéogramme, une lettre. Que s'était-il produit ? La fixation' d’un 
des résultats en même temps que la commutation des fonctions. 


59 





(...) De la sorte, la photographie vivante, dont le rôle essen¬ 
tiel était de ressembler à la nature représentée, est devenue 
l’art cinématographique. En même temps, la fonction de tons 
les procédés se trouvait changée ; de procédés en eux-mêmes, 
ils devenaient procédés marqués du sceau de l’art. En Voccur- 
rence. la « pauvreté » du cinéma, l’absence dn relief et de la 
couleur devenaient des procédés positifs , de véritables procédés 
de l’art, de même que l’imperfection et le primitivisme du 
dessin du totem étaient des procédés positifs frayant la voie à 
l’écriture. 

Le cinétophouc, le cinéma stéréoscopique sont des inventions 
qui se situent au premier stade du cinématographe et qui assu¬ 
ment une fonction de reproduction matérielle ; il s’agit encore 
de la « photographie cn tant que telle ». Ils partent non pas 
de l’image-fragment comme signe ayant une signification 
donnée, en fonction de la dynamique d’ensemble des images, 
mais de l’image cn tant que telle. 

11 est probable que les spectateurs sentiront une plus grande 
ressemblance lorsqu’ils verront au cinéma stéréoscopique les 
murs cn relief des maisons et les visages humains cn relief, 
mais ces reliefs alternant dans le montage avec d'autres reliefs, 
les visages en relief enchaînant sur d’antres visages en relief 
prendraient l’allure d’un invraisemblable chaos formé d’un as¬ 
semblage de choses vraisemblables. 

11 est probable que la nature et l’homme coloriés dans des 
teintes normales ressembleraient beaucoup à l’original, niais un 
grand visage vu en gros plan et colorié d’après nature serait 
monstrueusement et inutilement excessif, au même degré qu’unc 
statue coloriée avec des yeux tournants montés sur roulements 
à billes. De plus, le coloriage annihile un des principaux pro¬ 
cédés stylistiques, l’alternance des différents cclairatjcs d’un 
matériau monochrome. 

Le ciuétophone le plus parfait devrait réaliser un montage 
d’une infernale précision dans lequel les visages des acteurs 
produiraient les sons dont ils auraient besoin, eux (et non le 
cinéma), sans dépendre le moins du monde des lois de dérou¬ 
lement du ciné-matériau. Dans ce cas, on n’obtiendrait pas 
seulement un chaos (le discours et bruits inutiles, ruais même 
l’alternance normale des images deviendrait invraisemblable. 

Il suffit pour écarter avec indifférence ce digne inventeur, 
d’imaginer le procédé du fondn-enchaîné employé quand le 
personnage qui parle se souvient d’un autre dialogue. La <£ pau¬ 
vreté» du cinéma réside en fait dans son principe constructif. 
Il est grand temps à la vérité de cesser île prononcer un com¬ 
pliment acerbe en l’appelant le « Grand Muet ». Car enfin, nous 
ne déplorons pas que les photos des héroïnes ne soient pas ad¬ 
jointes aux vers qui les chantent et nul ne qualifie la poésie 

de « Grande Aveugle ». Chaque art utilise un des éléments 
du monde sensible, un élément percutant, constructif, et donne 
les autres sous son signe et sous forme d’éléments imaginés. 
De la sorte, les représentations concrètes, picturales, ne sont 
pas exclues du domaine de la poésie mais obtiennent une qua¬ 
lité et une application particulières : ainsi, dans le poème des¬ 
criptif du XVII1° siècle, tous les objets de la nature ne sont 

pas désignés mais « décrits » au moyen de métaphores, grâce 

à des liens et associations empruntés à d’autres séries. Pour 
dire : « le thé coulant de la théière », Fauteur emploie l’expres¬ 
sion : « Un flot brûlant et odorant s’échappant du cuivre 
étincelant ». La représentation concrète, picturale, n’est pas 
donnée, elle sert à motiver le lien réunissant de nombreuses 
séries verbales dont la dynamique est fondée sur l’énigme for¬ 
mulée. 11 est superflu d’expliquer qu'on ne donne pas non plus 
dans cct enchaînement des représentations concrètes, authenti¬ 
ques, mais des représentations verbales dans lesquelles le rôle 
majeur revient non pas aux objets eux-mêmes, mais à la 
coloration sémantique des mots et à son jeu. Si nous insérons 
dans les séries verbales des séries de vrais objets, nous n’ob- 
tenons qu'un invraisemblable chaos de choses et rien de plus. 

De même, le cinéma utilise à son tour les mots soit pour 
motiver le lien des images, soit comme un élément jouant 
uniquement par rapport à l’image un rôle de contraste ou (Fil- 
lustration ; emplir le cinéma de mots équivaut à n’obtenir qu’un 
chaos de mots et rien de plus. 

Ce qui existe pour le cinéma en tant qu’art, ce ne sont plus 


les inventions en tant que telles, mais uniquement les moyens 
techniques qui perfectionnent ses données, qui sont sélectionnés 
d'après leur correspondance avec ses principaux procédés. L'in¬ 
teraction de Ja technique et de Fart est l’inverse de ce qu’elle 
était initialement : c’est Fart lui-même qui pousse vers les 
procédés techniques, c’est Fart qui les sélectionne au cours do 
sa progression, modifie leur application, leur fonction, et enfin 
les rejette ; donc, ce n’est pas la technique qui pousse vers 
Fart. 

L’art cinématographique a déjà son matériau. Ce matériau 
peut se diversifier, se perfectionner et rien de plus. 

* 

La « pauvreté » du cinéma, son manque de relief et de 
couleurs sont en réalité son essence constructive ; elle n’appelle 
pas en qualité de complément de nouveaux procédés, mais ce 
sont au contraire ces derniers qu’elle crée, qui croissent sur 
sa base. Le manque de relief du cinéma (qui ne le prive pas 
de perspective) — le « défaut » technique — se répercute 
dans Fart cinématographique dans les principes constructifs 
positifs de la simultanéité de plusieurs séries de représentations 
visuelles, sur la base de laquelle le geste et le mouvement ac¬ 
quièrent une interprétation tout à fait nouvelle. 

Examinons le procédé du fondu-euchnîné (pie chacun con¬ 
naît bien : des doigts tiennent un papier aux caractères très 
appuyés ; les caractères pâlissent, les contours du papier s'ef¬ 
facent et une nouvelle image se profile à travers la feuille : 
les contours de personnages cn mouvement qui se concrétisent 
graduellement et finissent par éliminer complètement l’image 
du papier couvert de caractères. 11 est clair que l'enchaînement 
de ces images n’est possible que si elles sont plates ; si l’image 
était en relief, leur interprétation, leur simultanéité ne seraient 
pas convaincantes. Cette composition, qui n’est pas seulement 
la reproduction du mouvement mais qui est aussi bâtie sur ses 
principes, n’est possible que sur la base (le l’utilisation de cette 
simultanéité. La danse peut être montrée dans l’image non 
seulement comme une « danse », mais aussi comme une image. 
« dansante » au moyen d’un « mouvement de caméra » ou 
d’un € mouvement d’image » ; tout dans cette image vacille, 
les séries de personnages dansent l’une après l’autre. La simul¬ 
tanéité particulière de l'espace est rendue. La loi de la non- 
pénétration des corps est vaincue par les (leux dimensions du 
cinéma, par son non-relief, par son caractère abstrait. 

Toutefois, la simultanéité et Funispatialité sont importantes 
non pas en elles-mêmes, mais cn tant que signes sémantiques 
de l'image. Une image succède à l’autre, porte le signe séman¬ 
tique de la précédente, est colorée par cette dernière sous le 
rapport du sens, et ceci dans toute sa durée. L’image qui est 
bâtie, construite d’après les principes du mouvement, est éloi¬ 
gnée de la reproduction matérielle du mouvement ; elle en 
donne la représentation sémantique. (C’est parfois de cette 
manière qu’Andreï Bicly construit sa phrase : l’important n’est 
pas son sens direct, mais son dessin phrascologique). 

L'absence de couleurs du cinéma lui permet de donner une 
juxtaposition sémantique et non matérielle des dimensions, une 
monstrueuse non-concordance des perspectives. Dans un récit, 
Tchékhov a montre un petit garçon qui dessine un grand bon¬ 
homme et une petite maison. Il s’agit là sans doute du procédé 
de Fart : la dimension est détachée de sa base de reproduction 
matérielle, devenant de la sorte un des signes sémantiques de 
l’art ; à Fimage où tous les objets sont agrandis succède une 
image où la perspective est réduite. A Fimage filmée d’en haut 
montrant un petit personnage succède une image d’un 
antre homme filmé d’en bas (voir par exemple Akaki Akakié- 
vitch et le gros visage dans la séquence de la semonce du 
Manteau). La couleur naturelle aurait effacé l’accentuation 
principale : la valeur sémantique de la dimension. Le gros plan 
qui détache l’objet de la corrélation spatiale et temporelle aurait 
perdu son jenj s’il avait etc colorié naturellement. 

Enfin, le mutisme dn cinéma, plus exactement l’impossibilité 
constructive de chargera les images de paroles et de bruits, 
révèle le caractère de sa construction : le cinéma a son 


60 




• S.V.D. », de Kozintsev et Trauberg, 1927. (Scénario de Tynianov et Youri Oxman.) 


«héros» particulier (son élément spécifique), et ses procédés 
particuliers de liaison, 

* 

** 

Les divergences qui se font jour à propos de ce « héros » 
sont caractéristiques de la nature même du cinéma. Par son 
matériau, le cinéma est proche des arts plastiques spatiaux, 
c’cst-à-dire la peinture, et par son déroulement, des arts « tem¬ 
porels », Part littéraire et musical. 

Telle est l'origine de définitions métaphoriques pompeuses : 
€ le cinéma est une peinture en mouvement» (Louis Dclluc) 
ou : c le cinéma est la musique de la lumière » (Abel Gancc). 
Toutefois, ces définitions sont presque Véquivalent de celle de 
« Grand Muet ». Il est aussi stérile de nommer le cinéma en 
fonction des arts voisins que de nommer ces arts en fonction 
du cinéma : la peinture étant alors un «cinéma immobile», 
la musique, un « cinéma des sons », la littérature, un « cinéma 
du verbe ». La chose est particulièrement dangereuse pour un 
art nouveau. C'est faire preuve cPmi passéisme réactionnaire 
que de nommer un nouveau phénomène en fonction des anciens. 

Car Part n'a pas besoin d’être défini, il a besoin d’être 
étndié. Et il est parfaitement compréhensible qu’au début, 
P « homme visible », la « chose visible », c’est-à-dire l’objet de 
la reproduction matérielle, ait etc appelé le « héros » du cinéma 
(Bêla Balazs). Les arts ne se distinguent pas seulement et pas 
autant par leurs objets que par la façon dont on les traite. 
Dans le cas contraire, la simple conversation, la parole serait 
Part du verbe. Car la parole a le meme « héros » que la poésie. 


c’est-à-dire le mot. C’est pourquoi il n’existe, pas de «mot» 
en général ; dans la poésie, le mot jonc un rôle absolument 
antre que dans la conversation, et dans la prose — de genre 
en genre — un autre rôle que dans le vers. 

Ht le choix comme <r héros » de Part cinématographique de 
P « homme visible », de la « chose visible » est erroné non 
parce que la réalisation d’un cinéma sans objet est possible, 
mais parce que l’utilisation spécifique du matériau n’y est pas 
soulignée, alors que c’est elle seule qui fait de l'élément 
matériel l’élément de Part, parce que la fonction spécifique de 
cct clément dans Part n’est pas soulignée. 

Dans le cinéma, le monde visible est donné non en tant que 
tel, mais dans sa corrélation sémantique, sinon le cinéma ne 
serait qu’une photographie vivante (on non-vivante). L’honime 
visible, la chose visible ne sont un élément du cinc-art que 
lorsqu’ils sont donnés en qualité de signe sémantique. 

De la première thèse découle la notion de ciné-style, de la 
seconde, celle de ciné-construction. La corrélation sémantique 
du monde visible est donnée au moyen de sa transfiguration 
stylistique. La corrélation des personnages et des .choses dans 
l’image, la corrélation des personnages entre eux. du tout et de 
la partie, ce qipil est convenu d’appeler la « composition de 
l’image », l’angle de vue et la perspective dans lesquels ils sont 
pris, et enfin' l’éclairage, ont une importance colossale. Grâce 
à son non-relief technique et à sa monochromie, le cinéma 
dépasse le non-relief ; comparé à la prodigieuse liberté du 
cinéma dans la disposition de la perspective et du point de vue, 
le théâtre, qui possède les trois dimensions techniques, le relief 

61 




• La Roue infernale * (ou - Le Marin de l'Aurore 0* de Kozintsev et Trauberg, 1926. (Scénario de A. Piotrovski.) 

P. Sobolevski, L. Semenova. 


(et justement grâce à cette propriété), est condamné à un point 
de vue unique, au non-relief, en tant qu’élément de l’art. 

L’angle de vue transfigure stylistiquement le monde visible. 
La cheminée de la fabrique, horizontale, légèrement inclinée, 
la traversée du pont filmée d’en bas, représentent dans l’art 
cinématographique la même transformation de la chose que 
tout l’arsenal des procédés stylistiques qui donne la nouveauté 
à la chose dans l’art du mot. 

Lien entendu, tous les angles de vue, tous les éclairages ne 
sont pas des procédés stylistiques aussi puissants ; les procédés 
stylistiques forts ne sont pas applicables dans tous les cas. 
néanmoins la différence artistique entre le cinéma et le théâtre 
subsiste toujours. 

A 

Le problème de l’unité de lieu est inexistant pour le cinéma, 
seul le problème de l’unité de l’angle de vue et de la lumière 
est important. Un « pavillon » cinématographique représente 
des centaines d’angles de vue et d’éclairages hétéroclites, et 
sans doute, des centaines de corrélations différentes entre 
l’homme et la chose et entre les choses, des centaines d’« en¬ 
droits » différents ; au théâtre, cinq décors ne sont que cinq 
« endroits » sons un seul angle de vue. Aussi les pavillons 
théâtraux compliqués où la perspective est savamment calculée 
sont-ils faux au cinéma. Aussi, la course à la photogénie 
n’est-clle pas justifiée. Les objets ne sont pas photogéniques 
en eux-mêmes, c’est l’angle de vue et la lumière qui les rendent 
photogéniques. Aussi de manière générale, la notion de « pho¬ 
togénie » doit-elle céder la place â celle de « ciné génie ». 


Ceci est valable pour tous les procédés stylistiques du cinéma. 
Les jambes qui marchent montrées au lieu des hommes qui 
marchent, axent l’attention sur le détail associatif, de meme 
que la synecdoque en poésie. Ici et là, le fait important est 
qu’à la place de la chose sur laquelle l’attention est orientée, 
on en donne une autre, qui lui est associée (au cinéma, le lien 
associatif sera le mouvement ou la pause). Ce remplacement 
de la chose par le détail commute l’attention : différents objets 
(tout et detail) sont donnés sous un même signe d’orientation, 
et cette commutation paraît démembrer la chose visible, en fait 
une série de choses avec un signe sémantique unique, en fait 
la chose sémantique du cinéma. 

11 est parfaitement clair qu’avec cette transfiguration stylis¬ 
tique (et peut-ctre meme sémantique) ce ne sont pas Y «homme 
visible » ni la « chose visible » qui constituent le « héros » du 
cinéma, mais l’homme « nouveau » et la chose « nouvelle », 
les hommes et choses transfigurés sur le plan de l’art : 
l’« homme» et la «chose» du cinéma. Les corrélations visibles 
des hommes visibles sont rompues et remplacées par les corré¬ 
lations des « hommes » au cinéma, â chaque instant, incons¬ 
ciemment, presque naïvement. Mary Pickford. dans le rôle 
d’une fillette, s’entoure d’artistes d’une valeur exceptionnelle, 
et elle « donne le change » sans même penser probablement 
qu’elle n’y parviendrait pas au théâtre. (Nous avons affaire ici 
non pas â une transformation stylistique, mais seulement â 
l'utilisation technique d’une des lois de l’art.) 

A 

Sur quoi est donc fondée l’apparition de cet homme notweau 




et de cette chose nouvelle f Pourquoi le style du cinéma les 
transforme-t-il ? 

Parce que tout moyen stylistique est en même temps un 
facteur sémantique. A la condition que le style soit organisé, 
que l'angle de vue et la lumière ne soient pas fortuits niais 
constituent un système. 

Il existe des œuvres littéraires dans lesquelles les événements 
et rapports les plus simples sont donnes avec des moyens sty¬ 
listiques tels qu’ils prennent l'allure d’énigmes ; le lecteur en 
vient à confondre la notion de rapport entre le grand et le 1 
petit, rhaliitucl et l'étrange : dans son hésitation, il suit l'au¬ 
teur, il confond la «perspective» des choses et leur «éclai¬ 
rage» (comme par exemple dans le roman de Joseph Conrad 
J.a Ligne d'ombre, où un simple événement : un jeune officier 
de marine devient capitaine d’un navire, prend des porportions 
grandioses). L'important en l'occurrence est la structure séman¬ 
tique spéciale des choses, l’introduction particulière du lecteur 
dans l’action. 

Nous avons les mêmes possibilités dans le style du cinéma, 
et pour l’essentiel, les choses se présentent de la même façon : 
la confusion de la «perspective» visuelle est en même temps 
b confusion de la corrélation entre les choses et les hommes, 
la rcplanification sémantique du monde. Les nombreuses succes¬ 
sions d’éclairages (ou l’observation d’un style unique) replani¬ 
fient le milieu exactement de la même manière (pie l’angle de 
vue le fait pour les rapports entre les hommes et les choses. 

A nouveau. la « chose visible » est remplacée par la chose 
de l’art. 

Les métaphores ont la même signification : un même acte 
est effectué par d'autres personnages, par exemple ce sont les 
colombes et non les hommes qui s’embrassent. La chose visible 
est démembrée, des personnages et choses differents sont donnes 
sous le même signe sémantique, en meme temps qu'est démem¬ 
bré l’acte lui-même et que sa coloration sémantique est reportée 
dans la seconde parallèle (les colombes). 

Ces simples exemples sont suffisants pour se convaincre que 
le moirvement naturaliste et « visible » est transformé dans le 
cinéma, il peut soit être démembre soit être reporte sur un 
autre objet. Le mouvement existe ou bien comme motivation 
de l’angle de vue, du point de vue de l'homme qui marche, ou 
bien comme caractéristique de l’homme (geste), ou bien encore 
comme changements de la corrélation entre les hommes et les 
choses ; le degré de rapprochement ou d'éloignement de 
l'homme (de la chose), d’hommes et de choses précis, c’cst-à- 
dirc le mouvement an cinéma, n’existe pas en lui-même mais 
comme nu certain signe sémantique. C’est pourquoi en dehors 
de la fonction sémantique, le mouvement à l'intérieur de l’image 
n’est pas absolument indispensable. Sa fonction sémantique 
peut être compensée par le montage comme par l'alternance 
des images, qui elles-mêmes peuvent être statiques. (Le mou¬ 
vement à l’intérieur de l’image, en tant qu’élénicnt du cinéma, 
est généralement excessif ; le va-et-vient à tout prix est 
fatigant.) 

Ut si dans le cinéma !c «mouvement» n’est pas «visible», 
il opère quand même par «son temps». Quand on veut insister 
sur la durée d’une situation, le réalisateur répète l'image ; 
celle-ci est coupée un minimum de fois sons un aspect soit 
varié soit identique ; sa durée est alors terriblement éloignée 
de la durée habituelle, de la notion « visible » de durée ; cette 
durée est toute relative : si l'image répétée coupe un grand 
nombre d’images, cette « durée » sera grande bien que la 
« durée visible » de l’image répétée soit insignifiante. D’on îa 
sinification conventionnelle du diaphragme et du fondu en tant 
que signes d’une précise délimitation spatiale et temporelle. 

Le caractère spécifique du « temps » se révèle dans un 
procédé comme le gros plan. Celui-ci abstrait la chose, le détail 
ou le visage des corrélations spatiales et par la même occasion 
de la structure temporelle. Dans La Roue, infernale on trouve 
la scène suivante : des pilleurs s’enfuient d’une maison dévas¬ 
tée. Les metteurs en scène obliges de montrer les pilleurs ont 
pris un groupe en plan d’ensemble. Cela a paru incohérent : 
pourquoi les pilleurs lanternent-ils ? S'ils avaient etc montrés 
en gros plan, ils auraient pu traîner à volonté : le gros plan 
les aurait abstraits, arrachés à la structure temporelle. 


Donc, la durée de l’image est obtenue en la répétant, c cst-à- 
dire au moyen de la corrélation des images entre elles. 
L’abstraction temporelle apparaît par suite de l’absence de 
corrélation entre les objets (ou les groupes d'objets) entre eux, 
à l’intérieur de l'image. 

Tout cela souligne que le « cinc-temps » u’esl pas mie duree 
réelle mais conventionnelle, basée sur la corrélation des images 
ou la corrélation des éléments visuels à l’intérieur de l'image. 


La nature spécifique de l’art se répercute toujours sur l’évo¬ 
lution de ses procédés. Celle-ci nous apprend beaucoup. 

Sous son aspect primitif, l’angle de vue était motivé comme 
le point de vue du spectateur ou celui du personnage. De même 
le détail en gros plan l’était par la façon dont était perçu le 
personnage. 

L’angle de vue insolite motivé par le point de vue du per¬ 
sonnage était dénué de cette motivation, était présenté en tant 
(pic tel ; il devenait alors le point de vue du spectateur, le 
procédé stylistique du cinéma. 

Le regard du personnage dans l’image tombait sur une chose 
ou un détail quelconque, et cette chose était offerte en gros 
plan. Si l’on détruit cette motivation, le gros plan deviendra 
un procédé autonome servant à mettre en valeur et à souligner 
la clmse, comprise comme un signe sémantique, en dehors des 
rapports temporels et spatiaux. D'habitude, le gros plan joue 
le rôle d’« épithète » ou de «verbe» (visage à l'expression 
soulignée en gros plan), mais d'autres applications sont elles 
aussi possibles : on utilise alors le caractère extra-temporel 
et extra-spatial du gros plan comme procédé stylistique pour 
des figures comparatives, des métaphores, etc. 

Si l'image où' figure en gros plan un homme dans un pré 
est suivie d’un autre gros plan montrant un cochon clans le 
même pré, la loi de la corrélation sémantique des images et 
celle de la valeur extra-temporelle et extra-spatiale du gros 
plan l’emportera sur une motivation qui pourrait sembler aussi 
fortement naturaliste que la promenade simultanée et au même 
endroit de l’homme et du cochon ; cette alternance des images 
produit non pas un ordre de succession logique temporelle et 
spatiale de l’homme au cochon, mais une figure de comparaison 
sémantique : homme-cochon. 

La signification de l’évolution tics procédés cinématographi¬ 
ques réside dans ce progrès de ses lois sémantiques autonomes, 
dans le rejet de la « motivation » naturaliste. 

Cette évolution a touché des procédés aussi solidement 
motives que par exemple le « fondu-enchaîné ». Ce procédé 
est très solidement et unilatéralement motivé par « révoca¬ 
tion », la «vision», le «récit». Toutefois le procédé du 
« fondu-enchaîné bref », employé lorsque dans une image de 
« souvenir » apparaît encore le visage de celui qui l'évoque, 
détruit la motivation littéraire devenue déjà extérieure du 
« souvenir» compris comme un moment alternant dans le temps, 
et transporte le centre de gravité sur la simultanéité des 
images ; le « souvenir » ou le « récit » n’existent pas au sens 
littéraire; il existe un «souvenir» dans lequel on continue à 
voir en même temps le visage de celui qui l’évoque ; et dans 
sa signification purement cinématographique, ce procédé est 
proche des autres : le fondu-enchaîné du visage sur un paysage 
ou une scène aux dimensions disproportionnées par rapport à 
eux. Par sa motivation littéraire extérieure, ce dernier procédé 
est aux antipodes du « souvenir » ou du « récit », alors que 
leurs sens cinématographiques sont très proches. 

C’est ainsi qu’il faut comprendre révolution des procédés 
cinématographiques : ils se détachent des motivations «exté¬ 
rieures » et acquièrent un sens bien « à eux » ; en d'autres 
termes, ils se détachent d’tm sens unique, extrinsèque, et 
acquièrent de nombreux sens « à eux », intrinsèques. C’est cette 
multiplicité, cette polysémie des sens, qui donne à un procédé 
donné la possibilité de s’ancrer, le transforme en élément 
« propre » de l’art, en l’occurrcncc en « mot » du cinéma. 

Nous avons la surprise de constater qu'il n’existe ni dans 
la langue ni dans la littérature de mot correspondant au 
« tondu-cnchaînc » cinématographique. Dans chaque cas donné, 


63 


dans chaque application donnée, nous pouvons le décrire au 
moyen de mots sans arriver à lui trouver un mot ou une notion 
équivalents dans la langue. (...) 


Le cinéma est sorti de la photographie. 

Le cordon ombilical a etc coupe à partir de l'instant où le 
cinéma a pris conscience qu’il était un art. Car la photographie 
a des propriétés qui sont inconscientes, en quelque sorte des 
qualités esthétiques illégitimes. La photographie met l’accent 
sur la ressemblance, ce qui est une chose vexatoire, car nous 
déplorons que des photos soient trop ressemblantes. C’est pour¬ 
quoi la photographie déforme subrepticement le matériau. Cette 
déformation est tolérée à une seule condition : que la ressem¬ 
blance soit maintenue. Quand bien même le photographe 
déforme notre visage par la pose, par la lumière, etc., nous 
acceptons tout à la condition tacite que le portrait soit ressem¬ 
blant. Du point de vue du but essentiel de la photographie -— 
c’cst-à-dirc la ressemblance — la déformation est un «defaut»; 
sa fonction esthétique est en quelque sorte un « enfant natu¬ 
rel ». 

Comme le cinéma a un autre but, le « défaut > de la photo¬ 
graphie devient son mérite, sa qualité esthétique. C’est là qu'il 
faut voir la différence radicale entre la photo et le cinéma. 

La photo a d'autres « défauts » qui se sont transformés en 
«: qualités » dans le cinéma. 

Lu réalité, toute photographie déforme le matériau. I! suffit 
pour cela de regarder des « vues » : peut-être ma déclaration 
semblera-t-elle subjective, mais je ne parviens à identifier la 
ressemblance des vues qu'en prenant des points de repère, plus 
exactement des détails différenciateurs : un arbre, un banc, 
une enseigne. Non parce que cela ne « ressemble pas du tout », 
mais parce que la vue est isolée. Ce qui dans la nature n'existe 
qu'associé, ce qui n’est pas délimité, est isolé dans la photo en 
une entité autonome. Un pont, un embarcadère, un ou plusieurs 
arbres, etc., n'existent pas comme des entités quand on les 
contemple, ils sont toujours liés à l'entourage ; leur fixation 
est instantanée et transitoire. Une fois réalisée, elle exagère 
des millions de fois les traits individuels de la vue et c’est ce 
qui provoque l’effet de «non-ressemblance». 

Ceci est valable pour les « plans d’ensemble » : le choix de 
l'angle de vue. si élémentaire soit-il, le choix de l’endroit, si 
étendu soit-il. conduisent à ces résultats identiques. 

La désignation du matériau sur la photo détermine l’imité 
de chaque photo, le resserrement des corrélations de tons les 
objets ou éléments d’un objet à l'intérieur de la photo. Le 
résultat de cette imité intérieure est que la corrélation entre 
les objets on à l’intérieur de l’objet, entre scs éléments, change 
de répartition. Les-objets se déforment. 

Mais c’c '« défaut » de la photo/ ces qualités inconscientes 
« non-canonisées », selon la formule de Victor Chklovski. se 
canonisent dans le cinéma, se transforment en qualités initiales, 
en points d'appui. 

La photo donne une position unique ; dans le cinéma, celle-ci 
devient une uni le, une mesure. 

L'image représente la même unité que la photo, que le vers 
complet (i). D'apres cette loi, tous les mots qui composent un 
vers se trouvent dans une corrélation particulière, dans une 
interaction plus étroite ; aussi, le sens du mot versifié est-il 
différent, comparé non seulement à toutes les formes de lan¬ 
gage pratique, mais aussi comparé à la prose. C'est ce qui fait 
que tons les petits mots auxiliaires, tous les mots secondaires, 
peu importants, de notre langage, deviennent dans la poésie 
exceptionnellement apparents et importants. 

Il en va de même dans l’image : son unité change la répar¬ 
tition de la valeur sémantique de toutes les choses, et chaque 
chose entre en corrélation avec les autres images et toute 
l’image. 

En tenant compte de ce fait, nous devons émettre une antre 
thèse : dans quelles conditions tous les « héros » de l’image 
(hommes et choses), entrent-ils en relation entre eux. ou plus 
exactement, n'y a-t-il pas de conditions entravant leurs rela¬ 
tions ? Oui, il en existe. 


Les « héros » de l’image, de même que les mots (et sons) 
dans le vers, doivent être différenciés, divers ; ce n'est qu’alors 
qu'ils sont en corrélation les uns par rapport aux autres, ce 
n’est qu’alors qu'ils ont une action réciproque et qu’ils se 
colorent mutuellement en prenant un sens. D’où le choix des 
hommes et des choses, d’où l’angle de vue, compris comme un 
procédé stylistique de délimitation, de différenciation. 

Le «choix» est né de la ressemblance naturaliste, de la 
correspondance entre l’homme et la chose du cinéma, de ce 
qui dans la pratique s'appelle le « choix du type ». Mais dans 
le cinéma comme dans tout art, ce qui est introduit pour des 
raisons bien précises commence à jouer un rôle qui perd son 
rapport avec ces raisons. Le « choix » sert avant tout à diffé¬ 
rencier les acteurs à l'intérieur du film, il est non seulement 
extérieur mais aussi intrinsèque au film. 

De la nécessité de différencier les «héros de l’image» 
découle aussi la signification du dans l'image. La 

fumée du navire et les nuages glissants sont utiles non seule¬ 
ment en tant que tels, non en eux-mêmes, mais aussi comme 
le passant qui avance par hasard dans une rue déserte, comme 
la mimique et le geste par rapport à l’homme et à la chose. 
Ils sont utiles en tant que signes différentiels. 


Ce fait d’aspect élémentaire détermine tout le système de 
la mimique et du geste dans le cinéma et le démarque réso¬ 
lument du système de la mimique et des gestes relatifs au 
langage. Ces derniers réalisent, « manifestent », l’intonation 
verbale dans le domaine moteur et visuel ; sous ce rapport, ils 
semblent compléter le mot. 

'Tel est le rôle des gestes et de la mimique dans le théâtre 
parlé. Dans la pantomime, ils « se substituent » à la parole 
supprimée. La pantomime est un art fondé sur la suppression, 
une sorte de jeu à qui perd gagne. 1£1 le consiste justement à 
compenser par d’autres l'élément manquant. Dans l’art même 
du mot. il existe certains cas où la mimique et les gestes 
« complémentaires » sont une gêne. Henri Heine affirmait qu’ils 
nuisaient h la finesse d'esprit verbale. (...) 

Cela signifie que la réalisation de l’intonation verbale dans 
la mimique et le geste gêne (en l’occiirrciicc) la structure ver¬ 
bale, viole scs rapports internes. A la fin de scs poèmes. Heine 
fait une astuce inopinée et il ne veut absolument pas que la 
mimique ou même l’amorce d’un geste signale la plaisanterie 
avant qu'elle ne soit formulée. Donc, le geste verbal non seule¬ 
ment accompagne la parole, mais il la signale, l’annonce. 

C’est pour cette raison que la mimique théâtrale est si étran¬ 
gère au cinématographe : si elle ne peut accompagner le mot 
inexistant, elle le signale, le suggère. Ces paroles suggérées par 
les gestes transforment le cinéma en un cinématophonc incom¬ 
plet. 

La mimique et le geste dans l’image, c'est avant tout un 
système de relations entre les « héros » de l'image. 


Mais la mimique peut aussi être indépendante dans l’image 
et les nuages peuvent ne pas voguer. U a relativité et la diffé¬ 
renciation peuvent se situer dans un autre domaine, se transfé¬ 
rer de Vintage «à la succession des images, au montage. Et les 
images immobiles qui se succèdent l’une à l'autre d’une manière 
particulière permettent de réduire au minimum le mouvement 
à l'intérieur des images. 

Le montage n'est pas la liaison des images, c'est une .niccr.?- 
sion différentielle d’images, et c’est précisément pour cela que 
des images qui ont entre elles un point de corrélation peuvent 
se succéder. Cette corrélation peut avoir trait non seulement 
à la fable mais encore, et dans une mesure beaucoup plus large, 
au style. Chez nous, seul existe en pratique le montage qui a 
trait à la fable. De plus l’angle de vue et l'éclairage sont 
arrangés n'importe comment. C’est une erreur. 

Nous avons établi que le style est un fait de sémantique. 
C’est pourquoi l’absence d'organisation stylistique, la disposition 
occasionnelle des angles et des éclairages, sont un peu comme 
des intonations flanquées pêle-mêle dans un vers. Cependant, 


64 










- S.V.D. Au centre : Sergueï Guérassimov. 


la lumière et l'angle, eu vertu de leur nature sémantique, sont, 
bien entendu, contrastés, différentiels, et c'est pourquoi leur 
succession « monte » elle aussi les images (les rend corrélatives 
et différentielles), tout comme la succession qui concerne la 
fable. 

Dans le cinéma, les images ne se « déroulent » pas dans un 
ordre suivi, dans un développement progressif, elles alternent. 
Tel est le principe du montage. Elles alternent comme un vers, 
une unité métrique, succède à l'autre, sur une frontière précise. 
Le cinéma tait des bonds d’image en image comme la poésie 
en fait d’une ligne à l’antre. 

Aussi étrange que cela soit, si l'on établit une analogie entre 
le cinéma et les arts du verbe, la seule légitime sera non pas 
celle entre le cinéma et la prose, mais entre le cinéma et la 
poésie. 

Une des conséquences principales du caractère bondissant du 
film est la différenciation des images, leur existence en qualité 
d'unitc. Les images en tant qu unités sont égales en valeur. A 
une image longue succède une image très courte. La brièveté 
de l’image ne la prive pas de sou indépendance, do sa corré¬ 
lation avec les autres. 

A proprement parler, l’image est importante dans la mesure 
où elle est « représentative » : dans les souvenirs surgis du 
<c foudu-cnehaîné », ou ne donne pas toutes les images de la 
scène dont le héros sc souvient, mais un détail, une seule 
image : de même, l’image en général n’épuise pas une situation 
donnée de la fable mais eu est seulement « représentative » 
clans la corrélation des images. Cela offre en pratique, dans le 
cadre d’un nouveau montage, la possibilité de couper les images 


au minimum et d'utiliser pour sa finalité « représentative » une 
image venue d’une tout antre situation de la fable, 

Une des différences entre V «ancien» et le «nouveau» 
cinéma tient à la conception du montage. Alors que dans l'an¬ 
cien cinéma le montage était un moyen de soudure et de 
collage, un moyen aussi d'expliquer les situations de la fable, 
un moyen en lui-même non perçu, dérobé, dans le nom eau 
cinéma il est devenu un des points d'appui, un des points 
perçus, un rythme perçu. 

11 eu a été ainsi en poésie où l'heurcusc monotonie, la non- 
perceptibilité des systèmes prosodiques figés a cédé le pas, dans 
le vers libre, à une perception aigue du rythme. 

Dans les premiers vers de Maïakovski, une ligne composée 
d’un seul mot suivait une longue, une quantité égale d'énergie 
tombée sur une ligne longue tombait ensuite sur une courte 
(les lignes comme les séries rythmiques sont égales en valeur) 
et c’est pourquoi l’énergie sc dégageait par impulsions. Il en 
va de meme avec le montage perceptible : l'énergie tombée 
sur un fragment long tombe ensuite sur un court. Le fragment 
court composé d'une image « représentative » est de valeur 
égaie an fragment long et. semblable à une ligne de vers com¬ 
posée d'un ou deux mots, l’image courte met en relief sa 
signification propre, sa valeur propre. 

Ainsi le processus du montage met en valeur les points 
culminants du film. Alors que dans le montage non-perceptible 
il tombait sur le point culminant une quantité de temps plus 
grande, avec le montage devenu rythme perceptible du film, 
c'est précisément la brièveté qui met le point culminant en 
valeur. 


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11 n’en serait rien si le fragment en tant qu’imite n’était une 
mesure corrélative au film. Involontairement, nous apprécions 
lin film en nous rejetant d’une unité vers l'unité suivante. Si 
les productions des metteurs en scène éclectiques causent nue 
irritation physiologique, c’est quon y applique pour une part 
le principe du vieux montage, du montage-collage où la 
« scène » (la situation de la fable) exhaustive sert d’unique 
mesure, et pour une autre part le principe du nouveau montage 
où celui-ci devient un élément perceptible de la construction. 

On assigne à notre énergie une certaine mission, une certaine 
démarche, et soudain cette mission change, l’impulsion initiale 
sc perd et, comme nous l’avions déjà reçue au commencement 
du film, nous n’en recherchons pas de nouvelle. Telle est la 
force de la mesure dans le cinéma, de la mesure dont le rôle 
est semblable à celui de la mesure, du mètre dans le vers. 

Ceci posé, en quoi consiste le rythme au cinéma, terme dont 
souvent on use et mésuse ? 

Le rythme, c’est l’interaction des moments stylistiques et 
métriques dans le déroulement du film, dans sa dynamique. Les 
angles et les éclairages ont leur importance non seulement 
dans la succession des images-fragments en tant que signes 
indicatifs de la succession, mais aussi dans la mise en valeur 
des fragments culminants. Il faut en tenir compte pour utiliser 
des angles et des éclairages spéciaux. Il faut qu'ils soient non 
pas fortuits, non pas « beaux » et « bons » en eux-mêmes, 
mais <jc bons » dans le cas donné, en fonction de leur interaction 
avec la démarche métrique, avec la mesure du film. L’angle et 
l’éclairage qui font ressortir niétriqnement un fragment mis en 
relief ne jouent pas du tout le même rôle que l'angle et l’cclai- 
rage qui font ressortir un fragment faiblement mis en valeur 
sur le plan métrique. 

L’analogie entre le cinéma et les vers n’est pas absolue. Le 
cinéma est en lui-même, comme la poésie, un art spécifique. 
Mais les gens du dix-huitième siècle n’auraient pas compris 
notre cinéma, pas plus qu’ils n’auraient compris telle poésie 
d’aujourd'hui. 

Le caractère « bondissant » du cinéma, le rôle qu’y joue 
l'iuiité-iinage, la transfiguration sémantique des objets quoti¬ 
diens (les mots dans les vers, les choses dans le cinéma), appa¬ 
rentent le cinéma et les vers. 

« 

*+ 

De là vient que le ciné-roman est un genre si original, tout 
comme le roman en vers. Pouchkine disait : « Ce n’est pas un 
roman que j'écris, mais un ro?nan en l’ers. Il y a une différence 
diabolique. » 

En quoi consiste donc cette « différence diabolique» entre 
le ciné-roman et le roman en tant que genre écrit ? 

Non seulement dans le matériau mais aussi en ce que le 
style et les lois de la construction transfigurent, dans le cinéma, 
tous les éléments qu’on pourrait croire communs et pareille¬ 
ment adaptés à toutes les espèces, à tous les genres d’arts. 

Tel sc pose le problème de la fable et du sujet au cinéma. 
Pour résoudre ce problème de la fable et du sujet, il faut 
toujours prêter attention au matériau et au style spécifiques 
de l’art. 

Victor Chklovski, créateur de la nouvelle théorie du sujet, 
en présente deux approches : i) le sujet en tant que dérou¬ 
lement ; 2 ) la liaison des procédés de composition du sujet avec 
le style. La première, qui transfère l'étude du sujet du plan 
de l’examen des motifs statiques (et de leur existence histo¬ 
rique) vers celui qui consiste à voir comment les motifs vont 
et viennent dans la construction du tout, a déjà porté ses fruits, 
s’est enracinée. La seconde n’est pas encore enracinée et elle 
est, semble-t-il, oubliée. 

C’est de celle-ci que je veux également parler. 

Comme la question de la fable et chi sujet au cinéma a été 
très peu explorée, et que cela exige de grandes études préli¬ 
minaires. je me" permettrai de l’éclairer dans le matériau litté¬ 
raire, plus exploré, afin seulement de poser ici la question de 
la fable et du sujet au cinéma. Je crois que cc n’est pas 
superflu. 

O 11 appelle généralement fable un schéma statique de rela¬ 
tions du type : «Elle était gentille et il l’aimait. Lui, cepen¬ 


dant, n’était pas gentil et elle ne l’aimait pas» (épigraphe de 
Heine). 

Le schéma des relations (la « fable ») de la fontaine de 
Bakhtchissaraï sera alors à peu près celui-ci : « Guiréï aime 
Maria.• Maria ne l’aime pas. Zaréma aime Guiréï, il ne l'aime 
pas», 11 est parfaitement clair que ce schéma n’explique rien 
ni dans la Fontaine de B a h ht c, hissa rai ni dans l'épigraphe de 
Heine et qu'il s’applique pareillement à des milliers de choses 
différentes, depuis la phrase de l’épigrammc jusqu’au poème. 
Prenons une autre acception courante de la fable : le schéma 
de l'action, La fable alors se manifeste à peu près sous cette 
forme minimum : « Guiréï sc deprit de Zaréma à cause de 
Maria. Zaréma tue Maria». Mais que faire si cc dénouement 
11 c se trouve absolument pas dans Pouchkine ? Pouchkine laisse 
seulement deviner le dénouement ; le dénouement est inten¬ 
tionnellement voilé. Il est audacieux de dire que Pouchkine a 
renoncé au schéma de notre fable parce que lui non plus n’en 
avait vraiment que faire. Cela revient à peu près à scander 
tel de ses vers volontairement boiteux et à dire à son propos 
que Pouchkine a renoncé à l’iambe. Ne vaut-il pas mieux renier 
le schéma plutôt que de considérer que c’est l’œuvre qui en 
constitue une « renonciation » ? Et, effectivement, il est plus 
juste de considérer que la métrique d’un poème est non pas le 
« pied », le schéma, mais le tracé accentué (le tracé des accents 
toniques) de la chose. Dès lors sera « rythme » toute la dyna¬ 
mique du poème qui tirera sa configuration rie l’interaction du 
mètre (tracé accentué), des liaisons discursives (syntaxe) et des 
liaisons sonores (« redites »). 

31 eu va de même dans le problème de la fable et du sujet. 
Ou bien nous nous hasardons à créer des schémas qui ne s'in 
tègrent pas à l’œuvre, ou bien nous devons définir la fable 
comme le tracé sémantique (lié au sens) de l'action. Le sujet 
de la chose sc définit alors comme sa dynamique prenant forme 
à partir de l’interaction de tous les liens du matériau (y com¬ 
pris la fable eu tant que lien de l’action) relevant du style, de 
la fable, etc. Tl y a aussi un sujet dans tin poème lyrique mais 
la fable y est d’un tout autre ordre et son rôle dans le déve¬ 
loppement du sujet est entièrement différent. La notion de sujet 
n’est pas recouverte par la notion de fable. Le sujet peut être 

excentré par rapport à la fable. Dans les rapports du sujet 

et de la fable ( 2 ) que nous avons ici, plusieurs types sont 
possibles. 

ï. Le sujet s'appuie essentiellement sur la fable, sur la 

sémantique de l'action. 

Ici la répartition des lignes de la fable acquiert une impor¬ 
tance particulière, en fonction de quoi une ligne en bloque une 
autre, et c'est ce qui fait progresser 1c sujet. Il est un curieux 
exemple de type où le sujet se développe sur une ligne de 

fable mensongère. La nouvelle d’Ambrose Bieree La Rivière 
du Hibou en est 1111 : on pend un homme, la corde casse, il 
tombe dans la rivière. Le sujet se développe alors sur une 
ligne de fable mensongère : il nage, s’enfuit, court chez lui 
et là seulement il meurt. On découvre dans les dernières lignes 
(pic la fuite est une vision qu’il a eue juste avant de mourir. 

Il en est de même avec Le Saut dans iinconnu de Léo Perutz, 

Il est intéressant de noter que dans 1111 des romans les plus 
fertiles en intrigues, Les Misérables de Hugo, le « blocage » 
est réalisé tant par la surabondance des lignes secondaires de 
la fable que par Vintroduction de matériaux historiques, scienti¬ 
fiques. descriptifs , en tant que tels, Cc que nous venons de 
dire est caractéristique du développement du sujet et non de 

la fable. Le roman, en sa qualité de grande forme, exige ce 

développement du sujet hors de la fable. Le développement 
du sujet conforme au développement de la fable caractérise 
les récits d’aventures. (A propos, la «grande forme» en litté¬ 
rature ne sc dégage pas du nombre de pages, pas plus que de 
la longueur du métrage an cinéma. La notion de « grande 
forme » est une notion énergétique ; il faut ici prendre en 
considération l’effort consacré à la construction par le lecteur 
(ou le spectateur). Pouchkine a créé une grande forme poéti¬ 
que sur le principe de la digression. Par ses dimensions. 
Le Rrisonnicr du Caucase n’est pas plus grand que certaines 
épîlres de Jonkovski, mais il est une grande forme, car les 
digressions dans un matériau loin de la fable élargissent extra- 


67 



ordinairement l'« espace» du poème et. pour une quantité équi¬ 
valente de vers dans VEpîtrc de Joukovski a Voiékov et dans 
Le Prisonnier du Caucase de Pouchkine, elles obligent le lec¬ 
teur à dépenser une quantité de travail tout à fait differente. 
Si j’avance cet exemple, c’est que Pouchkine dans son poème 
a utilisé le matériau d’une épître de Joukovski mais en a fait 
une digression par rapport à la fable). 

Ce blocage sur un matériau éloigné est lui aussi caracté¬ 
ristique de la grande forme. 

De même dans le cinéma : les «grands genres» se distin¬ 
guent des genres de « chambre » non seulement par le nombre 
de lignes de la fable mais aussi par la quantité du matériau 
de blocage en général. 

2. Le sujet se développe à côté de la fable. 

Dans ce cas. la fable propose une énigme, en vertu de quoi 
l’énigme et le dénouement ne font que motiver le développe¬ 
ment du sujet et le dénouement peut n’être pas donné. Dans 
ce cas le sujet se transporte sur l'assemblage et la soudure des 
parties du matériau discursif extérieur à la fable. La fable 
n’est pas donnée et c’est la «recherche de la fable», eu sa 
qualité d’équivalent, de remplaçant, qui sert de ressort et mène 
le jeu à sa place. Telles sont par exemple de nombreuses 
œuvres de Tilniak, Leonhard Frank et autres. En « cherchant 
la fable », le lecteur fabrique le maillon et réalise l'assemblage 
des parties liées seulement entre elles sur le plan du style (ou 
par la motivation la plus générale, par exemple l'unité de lieu 
ou de temps). 

I! est parfaitement clair que dans le dernier type, c'est 
le style, les rapports de style des morceaux liés entre eux, qui 
assument la fonction de sujet-moteur principal. (...) 

* 

Je veux dans cet article poser seulement les problèmes sui¬ 
vants : 

i) !e lien du sujet avec le style dans le cinéma ; 2) comment 
les genres an cinéma sont déterminés par la relation du sujet 
avec la fable. 

Pour poser ces deux problèmes, j’ai là encore cherché mon 
« élan » dans la littérature. Le « saut » dans le cinéma néces¬ 
site de longues études. Nous avons vu en littérature qu'on 11c 
peut pas parler de la fable et du sujet « en général », que le 
sujet est étroitement lié «à un système sémantique donné qui 
à son tour est déterminé par le style. 

Le rôle de sujet assumé par les moyens sémantiques et 
stylistiques dans Le Cuirasse Potcmkinc saute aux yeux, mais 
il n’a pas fait l’objet d’une étude. Les études qu’on fera plus 
tard mettront cela à nu. et pas seulement dans des exemples 
aussi manifestes. Signaler la «retenue» du style, son «natu¬ 
ralisme » dans tels 011 tels autres films, chez tels ou tels antres 
metteurs en scène, n’équivaut pas à écarter le rôle du style. 
Simplement, il y a différents styles et ils ont des rôles diffé¬ 
rents selon leur relation avec le développement du sujet. 

L'avenir des études sur le sujet dans le cinéma sera fonction 
des études sur son style ci les particularités de son matériau. 

La méthode employée par la critique pour discuter des films, 
une méthode bien arrêtée et devenue de bon ton chez nous, 
montre combien nous sommes naïfs à cet égard : a) on discute 
du scénario (d’après le film achevé), puis on passe à la discus¬ 
sion sur le metteur en scène. Mais il 11’est pas juste de parler 
du scénario d'après le film achevé. Presque toujours le scénario 
donne la « fable en général » avec certains cléments qui se 
rapprochent du caractère bondissant du cinéma. Comment la 
fable va se développer, quel sera le sujet, le scénariste n’en 
sait rien, non plus d’ailleurs que le metteur en scène avant la 
projection des fragments. Et là. les particularités de tel ou tel 
style et de tel ou tel matériau peuvent permettre le développe¬ 
ment de toute la fable du scénario, la fable du scénario entre 
« en entier » dans le film, mais elles peuvent aussi ne pas le 
permettre, et dans le cours du travail, la fable se transforme 
dans les détails sans qu’on le remarque, le sujet est conduit 
par le développement. 

Le débat sur un « scénario de fer » est possible là où pré¬ 
valent les styles standardisés de metteurs en scène et d'acteurs. 


c’est-à-dire là où le scénario s’écarte déjà d’un certain style 
de cinéma. 

L'absence d'étude sur la théorie suscite aussi des fautes de 
pratique plus substantielles. 

C’est le cas du problème des genres dans le cinéma. 

Les genres qui ont surgi dans les lettres (et le théâtre) sont 
souvent transportés tout entiers, tout prêts, dans le cinéma. 
Qu’en sort-il ? Des résultats inattendus. 

Par exemple, la chronique documentaire historique. Trans¬ 
portée tout entière de l'art écrit dans le cinéma, elle donne un 
film qui est avant tout la reproduction d’une galerie de por¬ 
traits animée. C'est qu'en littérature la condition essentielle 
(l'authenticité) va de soi grâce aux noms historiques, aux dates, 
etc., tandis qu’au cinéma, dans le cas d'un parti pris documen¬ 
taire, c’est l’authenticité elle-même qui se trouve être le pro¬ 
blème principal. «Est-ce ressemblant?», commenceront par 
demander les spectateurs. 

Quand nous lisons un roman sur Alexandre \ ar , quels que 
soient ses actes dans le roman, ce seront les actes d’ « Alexan¬ 
dre i er ». S’ils ne sont pas vraisemblables, c’est qu’ « Alexan¬ 
dre I er est dépeint de manière infidèle », mais « Alexandre F r » 
reste la prémisse. Au cinéma, le spectateur naïf dira : « Comme 
cet acteur ressemble (ou ne ressemble pas) à Alexandre 1 " !» 
Et il aura raison et en toute innocence — même avec des com¬ 
pliments — il détruira la prémisse même du genre: l'authen¬ 
ticité. 

Ainsi, le problème des genres est étroitement lié au pro¬ 
blème du matériau spécifique et du style. 

En substance, le cinéma a vécu jusque-là sous des genres 
qui lui étaient étrangers : le «roman», la «comédie», etc. 

A cet égard, le « comique » primitif était plus honnête et 
sa manière de poser le problème des ciné-genrcs était sur le 
plan théorique meilleure que celle du compromis qu’est le 
« ci ne-roman ». 

Dans le « comique », le développement du sujet se faisait 
à l’extérieur de la fable, ou, plus exactement, dans la ligne 
de fable du cinéma primitif le sujet se déroulait sur un maté¬ 
riau accidentel (du point de vue de la fable, mais en fait 
spécifique). 

Le fond du problème est justement là : non pas dans les 
signes extérieurs, secondaires des genres des arts voisins, mais 
dans la relation entre la fable et le ciné-sujet spécifique . 

L'accent maximum sur le sujet = l'accent minimum sur la 
fable, et inversement. 

Ce n'est pas à la comédie que faisait penser le « comique » 
mais plutôt à la poésie humoristique, car le sujet s’y dévelop¬ 
pait d’une manière dépouillée de tous procédés sémantiques et 
stylistiques. 

vSeule la timidité nous interdit de mettre en lumière dans 
les ciné-genres actuels non seulement le ciné-poème, mais aussi 
le ciné-pocme lyrique. Seule- la timidité nous empêche de pré¬ 
senter à l’affiche une chronique documentaire historique comme 
étant une « galerie de portraits animée » de telle ou telle 
époque. 

Le problème de la liaison du sujet avec le style au cinéma 
et leur rôle dans la détermination des ciné-genrcs exige, je le 
répète, de longues études. Te me suis ici borné à le poser. 

Youri TYNIANOV. 

(Texte extrait de Poetika Ri 110 , 1027 . Traduit du russe par 
Sylvutne Mossc ci Andrée Robel.) Copyright « Cahiers du 
Cinéma ». 

( 1 ) J'emploie ici et ailleurs le mot passe-partout d'« image», 
c’est-à-dire fragment de film pris sous le même angle de vue, 
le même éclairage. La vraie image-celluîe sera par rapport à 
l’image-fragment l’équivalent du pied pour le vers. La notion 
de pied dans le vers est plutôt didactique et, en tout cas, 
valable uniquement pour de rares ensembles métriques ; la 
toute dernière théorie du vers s’intéresse au vers ainsi qu'à 
la série métrique, et non au pied comme au schéma. A pro¬ 
prement parler, dans la théorie du film, la notion technique 
d’image-cellulc n’est pas essentielle, elle est entièrement rem¬ 
placée par la longueur de l’image-fragment. 

( 2 ) C’est Victor Chklovski dans ses travaux sur Sterne et 
Rozanov qui l’a montré pour la première fois. 


68 































Boris Eichenbaum : 
Problèmes de la 
ciné-stylistique 


_ 1 _ 

Il il existe pris darts en soi. d'arts phénomènes de la nature, 
il existe un besoin d’art propre à Fliomine. Ce besoin est satis¬ 
fait de façon diverse aux différentes époques, chez les diffé¬ 
rents peuples, dans les différentes civilisations. (...) 

Il convient de distinguer deux phases dans l'histoire du 
cinéma : l’invention de l’appareil grâce auquel il a été pos¬ 
sible de reproduire le mouvement sur l’écran, et sou utilisation 
pour transformer la bande cinématographique en hlm. Au pre¬ 
mier stade, le cinématographe n'était qu'un appareil, qu'un 
mécanisme ; au second, il est devenu une sorte d'instrument 
entre les mains de l’opérateur et du metteur en scène. Ces 
deux aspects ne sont évidemment pas fortuits. Le premier est 
le résultat naturel des perfectionnements techniques de la pho¬ 
tographie ; le second, le résultat naturel et obligatoire des nou¬ 
velles exigences artistiques. Le premier touche au domaine des 
inventions qui ont progressé d'après les luis de leur logique 
propre ; le second peut être rangé parmi les découvertes : 
l'appareil peut être utilise pour aménager le nouvel art. un art 
dont le besoin se faisait sentir depuis longtemps. 

Les inventeurs de l’appareil cinématographique ne se dou¬ 
taient assurément pas qu’ils avaient créé les conditions voulues 
pour organiser cet art. Près de 20 ans se sont écoulés avant 
que la technique cinématographique soit vraiment comprise 
comme la technique de Fart cinématographique. Dans les pre¬ 
mières années, ce qui captivait le plus était l'illusion du mou¬ 
vement. Le cinéma était un tour de passe-passe technique, et 
ne dépassait guère le principe de la photographie animée. On 
ignorait les scénarios et le montage. Ku 1897. 011 ne pensait 
meme pas a coller les fragments de films. On voulait avant 
tout perfectionner techniquement Fappareil en tant cpie tel. 

La bande cinématographique dont la longueur ne dépassait 
pas 17 mètres ne reproduisait qu'une scène unique, comme, par 
exemple. Lu Sortie des ouvriers des usines l.innicre. Pendant 
longtemps les « vues », sortes de caries postales animées, occu¬ 
paient la première place. C'était le stade primitif des scènes 
et paysages quotidiens (on trouvait ainsi (pic l'eau était tort 
« photogénique »). Bientôt venaient s’adjoindre à ces genres 
initiaux les tableaux comiques qui ont fortement contribué à 
faire reconnaître le cinéma comme un art : grâce à l’essence 
même du comique, ils se passaient des motivations compli¬ 
quées et des trames enchevêtrées ; ils opéraient avec un 
matériau emprunté à la vie de tous les jours, tout en cons¬ 
tituant la hase primitive des futurs truquages et en élaborant 
toute une série de poncifs spécifiques nécessaires. A ce stade, 
le principe de la photographie animée était toujours essentiel 
et unique. 

A proprement parler, l’invention de la caméra a insufflé une 
vie nouvelle an domaine de la photographie, jusque-là extrê¬ 
mement limité. La photographie ordinaire, bien qu'elle tendît 
à être « artistique », ne pouvait occuper une situation à elle 
parmi les arts, dans la mesure où elle était statique et donc 
uniquement « figurative ». A côté du dessin qui accordait à 
l'artiste suffisamment de liberté pour réaliser des projets divers. 


la photographie était quelque chose d’auxiliaire, de purement 
technique, dénué de «style». La caméra a dynamisé le cliché 
photographique, Fa transformé à partir d’une unité fermée et 
statique en image, en une fraction infinie du flot eu mouve¬ 
ment. Four la première fois dans l’histoire, un art « figuratif » 
de pur sa nature même pouvait se dérouler dans le temps, se 
situait en dehors de la concurrence, de la classification, des ana¬ 
logies. Tout en associant scs différents éléments au théâtre, au 
dessin, à la musique et à la littérature, il était aussi quelque 
chose de totalement nouveau. Les moyens mécaniques de la 
photographie (clair-obscur, prise de vues sans truquage, dimen¬ 
sions du cliché, etc.) ont acquis une signification nouvelle, sont 
devenus moyens de ciné-langage particulier. Lu même temps 
(pie progressait la ciné-tcchniquc et qu'011 prenait conscience 
des possibilités multiples du montage, 011 établissait la distinc¬ 
tion entre le matériau et la construction obligatoire et carac¬ 
téristique pour chaque art. C’était le problème de la firme 
qui surgissait. 

Sur la toile de fond du cinéma, le domaine de la simple 
photographie s'est définitivement précisé comme élémentaire, 
quotidien, appliqué. Les rapports entre la photo et le cinéma 
rappellent ceux entre la langue pratique et la langue poétique. 
La caméra a permis de découvrir et d'employer des effets que 
la simple photographie n’aurait pu ni n’aurait voulu utiliser. 
C'est le problème de la «photogénie» qui se trouvait posé ; elle 
introduisait dans la cinématographie le principe du choix du 
matériau en fonction d'indices spécifiques. 

La raison de vivre de l’art est de se soustraire à l’usage 
quotidien parce qu’il n'a pas d'application pratique. L'automa¬ 
tisme quotidien de l'usage du mot laisse inutilisées des masses 
de nuances sonores, sémantiques et syntaxiques, lesquelles trou¬ 
vent leur place dans l’art littéraire (Victor Chklovski). La 
danse se bâtit sur des mouvements qui n'entrent pas dans la 
démarche habituelle. *Si Fart utilise le quotidien, c’est comme 
matériau dans une interprétation imprévue ou bien sous un 
aspect ontrancièremcnt déformé (le grotesque). D’où le 
<■ conventionnel » permanent de Fart (pie ne peuvent surmonter 
les « naturalistes » même les plus extrêmes cl conséquents, 
dans la mesure où ils demeurent des artistes. 

La nature première de Fart, c’est le besoin de défoulement 
des énergies de l'organisme humain qui s'extraient du quoti¬ 
dien ou agissent plus ou moins sur lui. C'est là le fondement 
biologique qui lui communique la force de la nécessité vitale 
à la recherche de la satisfaction. Ce fondement, qui trouve 
son expression dans le jeu n'a pas de « sens » déterminé 
exprimé, il s'incarne dans les tendances « abstruses ». poursui¬ 
vant « un but en soi ». qui transparaissent dans tout art et 
constituent son ferment organique. I/utilisatioii de ce ferment 
pour le transformer en «expressivité» est ce qui organise 
l'art, en tant que phénomène social, en tant cpie « langage » 
d'un genre particulier. Ces tendances se dépouillent souvent 
et deviennent un mot d’ordre révolutionnaire, et c’est alors 
qu'on commence à parler de la « poésie abstruse », de la « mu¬ 
sique absolue », etc. 

Le cinéma est devenu un art lorsque la signification de ces 
deux éléments s’est précisée. La phutogeuie t c'est l'essence 


70 







« abstruse » du cinéma, parallèle au « caractère abstrus » musi¬ 
cal, littéraire, pictural, moteur et autre. Nous la voyons sur 
récran en dehors de tout lien avec le sujet, dans les visages, 
les objets, le paysage. Nous avons une vision nouvelle des 
choses, clics nous paraissent alors inconnues. Dclluc a dit : « La 
locomotive, le vapeur océanique, l'aéroplane, la voie ferrée, 
sont photogéniques, de par le caractère même de leur structure. 
Chaque fois que courent sur l’écran des images de « ciné- 
vérité » qui nous montrent le mouvement d'une flottille ou fl un 
navire, le spectateur crie d’émerveillement > (r). Non en raison 
de la « structure » même de l’objet, mais de la manière dont il 
est donné sur l'écran. N’importe quel objet peut être photo¬ 
génique, tout est question de méthode et de style. L'opérateur 
est l’artiste de la photogénie. La phutogénic utilisée comme 
« expressivité » se transforme en langage de la mimique, des 
gestes, des choses, des angles de vue, des plans, etc. qui sont 
te fondement tic la ciné-stylistique. 


_ 2 _ 

Le besoin d’un nouvel art de masse sc faisait sentir depuis 
longtemps, d'un art dont les procédés artistiques seraient acces¬ 
sibles à la « foule », une foule urbaine dépourvue de folklore 
« propre ». Cet art qui s'adresse aux masses devait surgir sous 
forme d’ «art primitif» nouveau, qui s’opposerait révolution¬ 
nai renient aux formes raffinées des arts anciens, ayant une 
existence distincte. 

Ce « primitivisme » pouvait être réalisé sur la base d'une 
invention qui, poussant au premier plan un nouvel élément 
artistique, faisant de lui sa dominante constructive, rendrait 
possible une forme particulière de fusion (une syncrétisatiou) 
des différents arts. 

L’évolution de l’art, pris comme quelque chose d’unique, 
s’exprime dans les oscillations permanentes entre la dittéren- 
ciation et la fusion. Chaque art pris en particulier existe et 
se développe sur le fond des autres, tant comme genre parti¬ 
culier que comme variété. Aux diverses époques, ces deux 
catégories d’arts tendent à être arts de masse et sont inspirés 
par le souffle du syncrétisme, visant à absorber des éléments 
empruntés à d’autres arts. La différenciation et la syncréti- 
sation sont des processus permanents et également importants 
dans l’histoire des arts qui évoluent corrélativement. Les for¬ 
mes syncrétiques tic sont nullement l’attrihut exclusif de l’art 
des sauvages on du « peuple », comme on le croyait aupara¬ 
vant ; leur tendance à la construction est un fait constant de 
la civilisation artistique. 

Les drames musicaux de Wagner on les danses symphoniques 
des novateurs du ballet, sont manifestations isolées des ten¬ 
dances syncrétiques de la nouvelle époque. Mais il manquait 
à ces tentatives l’esprit du « primitivisme » révolutionnaire in¬ 
dispensable pour que la nouvelle forme acquière la valeur 
d’art de masse eu s’opposant aux autres par sa largeur d’in¬ 
fluence. Le tournant général de la culture qui nous a ramenés 
dans une large mesure aux principes des débuts du Moyen Age 
a mis à l'ordre du jour une exigence décisive : créer un art 

nouveau, affranchi de la tradition, primitif par ses procédés 

«linguistiques» (sémantiques), et grandiose par ses possibilités 
d’influence sur les masses. Et comme la civilisation de notre 
époque vit sons le signe de la « technicité ». cet art devait 

naître des profondeurs mêmes de la technique. 

A son stade primitif le cinéma a etc un art de ce genre. 11 est 
typique de noter que dans scs premières années (et sans doute 
jusqu’à la première guerre mondiale), le cinéma était jugé 
comme un art « vulgaire », « de bas étage », bon seulement 
pour la foule. Il a conquis ses premières positions en province 
et dans les banlieues des grandes villes. L'intellectuel séduit par 
la publicité et qui entrait dans un cinéma sc sentait mal à 

son aise lorsqu’il sc trouvait en face d’un autre intellectuel : 
« Toi aussi, tu t’es laisse embobiner ?» sc disaient-ils inté¬ 
rieurement l’un et l'autre. Qui aurait pu croire alors que la 
grande salle du Conservatoire de Léningrad abriterait une salle 
clc cinéma ? (...) 

(r) Louis Dctllue : Phoiogcnie . 


Sur le fond des autres ans. le cinéma avait quelque chose 
de primitif, de commun, d’offensant pour un goût raffiné. Le 
fait même qu’un art nouveau ait été crée sur la base de la 
photographie balayait les idées « élevées » habituelles sur la 
création artistique. J.a caméra résistait cyniquement au carac¬ 
tère prétendument « artisanal » des arts aînés et leur communi¬ 
quait (surtout au théâtre) jusqu'à un certain point une nuance 
archaïque. 

Un audacieux nouveau-venu qui menaçait de transformer 
l’art en simple technique faisait irruption au milieu des arts 
abrités derrière le rempart des traditions. La séance de cinéma 
était un « rabaissement » total du spectacle théâtral, depuis le 
spectateur en manteau qui semblait être entré là par hasard, 
jusqu’à l’écran nu. qui remplaçait le rideau et le plateau de 
théâtre, 'l'ont choquait : la reproduction mécanique, la répéti¬ 
tion mécanique (deux à trois séances par soirée), la fabrication 
industrielle du film, etc. Il est parfaitement naturel que l’in¬ 
telligentsia, qui dans sa majorité était inspirée par les traditions 
de l’ancienne culture artistique, ait commencé par ignorer le 
cinéma, art primitif et mécanique, capable seulement clc satis¬ 
faire la « rue ». 

Il est superflu d'expliquer abondamment (pie la guerre et la 
révolution ont accéléré la diffusion du cinéma parmi les masses. 
Dans d’autres conditions historiques, il aurait probablement 
du soutenir nue bataille beaucoup plus longue et difficile. Il est 
intéressant par exemple de rappeler qu'avant la guerre, à 
l'époque de la décadence du symbolisme, les théoriciens du 

théâtre et les metteurs en scène étaient passionnés par l’idée 
du « théâtre de l’action » « pour la communauté ». Comme un 
certain appauvrissement sc faisait sentir dans la vie du théâtre, 
ils ont tenté de le combattre au moyen d'cxpéncnccs nouvelles : 
renaissance rallinée de « l'ancien théâtre », de la conimedia 
(lell'arte, cto. Parallèlement à l’idée de « théâtre communau¬ 
taire », on trouve celle de l’idée du « théâtre pour soi » 
(N. Kvrcïnov) et la parodie théâtrale s'écoule en un large flot ; 
ces deux lignes sont en fait un paradoxe raffiné qui témoigne 
de la crise de l’art théâtral. Pendant ce temps, la froideur 

vis-à-vis du théâtre sc faisait sentir de plus en plus nettement, 
non seulement parmi les spectateurs, mais aussi parmi les 
acteurs. 

Les rêves de <r théâtre communautaire» ont fait naufrage et 
sont restés le signe historique caractéristique de l’cpoquc du 
déclin théâtral, tandis que surgissait un nouvel art « commu¬ 
nautaire », en son genre un art de masse. Il était communau¬ 
taire non seulement par rapport au spectateur («la rue»), 
mais par rapport à la production meme. En tant que forme 
syncrétique et qu’invention technique, le cinéma rassemblait 

autour de lui des masses de spécialistes variés, et pendant 

longtemps le film a été présenté au spectateur sans noms, sans 
« auteurs ». mais au contraire comme le fruit des efforts conju¬ 
gués de toute une écpiipe. 

11 y a fort loin toutefois de cette «communauté» à celle 
dont rêvaient les symbolistes : c’est en fait une communauté 
à l’envers. La notion même de « caractère de masse » nécessite 
mute une série de réserves quand ou parle du cinéma. Nous 
qui avons assisté à la « naissance du cinéma » sommes bien 
sûr enclins à le romantiser plus ou moins. Mais si l’on s’oblige 
à réfléchir en toute quiétude, le caractère de masse du cinéma 
est une notion non pas qualitative, mais quantitative, non liée 
à son essence. C'est le signe caractéristique du succès du 
cinéma, c’est-à-dire mi phénomène purement social, conditionné 
par toute une série de circonstances historiques sans liens avec 
le cinéma eu tant que tel. Au contraire, le cinéma en lui-même 
n'exige nullement la présence clc la masse, comme du moins 
le théâtre. Celui qui a un projecteur peut voir un film chez 
lui et être de la sorte plongé dans la masse des spectateurs 
sans mettre le pied dans une salle de cinéma. Là, nous ne nous 
sentons pas le moins du monde membres de la masse, parti¬ 
cipants au spectacle de masse ; au contraire, les conditions de 
la séance de cinéma prédisposent le spectateur à se sentir 
totalement isolé, et c’est cette sensation qui constitue un des 
charmes psychologiques originaux de la cinc-perccption. Le 
film n’attend pas d’applaudissements de nous, il n’y a personne 
à applaudir à part le projectionniste. L’état d’âme du spectateur 


71 



est proche de la contemplation solitaire, intimiste, il regarde 
en (juelcjLic sorte le rêve d'un autre. Le moindre bruit étranger 
au film l'irrite beaucoup plus qu'au théâtre. Le bavardage des 
voisins (la lecture à haute voix des intertitres, par exemple) 
l'empêche de se concentrer sur le mouvement du film ; sou 
rêve serait de ne pas sentir la présence des autres spectateurs, 
d’être en tête-à-tête avec le film, de se sentir sourd-muet. 

Malgré tout son caractère de masse, ie cinéma est capable 
d'éirc l'art de chambre par excellence. Bien entendu, certains 
cinc-gcnres ont besoin, en raison de leur caractère, de la pré¬ 
sence de la foule ; toutefois, il est impossible d'appliquer à 
l'ensemble du cinéma ce trait particulier de certains genres. 
Un fait ne doit pas être perdu île vue : la période « de masse » 
du cinéma, celle où il sc gagnait ses positions parmi les autres 
arts et affermissait sa valeur sociale et économique, glisse déjà 
dans le passé. De temps à autre apparaissent des films qui sont 
le résultat d’une expérimentation artistique, et qui en tant que 
tels ne sont pas destinés à la masse. 

.Le cinéma a déjà son histoire non seulement commerciale 
mais aussi artistique : l’histoire des styles et des écoles. Parai’ 
lèlcment le ciné-spectateur a déjà acquis un goût assez ferme, 
il s’est habitué aux poncifs auxquels il n’aime pas renoncer. 
De la sorte, les rapports complexes entre les deux parties 
caractéristiques de tous les arts se sont déjà esquissés. Le Cabi¬ 
net du Docteur Caligari a été un four dans toute l’Lurope 
en tant que film destine à la masse, tandis que dans l'histoire 
du cinéma, il représente un très important bond en avant, et 
son influence a marqué de nombreux films postérieurs. Our 
Hospitality , avec Huster Keaton. qui a repose le problème du 
comique au cinéma (actions comiques du héros dans des situa¬ 
tions tragiques), était tout simplement un film trop intelligent, 
d’une intention trop compliquée, pour susciter l’enthousiasme 
sans limites cln spectateur, tandis que le comique plus élémen¬ 
taire du Lâche était plus facilement accessible. 

Il est fort probable que le succès commercial insensé du 
cinéma, qui a apposé son empreinte sur toute l'histoire de son 
«enfance dorée», marque la veille de la crise : le cinéma 
entre dans sa période d'adolescence, beaucoup plus difficile, 
mais beaucoup plus prometteuse. C’est uniquement dans la 
perspective de cct espoir qu’il convient de situer les problèmes 
théoriques complexes que j’essaie de cerner dans cct article. 


3 


Au stade actuel, le cinéma est une nouvelle forme syncré¬ 
tique de l'art. L'invention de la caméra a rendu possible la 
mise hors circuit de la dominante majeure du syncrétisme 
théâtral : le mot audible, qu’est venue remplacer une autre 
dominante : le mouvement visible dans les details. De la sorte, 
le système théâtral rattaché au mot audible a été bouleversé. 
Le ciné-spectateur se trouve dans des conditions totalement 
nouvelles de perception, qui sont le contraire du processus de 
lecture : de l’objet, du mouvement visible, à son interprétation, 
à la construction du langage intérieur. Le succès du cinéma 
est partiellement lié à ce type nouveau de travail cérébral qui 
ne s’effectue pas dans la vie de tous les jours. On peut 
affirmer que notre époque est moins que tout verbale, dans la 
mesure où l’on parle d’art. La ciné-culturc s'oppose, en tant 
que signe de l’époque, à la culture du verbe, livresque et 
théâtrale, qui dominait au siècle passé. Le ciné-spectateur 
cherche à sc reposer du mot. il vent uniquement voir et deviner. 

Ji est toujours inexact de qualifier le cinéma d'art «muet»: 
il ne s’agit pas en l'occurrence de son « mutisme » mais de 
l'absence de parole audible, de la corrélation nouvelle (le la 
parole et de l'objet. La corrélation théâtrale dans laquelle la 
mimique et le geste accompagnent le mot est supprimée, mais 
le mot en tant (pie mimique arriculatoire conserve son action. 
L'acteur de cinéma parle pendant le tournage, et ceci produit 
son effet sur l'écran. Le cinc-spcctatcnr semble effectivement 
sc transformer en sourd-muet (nous parlerons plus loin du 
problème de la musique), et cela ne détruit pas le rôle du mot, 
mais ne fait que le transposer sur un antre plan. On connaît 
l'histoire des sourds-muets qui assistaient à la projection d'nn 


film dans un cinéma anglais : ils avaient protesté contre la 
teneur des dialogues prononcés par les acteurs et qui ne corres¬ 
pondaient absolument pas à l’action sur l’écran. Pour eux. le 
cinéma était un art pins « verbal » que le théâtre où. en raison 
des conditions du spectacle (distance entre la scène et le specta¬ 
teur), ils tic pouvaient voir nettement les mouvements ;i rl 1 en - 
latoires. Le ciné-spectateur habituel nc saisit évidemment pas 
l'articulation en çllc-mëmc ; malgré cela, elle a son importance 
dans la mesure où les acteurs ne se comportent pas sur l’écran 
comme des sourds-muets, ne jouent pas la pantomime. L’analyse 
de la mimique articulatoirc à l’écran est un problème d'avenir : 
en tout état de cause, clic ne doit pas être un vestige passif 
du tournage. 

Un autre fait est plus important encore : le processus de 
langage dans l’esprit du spectateur. Pour l'élude des lois du 
cinéma (avant tout du montage), il est très important de 
reconnaître (pie la perception et la compréhension du film sont 
indissolublement liées à la formation du langage intérieur qui 
assemble les images séparées. Seuls les éléments « abstrus » 
du cinéma peuvent être perçus en dehors de ce processus. Le 
ciné-spectateur doit effectuer, pour enchaîner les images (cons¬ 
truction de la cinc-phrasc et des cinc-périodcs), un effort céré¬ 
bral compliqué qui est quasiment absent de l'usage courant où 
le mol recouvre et évince les autres moyens d’expression. 11 
doit continuellement composer la chaîne des ciné-phrascs. faute 
de quoi il nc comprendrait strictement rien. Ce n’est pas sans 
raisons que, pour certains, le ciné-effort cérébral est une occu¬ 
pation difficile, fatigante, inhabituelle et déplaisante. Une des 
préoccupations essentielles du metteur en scène est de faire 
en sorte (pic l'image « parvienne » au spectateur, c'est-à-dire 
qu'il devine le sens de l’épisode ou, eu d’autres termes, qu’il 
le traduise dans son langage intérieur. De la sorte, ce langage 
entre en ligne de compte dans la construction même du film. 

Le cinéma exige du spectateur une certaine technique spé¬ 
ciale de l'art de deviner ; au fur et à mesure que progressera 
lu cinéma, cette technique se compliquera. Dès à présent, les 
metteurs en scène se servent souvent de symboles et de méta¬ 
phores, dont le sens est souvent emprunté aux métaphores 
\crbales courantes. Un processus ininterrompu de langage inté¬ 
rieur accompagne la ciné-vision. Nous nous sommes déjà 
habitués à toute une série de poncifs typiques du ciné-langage : 
la plus petite innovation dans ce domaine nous frappe autant 
(pic l'apparition d'un terme nouveau dans le langage. 11 est 
impossible de traiter le cinéma comme un art totalement extra- 
verbal. Ceux qui veulent défendre le cinéma contre la « litté¬ 
rature » oublient souvent que le mot audible en est exclu, 
tandis que la pensée, c’est-à-dire le langage intérieur, y est 
gardée. L’étude des particularités de ce ciné-langage est un des 
problèmes les plus importants de la théorie du cinéma. 

Le problème des intertitres est lié à celui du langage inté¬ 
rieur. Si l’intertitre est un des accents sémantiques indispen¬ 
sables du film, on ne peut toutefois pas parler des intertitres 
« en général ». 11 faut distinguer leurs aspects et leurs fonc¬ 
tions dans le film. Le genre d’intertitres le plus déplaisant et 
étranger au cinéma est celui qui a un caractère narratif, celui 
que place « l’auteur », qui explique sans compléter. Ils rem¬ 
placent ce qui doit être montre et. en fonction de l'essence du 
ciné-art, être devine par le spectateur. Ils témoignent ainsi des 
défauts du scénario ou d’une imagination cinématographique 
insuffisante du metteur en scène. Ce genre d'intertitres inter¬ 
rompt non seulement le mouvement du film sur l'ccran, mais 
aussi le flot du langage intérieur, en obligeant le spectateur 
à se transformer provisoirement en lecteur et à graver dans sa 
mémoire ce que lui communique 1 ’ «auteur». Il en va autre¬ 
ment pour les intertitres de dialogues, rédigés en tenant compte 
des particularités du cinéma et placés à l'endroit voulu. Les 
titres brefs qui apparaissent lorsque le dialogue se déroule sur 
l’écran, et qui accompagnent certains gestes déterminés et 
caractéristiques des acteurs, sont interprétés comme uu élément 
parfaitement naturel du film. Ils ne remplacent pas ce qui peut 
cire obtenu autrement, nc coupent pas la ciné-réflexion, s'ils 
sont faits en fonction des lois du cinéma (le graphisme même 
des intertitres jonc un grand rôle en l'occurrence). Du moment 
que le dialogue doit parvenir au spectateur, l'aide des inter¬ 
titres est indispensable. Le dialogue inscrit sur l’intertitre ne 


72 



remplit pas le vide du sujet, n'introduit pas dans le film 
T « auteur * qui raconte une histoire, mais ne fait que complé¬ 
ter et accentuer ce que le spectateur voit sur l’écran. 

Soit dit en passant, l'expérience prouve que les films comi¬ 
ques ont plus que les autres besoin d’intertitres de dialogues, 
qui parfois accentuent considérablement l’cITct comique ; il 
suffit de rappeler les titres du Signe de Zorro (« Avez-vous 
jamais vu quelque chose de semblable?»). <hi Lâche («As¬ 
seyez-vous ! »). On obtient un tel résultat parce que le comique 
est en général un phénomène sémantique étroitement lié au 
mot. Le film comique est bâti d’habitude sur les détails de 
situations données, qui ne peuvent « parvenir » à l’esprit du 
spectateur que par l’intermédiaire des intertitres. 

En tout cas, puisque le cinéma n’est pas une variété de la 
pantomime et (pie le mot n’en est pas totalement exclu, les 
intertitres sont une partie parfaitement légitime du film, et le 
fond du problème est qu'ils ne se transforment pas en litté¬ 
rature, mais entrent dans le film cil qualité d’élément naturel, 
cinématographiquement conscient, 

11 existe un autre problème également lié d’une part à celui 
de la cinc-pcrccption et de l'autre à l’exclusion du mot audible, 
c’est celui de la musique au cinéma. Ce problème n'a presque 
pas etc élucidé sur le plan théorique, tandis que dans la pra¬ 
tique, il ne suscite presque pas de doutes. Le mot audible 
exclu devait être remplacé et la musique a été l’équivalent de 
certains aspects du mot. La musique assume le rôle d'amplifi¬ 
cateur émotionnel et accompagne le langage intérieur. Toutefois 
ces conclusions sont loin de résoudre les problèmes du caractère 
de la musique au cinéma et des rapports possibles entre le film 
et son illustration musicale. Quels doivent ou peuvent en être 
les principes ? 

.L’idée du « film musical » est très populaire en France ; 
Leon Moussinac, par exemple en parle avec beaucoup de brio, 
niais de manière insuffisamment précise : « Les phrases lumi¬ 
neuses doivent fusionner avec les phrases me!odieuses ; les 
ry/hmes dorentt s'associer, sc pénétrer et sc compléter mutuel¬ 
lement avec une précision et une simultanéité maximum. » (i) 

il est intéressant de rapporter après cette belle phrase l'appré¬ 
ciation de Bêla Ralazs qui tend à donner une solution totale¬ 
ment opposée au problème : « C'est un fait caractéristique que 
nous observons immédiatement l'absence de musique mais que 
nous ne prêtons pas la moindre attention à sa présence. N’im¬ 
porte quelle musique contiicnf à n importe quelle scène ... Car 
ht musique suscite des visions totalement differentes qui ne 
font que gêner les visions projetées sur Vécran lorsqu'elles les 
touchent de trop prés. » ( 2 ) Ralazs compte davantage sur 
l’association inverse : la réalisation de films accompagnant les 
œuvres musicales. 

L’observation de Balazs est subtile et juste. Un bon film 
absorbe tellement notre attention que nous ne remarquons en 
quelques sorte pas la musique. Dans le même temps, un film 
sans accompagnement musical nous semble appauvri. Est-ce 
l’habitude ou un besoin lié à la nature même du cinéma ? 

Il me semble que la solution de ce problème touche à ce que 
j’ai dit du caractère intimiste de la ciné-perception, de la 
contemplation du film comme un rêve. Ces aspects particuliers 
exigent que le film soit enveloppé dans un climat de mise en 
condition émotionnelle, dont la présence peut passer aussi 
inaperçue que la présence de l’art tout en étant absolument 
indispensable. 

Le langage intérieur du ciné-spectateur est beaucoup plus 
coulant et flou que le langage prononcé ; la musique qui ne 
s’oppose pas à son écoulement aide sa mise on forme. Le 
processus intime de formation du langage intérieur s’allie à 
l’interprétation musicale, en formant un tout. Il convient encore 
de noter que, jusqu'à un certain degré, la musique contribue 
à traduire les émotions suscitées par l’écran dans l’univers de 
l’émotion artistique : un film sans musique produit parfois une 
impression accablante. De la sorte, on peut affirmer que 
l’accompagnement musical du film facilite la formation du lan¬ 
gage intérieur ; voilà pourquoi il n’est pas perçu en lui-même. 

( 1 ) Léon Moussinac : La naissance du cinéma . 

( 2 ) Bêla Balazs : Dcr sichtbarc Mcnsch oder die Kultur des 
films . 1924 . P. 143 . 


Il existe encore un aspect obscur dans ce problème com¬ 
plexe : celui du rythme du cinéma et de sa correspondance 
ou de sa parenté avec le rythme musical. Ceux qui parlent 
volontiers du rythme des images ou du montage jouent souvent 
sur la métaphore ou emploient le mot de rythme dans le même 
sens général et peu fructueux qu’on lui donne quand on parle 
du rythme dans l’architecture, la peinture, etc. 

Ce que nous avons dans le cinéma moderne n’est pas le 
rythme au sens précis du terme (comme dans la musique, la 
danse, le vers), mais une certaine rythmique générale qui n'a 
aucun rapport avec le problème de la musique au cinéma. A 
vrai dire, le métrage des images peut jusqu’à un certain point 
servir de base à la construction du cinc-rythmc ; ce problème 
concerne l'avenir et il est malaisé d'en parler aujourd’hui. Il 
est probable qu’ultcricnrement, au cours de l’évolution du 
cinéma (lorsqu’il quittera l’adolescence pour la jeunesse), ses 
possibilités rythmiques se révéleront de manière plus nette, et 
alors les genres rythmiques particuliers pourront se définir en 
mettant l’accent non sur la fable, mais sur la photogénic. Il 
est possible que cette forme (analoguc.au vers) naisse de 
l’expérience de la cinc-illustration des œuvres musicales. C'est 
alors que le problème de la musique au cinéma sc précisera 
mieux. Pour l’instant, son rôle n'est typique que du stade 
syncrétique. 


_ 4 _ 

Donc, le cinéma s’est défini comme l’art de la « photo¬ 
génie » utilisant le langage du mouvement (expressions du 
visage, gestes, poses, etc.). Il est entré sur ce terrain en 
concurrence avec le théâtre et a remporté la victoire. Un fait 
a joué en l'occurrence un rôle très important : le ciné-specta¬ 
teur a eu la possibilité de voir les détails (expressions du 
visage, des choses, etc.), de sauter d’un lieu à un autre, de 
voir les hommes et les objets sur des plans, sous des angles, 
des éclairages différents, aussi facilement qu’en imagination. 
La cinc-dynamiquc qui sc développe sur l’écran a vaincu le 
théâtre, qui devient une sorte de « bonne vieille chose char¬ 
mante ». Le théâtre a dû prendre à nouveau conscience de 
lui-même, non plus comme forme syncrétique, mais comme 
art isolé dans lequel la parole et le corps de l’acteur doivent 
être affranchis de tout le reste. 

Un des défauts les plus marquants du théâtre, dans la 
mesure où il a etc un art syncrétique — defaut dont l'élimi¬ 
nation dans les conditions du spectacle théâtral n'est que par¬ 
tiellement possible —, était l'immobilité du plateau et par 
conséquent l’immobilité du point de vue et des plans. Les 
effets visuels du spectacle théâtral (mimique, gestes, décors, 
choses) sc heurtent fatalement au problème de la distance 
entre le plateau immobile et le spectateur. Il est pratiquement 
impossible de jouer sur les details visuels, ce qui rive la 
mimique et le geste ; le comédien doue pour la mimique ne 
peut pas déployer scs talents au théâtre. L’immobilité du pla¬ 
teau oblige l’acteur à jouer devant des décors plantes dans 
une position unique ; cela enchaîne l'auteur et introduit dans 
la dynamique verbale de Fart théâtral quelque chose d’exté¬ 
rieur, de superflu, de statique. Au théâtre, la chose joue un 
rôle totalement passif, elle est le témoin ou l’espion etranger 
du comédien et sa présence importune le spectateur. La divi¬ 
sion de l'espace théâtral en actes (allumage et extinction des 
éclairages), l’utilisation des plateaux tournants, etc. ne change 
rien à son essence et apparaît comme une pitoyable imitation 
dit cinématographe. Ce qui est l’essence et la nature profonde 
du cinéma semble grossier et lourd an théâtre, comme les 
efforts que fait un esprit plat pour paraître spiritticl. Le 
théâtre doit, bien entendu, suivre une autre voie, celle de la 
transformation du plateau en arène de l’activité exclusive de 
l’acteur, par la destruction de l’espace théâtral, en tant que 
heu déterminé de l'action, en d’autres termes, par le retour 
aux principes du théâtre shakespearien. 

Le cinéma a détruit le problème du plateau : son immo¬ 
bilité et son éloignement du spectateur. L’écran est un point 
figuré et son immobilité l’est également. La distance entre 
l’acteur et le spectateur varie incessamment, plus exactement, 


73 



clic n’existe pas du tout, i! n'y a plus que des échelles, des 
plans. Le visage de l’acteur peut être hypcrbolisc, ce qui per¬ 
met de voir le moindre mouvement musculaire : si le dérou¬ 
lement du film l’exige, le spectateur voit les détails les plus 
minimes du geste, du costume, de la situation. Rien n’est 
planté à attendre son tour ; tout change : les lieux de l'action, 
les parties des scènes, les points de vue sur ces dernières (de 
côté, de haut, etc.). Toutes ces possibilités techniques ont fait 
du cinéma un rival non seulement du théâtre, mais encore 
de la littérature. 

Avant l’invention du cinéma et - la reconnaissance du mon¬ 
tage, la littérature était Tunique art capable de développer des 
sujets à structure compliquée, des fables parallèles, de changer 
librement le lieu de l’action, de mettre des détails eu valeur, 
etc. A présent, devant le cinéma, nombre de ccs privilèges 
ont porcin leur monopole. La ciné-dynamique a été ici aussi 
assez puissante. Comme le .théâtre, la littérature, en fécondant 
le cinéma et en contribuant à son progrès, a en même temps 
perdu sa position anterieure et a dû prendre en considération 
ce nouvel art dans la suite de son évolution. 

Si, en plus de ce cpie nous avons dit, nous analysons le lien 
existant entre le cinéma et les arts plastiques (thème néces¬ 
sitant un examen particulier), il sera justifié de définir le 
cinéma moderne comme une forme syncrétique. Effectivement, 
le cinéma a de manière ou d’autre affecté tout le système des 
arts aînés, distincts, et tout en s’éloignant d’eux, il exerce en 
même temps une action décisive sur leur évolution ultérieure. 

Un fait nouveau s’offre à nous : la photogenic et le mon¬ 
tage ont rendu possible une dynamique des images visuelles 
inaccessible «à tout autre art. Cette dynamique, dont les pers¬ 
pectives sont loin d’être épuisées, a pour le moment obligé 
d’autres arts à se rassembler autour d’un centre nouveau et à 
le servir, C'est alors qu’ont commencé à se définir les diffé¬ 
rents styles du film, en fonction de telle ou telle méthode de 
traitement du matériau, de telle ou telle « tendance ». Les 
ciué-stylcs propres ne font que se dessiner et la théorie n’a 
presque pas encore étudié ce problème. 

On a coutume de parler du « naturalisme » du cinéma et de 
l’admettre comme sa qualité spécifique. Evidemment, cette 
opinion est naïve si elle est exprimée sous une forme primaire 
et catégorique, et il convient de la combattre parce qu’elle 
empêche de comprendre les lois propres du cinéma en tant 
qu’art. Il est parfaitement naturel qu’à son tout premier stade, 
lorsque les méthodes « linguistiques » même ne s’étaient pas 
encore précisées, le cinéma n’ait pas encore pris conscience 
de ses possibilités artistiques et se soit préoccupé essentielle¬ 
ment de créer l’illusion, de se rapprocher de la « nature ». 
Plus tard, avec Tutilisation de la caméra comme instrument, 
les plans d’ensemble, étant les plus « naturalistes », n'ayant 
pas encore rompu avec les principes purement photographi¬ 
ques, ont perdu leur signification initiale; le cinéma a alors 
développé ses possibilités conventionnelles, éloignées du natu¬ 
ralisme primitif : le gros plan, le fondu-eiichaîné, l'angle de 
prise de vue, etc. 

Le principe de la « photogenic » a déterminé l’essence 
profonde du cinéma, totalement spécifique et conventionnelle. 
Désormais, la déformation de la nature occupait dans le 
cinéma comme dans les autres arts, sa place naturelle. Entre 
les mains de l'opcratcur. la caméra a la même action que les 
couleurs entre celles du peintre. La même nature, filmée de 
points de vue différents, sous differents plans et éclairages, 
donne des effets stylistiques différents. Ces derniers temps, le 
tournage dans des décors naturels est de plus en plus rem¬ 
placé par le tournage en studio, justement parce que la nature 
empêche clc traiter l'ensemble du film dans le même style. 
Les metteurs en sccne se préoccupent non seulement de com¬ 
poser le film (le montage), mais aussi de composer les diffé¬ 
rentes images en s’inspirant de principes purement plastiques : 
symétrie, proportion, corrélation générale des lignes, réparti¬ 
tion de la lumière, etc. Des l'instant où il s’agit des styles du 
film et de la composition des images, le fameux « naturalis¬ 
me » ne constitue qu'un seul des styles possibles, qui n’est 
d’ailleurs pas moins conventionnel que les autres. 

Les exigences du « type », et concurremment le problème 


du comédien de cinéma (l'acteur et la « nature »), ne sont pas 
du tout nés parce que le cinéma est naturaliste, mais par 
suite des conditions de la projection : le gros plan et les 
particularités de la pliotogénic empêchent Tutilisation du ma¬ 
quillage aussi largement qu'au théâtre. D'où les principes 
totalement différents de l'expressivité dans le jeu même. 

Donc, le naturalisme au cinéma n'est pas moins conven¬ 
tionnel que dans la littérature ou le théâtre. 11 est toutefois 
vrai que le cinéma peut introduire la vraie nature, ce que ne 
peut pas faire le théâtre, par exemple. Le metteur en scène 
de cinéma peut avoir une sorte de « carnet de notes » dans 
lequel il conservera les scènes de genre filmées sans but par¬ 
ticulier et qu'il utilisera dans le montage d’un film de .type 
« physiologique », par exemple ; mais il ne peut le faire, 
comme l’écrivain, qu'à condition d'assujettir ce matériau au 
signe stylistique général du film et à son genre. 

5 

Dans la question du style du film, le caractère du tournage 
(plans, angles prise de vue, éclairage) et le type de montage 
ont une influence décisive. Il est convenu dans notre pays de 
ne comprendre le montage que comme une « composition du 
sujet », alors que son rôle fondamental est stylistique. Le 
moulage est avant tout le S)Stèmc de direction de l'image ou 
d\'nchaîncuient de l'image, une sorte de syntaxe du film. 

La composition du sujet résulte du scénario, voire même du 
livret ; si clic dépend du montage, ce n’est que dans la mesure 
où il lui donne telle ou telle coloration stylistique, en mo¬ 
tivant l'alternance des parallèles, en imprimant telle ou telle 
cadence, en utilisant les gros plans et autres. Le cinéma 
a sa langue, c’est-à-dire sa stylistique et ses procédés discur¬ 
sifs. Si j'utilise ces termes, ce n’est bien entendu pas pour 
apparenter le cinéma à la littérature, mais en fonction d’une 
analogie parfaitement légitime qui permet, par exemple, de 
parler de la « phrase musicale », de la « syntaxe musicale ». 
etc. Le phénomène du langage intérieur, caractéristique de la 
ciné-perception, me donne entièrement 1c droit d’utiliser cette 
terminologie, sans aller contre les caractères spécifiques du 
cinéma. 

S. Timochcnko (t) a tente d' « énumérer » les procédés 
fondamentaux du montage et de les « décrire ». Mais avant 
d’énumérer et de décrire (à condition que oc soit possible sous 
une forme générale), il faut construire la théorie du montage, 
qui n'a pas été abordée dans le livre. Dans cette énumération 
de quinze procédés, l'auteur mélange des procédés purement 
stylistiques, comme celui du « contraste », avec des procédés 
ayant une autre signification : deuxièmement, le montage en 
tant que tel, c'est-à-dire le problème des principes et procédés 
de la direction de l'image, est totalement laissé de côté. Tar 
exemple, le changement de lieu, en lui-même, n’est ni un pro¬ 
cédé ni du montage : c’est une possibilité technique offerte à 
la caméra et à l'écran, de même que le changement d’angle 
ou le « changement de plan ». Le montage est un procédé 
d’utilisation de cette possibilité, dont les variantes dépendent 
à la fois du genre du film et du style propre du metteur en 
scène. Le problème essentiel du montage, lorsque le sujet et 
le mouvement du film exigent un changement de lieu, est dans 
la manière de passer d'un endroit à un autre , d'une parallèle 
à une autre. Il s’agit d’un problème de stylistique (de logique) 
et de motivation. 

N'importe quel film offre un changement de lieu, mais ce 
qui distingue un metteur en scène d’un autre, c’est justement 
la manière dont il en fait le montage, les procédés qu’il em¬ 
ploie pour le préparer et le traiter. 

Dans un film, le mouvement est bâti sur le principe de 
l’enchaînement dans le temps et l’espace. La dynamique du 
cinéma, qui offre au metteur en scène le droit clc déplacer le 
lieu, les plans, les angles de vue, et de modifier les rythmes, 
impose dans le même temps des exigences que ni la littérature 
ni le théâtre ne connaissent : il faut que le film ait une conti¬ 
nuité spatio-temporelle. C’est là cette particularité du cinéma 
que Balazs a heureusement qualifiée de « visuelle Kontinui- 

ij L'art du cinéma et le montage du film. Léningrad. « Aca- 
demia » 1926. 


74 



tat ». Parlant des adaptations cinématographiques d'œuvres 
littéraires, Halazs note qu'elles ont toujours quelque chose de 
fragmentaire, un certain manque de vie : * Un récit imaginé 
sous forme littéraire saute par dessus de nombreux cléments 
qu'il ne faudrait pas éviter dans le film. Le mot, la notion, 
la pensée existent en-dehors du temps. Le tableau a la force 
concrète du présent et ne vit que là... C'est pourquoi le film, 
surtout dans la peinture des mouvements de l'âme, exige une 
continuité totale des différents éléments ». 

C’est ici que le metteur en scène se heurte à la « résistance 
de la matière » qu'il doit vaincre de manière ou d'autre : le 
cinéma exige un montage dans lequel le spectateur, du moins 
dans les limites de certaines parties, ait la sensation du temps, 
c'est-à-dire de la continuité ininterrompue des séquences. Il 
ne faut pas rechercher « Limité de temps » telle qu'elle est 
comprise au théâtre, mais faire sentir les relations tempo¬ 
relles des différents éléments. Chacun d'eux peut être rac¬ 
courci ou rallongé à volonté (c’est là un des principaux effets 
île rythme du montage), et sous ce rapport, le cinéma possède 
les possibilités constructives les plus riches ; chaque fragment 
de film doit avoir des rapports temporels avec le précédent. 
Il faut arriver à ce que les images voisines d’un film soient' 
perçues comme étant la precedente et la suivante : telle est 
la loi générale du cinéma ; en conformité avec celle-ci, la 
mission du metteur en scène est de l'utiliser pour bâtir le 
temps, c’est-à-dire créer l’illusion de la continuité. 

Si le personnage sort d’une maison, il 11c faut pas que 
l’image suivante le montre entrant dans mie autre maison : 
ce serait en contradiction avec la notion de temps et d'espace. 
D où la nécessité des « passages » qui, entre les mains de 
réalisateurs inexpérimentés, alourdissent le film en introduisant 
des détails superflus et par cela même dénués de sens. C’est 
justement là que le metteur en scène doit se montrer réflexif 
et imaginatif, c'est justement là que se fait sentir l’art du 
montage : la nécessite, dictée par la nature du matériau, de 
1 utiliser comme un procédé stylistique (destiné à donner le 
change au spectateur et à lui dissimuler le pouvoir de la 
« loi »). 

Comme dans n'importe quel art, tous ces « impossibles » 
sont bien entendu relatifs et peuvent à chaque instant se 
transformer en « possible ». Toutefois, on ne peut y parvenir 
que sous certaines conditions de style et de genre. Dans l'art, 
on peut violer une loi, mais on ne peut pas la contourner. S’il 
n’y a pas cle motivation positive, elle doit être négative. 

Nous allons à présent aborder la notion de montage en tant 
que ciné-stylistiquc. La réalité et l'importance de ce problème 
sont prouvées, il me semble, par ce que j’ai dit du « langage 
intérieur » du ciné-spectateur et des lois de la direction de 
l'image (« continuité visuelle » et logique des enchaînements). 
En éludant les questions relatives au principe du montage, 
S. Timochcnko se prive de la possibilité de répartir les pro¬ 
cédés de manière à ce qu'ils ne se croisent ni ne se mélangent. 
Le « procédé du contraste », par exemple, est un cas parti¬ 
culier de motivation avec changement de lieu ; en d’autres 
termes, c’est un des procédés de montage ayant un caractère 
stylistique. 

Voici l’exemple que cite S. Timochcnko : « Un riche Amé¬ 
ricain, après un lion repas, s’assoit sur une chaise confortable. 
Image suivante : dans la prison, un ouvrier de l'usine de ce 
riche patron s'assoit sur la chaise électrique. L’Américain ap¬ 
puie sur un bouton électrique : un lustre somptueux s'allume. 
On presse un bouton dans la prison, le courant traverse le 
corps de l'ouvrier », etc. Dans le système de 1 ’ « énuméra¬ 
tion », les choses sont simultanées : « le procédé de change¬ 
ment de lien », le « procédé du contraste », et les deux clé¬ 
ments se rapportent à la « composition dit sujet ». En réalité, 
c'est soit la motivation du changement de lieu (si le sujet 
l’exige), soit Futilisation du contraste dans des buts idéologiques, 
une sorte (le procédé oratoire de la juxtaposition. C'est bien 
pour cette raison que le sens du procédé dépend de sa fonc¬ 
tion. 

En plus de ce que j'ài dit plus haut sur la succession dans 
le temps, il convient encore de signaler qu’un montage bâti 
sur le principe de La simultanéité des séquences ne contredit 
pas cela. Cette simultanéité est autre que celle que nous con¬ 


naissons par exemple dans la littérature, lorsque l’auteur, 
passant d'un personnage à l’autre dit : « Pendant que... ». 
En littérature, le temps joue un rôle parfaitement conven¬ 
tionnel, celui de liaison : et l’auteur peut eu faire ce qu’il 
veut dans la mesure où il mène son récit. Au cinéma, cette 
simultanéité est cette même continuité, mais seulement réalisée 
en croisant les parallèles (je fais exprès de bouleverser la 
notion géométrique de parallèles). Une des continuités s’inter¬ 
rompt afin de se poursuivre sur un autre matériau. Cela donne 
la possibilité non seulement de créer l'illusion de la continuité, 
mais de créer le temps de manière diverse, d’autant plus qu'il 
est lié à l'espace. Je reviendrai plus bas aux détails de cette 
question, quand je parlerai du rythme. 

je passe à présent aux problèmes de la cinc-styiistique au 
sens étroit du terme, c’est-à-dire aux questions de la ciné- 
syntaxe (notion de ciné-phrase, montage de la ciné-séquencc) 
et de la ciné-sémantique (signes sémantiques du cinéma, méta¬ 
phores, etc,). 

Ces questions exigent évidemment mie étude spéciale sur la 
hase de films et je me bornerai ici à les poser. 


_ 6 _ 

roui art dont la perception s'écoule dans le temps doit avoir 
une certaine articulation correcte dans la mesure où il est 
une « langue », à tel ou tel degré. A partir des petites frac¬ 
tions qui constituent la nature du matériau meme, on peut 
aller plus loin et arriver jusqu’aux membres qui sont déjà des 
fractions constructives effectivement perceptibles (...) 

Au cinéma, il faut distinguer le positif (la pellicule) de sa 
projection sur l'écran. Le positif est un démembrement méca¬ 
nique idéal. Il est composé de rectangles (images) d'une hau¬ 
teur de j/52 m : chaque image prise séparément est la frac¬ 
tion la plus petite d’un seul mouvement, qui est ininterrompu, 
non démembré dans la nature. C’est un démembrement méca¬ 
nique, et sous ce rapport abstrait (non perceptible sur l’écran), 
et non une articulation. C'est là le fondement technique du 
cinéma, en dehors duquel celui-ci ne peut exister. 

Comme n'importe quel art, le cinéma existe et se développe 
sur la base de sa nature propre, artificiellement créée par l'art, 
une sorte de seconde nature résultant de la transformation de 
la nature en matériau. Décomposé arti ficicllcmcnt en fractions 
abstraites (images), le mouvement se reforme devant les yeux 
du spectateur, mais de manière nouvelle, en fonction des lois 
du cinéma. Le cinéma s'est créé grâce à deux possibilités qui 
constituent sa nature propre, seconde : technique (la nature 
de la caméra) et psycho-physiologique (la nature de la vue 
humaine). La première démembre et entrecoupe ce qui est 
ininterrompu dans la réalité ; la seconde communique à nou¬ 
veau au mouvement des différentes prises de vue l'illusion 
de l'ininterrompu. 

De la sorte, les images sont distinctes dans la pellicule pour 
se détruire sur l'écran, se fondre en un seul mouvement. En 
d’autres termes, l’image de la pellicule (photographique) est 
pour le lecteur 1111 membre fictif, abstrait, une sorte d’atome 
du film. D'où le double sens typique du terme d’ « image » 
dans la bouche des spécialistes du cinéma : l’image de la pel¬ 
licule. ayant une existence distincte uniquement dans la pelli¬ 
cule et l’image de montage que S. Timochcnko définît comme 
« fragment séparé de film, d’une collurc à l'autre, pris par 
le même objectif d’un seul point de vue, en un seul plan ». 

11 est évident (pie le rôle essentiel dans l'articulation du 
ciné-langage revient aux images non pas photographiques, non 
pas de la pellicule, mais du montage, dans la mesure où elles 
sont perçues comme des fractions réelles. Ce sont elles qui. 
entrant en rapport avec les images voisines, forment le système 
de la direction de l’image qui est la base du problème de la 
ciné-stylistique. 11 convient apparemment de distinguer dans 
ce système des membres plus ou moins gros, eu fonction de 
la manière dont se forme le langage intérieur du ciné-spcc- 
tatcur. Le montage est un montage et non simplement le col¬ 
lage de fragments dans la mesure où son principe est la cons¬ 
titution d’unités sémantiques et leur enchaînement. L'unité fon¬ 
damentale de ce dernier est la ciné-phrase. 


75 


Si, de manière generale, on entend par « phrase » un 
ccrtaiu membre fondamental effectivement perçu comme un 
fragment (littéraire, musical, etc.) du matériau aminé, on petit 
alors la définir comme un groupe d’éléments rassemblés au¬ 
tour du noyau de l’accent. î,a phrase musicale, par exemple, 
est formée par Je groupement de tons autour de l’accent ryth¬ 
mique et mélodique ou harmonique, par rapport auquel le 
mouvement antérieur constitue une préparation. Dans le cinéma, 
le groupement des différents plans et angles de vue photogra¬ 
phiques joue un rôle identique. 

Nous avons trois mouvements fondamentaux de l’écran au 
cinéma : <i côte du spectateur, sur le spectateur, et en profon¬ 
deur, loin du spectateur. Le premier, qui peut être qualifié de 
panoramique, est un mouvement élémentaire non propre au 
cinéma ; il a été prédominant an premier stade du cinéma 
(tableaux de « vues »), où tout était montré en plan d’en¬ 
semble. sans montage ; à cette époque, le cinéma n'etait qu’une 
photographie animée peu éloignée du principe de la lanterne 
magique. Quand la cinc-bande s’est transformée en film, l’im¬ 
portance du montage s’est affirmée non seulement en qualité 
<le forme du sujet, mais aussi de forme stylistique. La création 
du ciné-langage, avec sa sémantique particulière, exigeait l'in¬ 
troduction de l’accentuation dont la mise en relief sert à pla¬ 
nifier la ciné-phrasc. C’est ce qui a déterminé la valeur stylis¬ 
tique des plans et des angles de vue. 

Les procédés purement techniques de la photographie ont 
été reconnus comme procédés d’articulation du cinc-langagc. 
Le plan d’ensemble ne s’est conservé que comme élément d’orien¬ 
tation de la ciné-phrasc, comme une sorte de « circonstance 
■du lieu ou du temps », selon la vieille terminologie gramma¬ 
ticale. Les membres accentués de la phrase sont créés les pre¬ 
miers au moyen de gros plans qui sont pour ainsi dire le sujet 
et le prédicat de la ciné-phrasc. Le mouvement des plans (du 
plan d’ensemble au premier plan et ensuite au gros plan ou 
bien dans un antre ordre), au centre duquel le gros plan se 
trouve en qualité d’accent stylistique essentiel, constitue la loi 
essentielle de construction de la ciné-phrasc, dont il est bien 
entendu possible de s’écarter autant que de tonte et loi » dans 
tout art. 

A ceci vient s’adjoindre le changement des angles de vue 
(sorte de proposition subordonnée), qui introduit des accents 
supplémentaires dans le schéma de la ciné-phrasc. La scène 
■est donnée en plan d’ensemble, puis en premier plan, et encore 
en premier plan, mais sous un angle de vue different (d’en 
liant), etc. 

Peut-on actuellement esquisser certains types de ciné-phra¬ 
ses ? 11 faudrait analyser d’une manière beaucoup plus détail¬ 
lée ce problème, par une étude d’images séparées réalisées en 
laboratoire. Si nue classification abstraite ne semble guère 
fructueuse, on peut néanmoins en dire quelques mots. Pour le 
ciné-spectateur, la différence entre la phrase longue et courte 
est parfaitement existante. Le montage peut en être raccourci 
on rallongé. Dans certains cas, le plan d’ensemble peut avoir 
beaucoup d’importance : en l’allongeant ou donne l’impression 
■d une phrase longue au développement lent ; en d’autres cas, 
au contraire, la phrase est constituée par des premiers plans 
et gros plans qui alternent rapidement, ce qui produit une 
impression fragmentaire, laconique. 

De plus, la distinction fondamentale dans la construction 
stylistique de la ciné-phrasc dépend de la démarche des plans : 
depuis les détails montres en gros plan, jusqu’au plan général, 
ou inversement. Dans le premier cas. on a quelque chose 
comme une énumération conduisant au résultat, le spectateur, 
qui ignore le tout, se plonge dans les détails eu ne saisissant 
au début que leur photogénic et la signification des objets : 
une haute clôture, un cadenas géant, un chien enchaîné. Puis 
s’ouvre un plan large et il comprend : c’est la cour d’une de¬ 
meure patriarcale de marchands impeccablement tenue. Il s’agit 
là du type de phrase avec laquelle le lecteur doit interpréter les 
détails après îe plan d’ensemble pour y revenir un peu plus 
tard. Kti d’autres termes, c’est le type régressif de la ciné- 
phrase. Son trait particulier est non seulement l’ordre des 
plans, mais le fait que les détails doivent être chargés d’une 
certaine symbolique sémantique, dont le spectateur devine le 


sens avant que ne soit donné l'accent final. Le montage est 
bâti sur le principe de l’énigme. 

L’autre type de ciné-phrase, le type progressif, conduit du 
plan d’ensemble aux détails, de sorte que le spectateur se rap¬ 
proche graduellement du tableau, et à chaque image s’oriente 
de mieux en mieux dans les événements qui se produisent sur 
l’écran. On peut encore dire que le premier type de ciné- 
phrase est plus proche du genre descriptif alors que le second 
s'apparente au genre narratif. 11 est naturel que ces types 
soient présentés avec une netteté et une logique particulières 
au début du film, au moment où le spectateur doit être mis 
dans l’ambiance. 

Donc, la ciné-phrase est planifiée par le groupement des 
images du montage sur la base du mouvement des plans et 
des angles de vue, réunis par l’accent. La diversité stylistique 
des ciné-phrases dépend des procédés du montage. 


7 _ 

De la ciné-phrasc, passons à l'enchaînement, à la construction 
de la ciné-séquence. Le mouvement des images amorcé exige 
un enchaînement sémantique fondé sur le principe de la conti¬ 
nuité dans l’espace et le temps. Il s’agit évidemment de Y illu¬ 
sion de la continuité, c’est-à-dire du fait que le mouvement 
spatio-temporel doit être construit parce que le spectateur doit 
le sentir. Les relations espace-temps jouent le rôle de lien 
sémantique majeur, en dehors duquel le lecteur ne peut 
s'orienter dans le mouvement des images. 

An théâtre, le problème de l’espace et du temps a une signi¬ 
fication tout à fait différente, du fait que tout se déroule sur 
un plan temporel et spatial unique, que tout est statique. Sous 
ce rapport, le théâtre est beaucoup plus « naturaliste » que 
le cinéma. Au théâtre, le temps est passif, il ne fait que 
coïncider avec le temps réel du spectateur. Bien sûr, l'auteur 
peut accélérer la cadence de l’action ou insérer dans un seul 
acte un nombre beaucoup plus élevé d'événements qu’il n’est 
possible dans la réalité ; mais cela ne peut être fait qu’à la 
condition que le lecteur, comme le spectateur, oublie le temps 
cl soit indifférent à la motivation. Le théâtre ne peut fournir 
de continuité conventionnelle : au théâtre, le temps se remplit 
et ne se construit pas. Si le personnage doit s’asseoir pour 
écrire une lettre, il ne lui reste rien d’autre à faire que de 
l’écrire sous les veux du spectateur ; le parallélisme de Faction, 
à l'aide duquel le metteur en scène construit le ciné-tcmps, 
n'est que partiellement possible nu théâtre et sa fonction est 
tout autre. L’ « unité de temps » n’est pas au fond un pro¬ 
blème de temps mais de sujet, alors qu’au cinéma, le sujet en 
lui-même peut couvrir autant de temps qu'on veut (une année 
on plusieurs, toute une vie) et que le problème de Y <c unité 
de temps » dans le montage (continuité temporelle des parties 
séparées) est celui de la construction du temps. 

An cinéma on ne remplit pas le temps, on le construit. Lu 
morcelant les scènes et en changeant les plans et les angles, 
le metteur en scène peut ralentir ou accélérer non seulement 
le rythme de l'action mais aussi le rythme du filin (du mon¬ 
tage) et créer ainsi une sensation de temps absolument ori¬ 
ginale. On connaît les effets des finales de Griffith (Intolé¬ 
rance. Les Deux Orphelines) : le rythme de l’action se 
ralentit jusqu’à la quasi-immobilité alors que le rythme du 
moulage s’accélère jusqu'à une folle allure. Le cinéma nous 
offre ainsi deux sortes de rythmes : le rythme de l'action et 
le rythme du montage. Un ciné-tcmps spécial est ainsi formé 
par le croisement de ces deux rythmes. Ils peuvent coïncider 
nu non. Par exemple, la première partie de La Roue Infernale 
ne constitue que l’exposition et le nœud (les matelots de YAu- 
rore se rendent à la Maison du Peuple où Chorine fait la 
connaissance de Yalia) : Faction se développe très lentement 
sur des détails (les montagnes russes, la roue) montés à un 
rythme très rapide. 

Le temps an cinéma est indissolublement lié à l'espace (Ba- 
lazs (i) utilise un terme composé spécial : Zeitraum) (ï). Au 

(i) Voir à ce sujet B. Balazs et S. Timochenko - L'art du 
cinéma et le montage du film , pp. 4 2 ~44 (en russe). 


76 



théâtre l’acteur qui sort de scène sort du meme coup des limites 
du lieu scénique, c'est-à-dire de l'espace théâtral unique. La scè¬ 
ne reste vide et si l'acte n’est pas fini, quelqu’un d’autre doit 
remplacer celui qui est sorti, tout au moins jusqu'au retour 
de celui-ci. De là les « coïncidences » des entrées et des sorties 
typiques du montage théâtral et qui en sont la condition indis¬ 
pensable. Autrement dit, l’espace théâtral est aussi passif que 
le temps : il ne participe pas en tant que tel à la dynamique 
île la pièce, il est seulement rempli. Le cind-spcctatcur imagine 
l’espace, il existe pour lui en plus des personnages. L’acteur 
<lc théâtre est lie par le plateau et n’ose pas le quitter parce 
que derrière il y a le vide, un espace négatif qui n’existe pas 
pour le spectateur ; l'acteur de cinéma est une créature en¬ 
tourée d’un espace illimité dans lequel il se meut librement. 
S'il sort d'une maison, même en dehors des conditions du 
ciné-temps, le spectateur doit d’une manière ou d’une autre le 
voir se rendre dans un autre lieu. Autrement dit, c’est moins 
du point de vue du sujet que du point de vue du style (fie la 
syntaxe) que l’espace est important au cinéma. D’où la néces¬ 
sité des <r passages », ce qui n'est pas du « naturalisme », 
mais la logique spécifique du cinéma basée sur le principe 
de la continuité spatio-temporelle. 

Ce principe détermine egalement le montage des enchaîne¬ 
ments des ciné-phrases puisqu'il s’agit précisément de la fonc¬ 
tion stylistique du montage. La einc-période, grandeur qui bien 
oiitendii peut être des plus diverses, est ressentie comme une 
sorte de partie finie, dans la mesure où le mouvement des 
images qui la composent est lie par la continuité des relations 
spatio-temporelles. L’élaboration de chacune des phases spatio- 
temporelles (ciné-phrases) et leur enchaînement s'achèvent par 
une sorte de récapitulation, par l’établissement entre elles des 
relations de sens. Quand le spectateur commence à regarder 
un film, il voit des morceaux séparés : après deux ou trois 
ciné-phrases, i! commence à saisir les relations entre les per¬ 
sonnages, le lieu de l’action, le sens des gestes et des conver¬ 
sations, mais tout cela encore de manière partielle. Puis arrive 
le moment où s’éclairent pour lui les relations sémantiques 
entre tous les éléments qui composent le matériau de montage 
de la partie donnée. La ciné-périndc se referme sur le croise¬ 
ment des images de montage en un point déterminé qui met 
en lumière les liens réciproques des morceaux précédents et 
achève leur mouvement. C'est généralement le gros plan qui, 
dans un rôle analogue à celui du fermaio en musique, figure 
en qualité de phase finale : le cours du temps semble s’arrêter, 
le film retient sa respiration, le spectateur s'abîme dans la 
contemplation. 

Il découle de cette caractéristique générale de la ciné-périodc 
que le problème stylistique fondamental de son montage réside 
dans la motivation des transitions d’une ciné-phrase à l’autre. 
La motivation appelée par le sujet 11e suffit pas à résoudre 
le problème puisqu'elle est sans relation avec le rythme du 
montage et la construction des relations spatio-temporelles. Les 
procédés de montage qui relèvent de la stylistique et du style 
apparaissent précisément dans la manière dont le metteur en 
scène dirige les images en réunissant un élément du sujet 
avec un autre. C’est là surtout que ressort la différence entre 
le montage uni lent, fractionnant le ciné-tcmps en menues 
parcelles qui s’accrochent successivement rime à l’autre (par 
exemple une scène axée sur des détails quotidiens ou prise 
sous des angles divers), et le montage rapide qui peut aller 
jusqu’au « fugace » 011 au « déchiqueté » lorsque sur un petit 
métrage de pellicule on montre an spectateur des images-éclairs 
détachées. C'est là un aspect de la ciné-syntaxe. Son autre 
aspect tient à la manière dont le metteur en scène passe d’une 
scène à la suivante. 

C’est que chaque scène est présentée au spectateur par 
fragment, par à-coups. J1 y en a beaucoup qu'il ne voit abso¬ 
lument pas : les intervalles entre les à-enups sont remplis 
par le langage intérieur. Mais pour que ce langage se cons¬ 
truise et donne au spectateur une impression de plénitude et 
de logique, les à-coups doivent avoir un lien bien déterminé 
et les transitions doivent être suffisamment motivées. Certains 
films dont le montage a été refait sont à tel point défigurés 
que le montage se transforme en une espèce de grimace, si 


bien que le spectateur n’arrive pas à former son langage inté¬ 
rieur et qu’il ne comprend rien Si le personnage se dirige 
d’un point à un autre, le metteur en scène peut, en fonction 
de telle ou telle intention stylistique, agir de différentes façons 
ou nous montrer en détail le chemin qu’il parcourt, ou bien 
sauter quelques phases et les remplacer par le matériau d’une 
autre séquence. En général le montage se construit sur des 
substitutions de ce genre : son mouvement est multilinéaire. 

L’illusion de la continuité spatio-temporelle ne naît pas de 
la continuité réelle mais de ses équivalents. Pendant que la 
famille déjeune, il se passe quelque chose ailleurs. Les paral¬ 
lèles sont utilisées selon le principe de la simultanéité en mou¬ 
vement ; elles se croisent dans le langage intérieur du specta¬ 
teur comme si elles coïncidaient dans le temps. Mais c'est là 
aussi que surgit le problème de la motivation. En quel endroit 
interrompre une ligne et comment passer à l’autre ? Autre 
ment dit. par quelles relations logiques relier les parallèles 
ou les morceaux de la ciné-pcriode afin de transformer la 
nécessité du passage en une loi de style. 

J’en ai déjà parlé plus haut en partie à propos du livre 
de S. Timochenko. Là encore apparaît l’importance de procé¬ 
dés tels que le contraste, la coïncidence, la comparaison, etc. Si 
dans ce domaine il y a une inépuisable diversité, il n'en reste pas 
moins que telle on telle association sert de principe général. 
Parfois, bien entendu, ou fait intervenir 1111 intertitre, mais 
c’est justement dans un cas où l’intertitre est le moins souhai¬ 
table. Comment associer les parties de la période, voilà le 
problème stylistique essentiel du montage. 

Je m'arrête à cette conclusion parce qu’il faudra bien que 
la question soit rcctudiée avec des moyens de laboratoire. 
Demeure toutefois inévitablement le problème de la diversité 
des styles et des genres de films que volontairement je u’ahorde 
pratiquement pas ici. 


_ 8 _ 

fl me reste à parler également (toujours sous la même 
forme générale) des particularités essentielles de la ciné-séman¬ 
tique, à savoir les signaux par lesquels le cinéma fait com¬ 
prendre au spectateur le sens de ce qui se passe sur l'écran. 
Autrement dit, comment les divers cléments du film «attei¬ 
gnent » le spectateur. 

j'ai déjà dit que le ciné-spectateur avait beaucoup à deviner. 
En fin tic compte, le cinéma, comme tout art, constitue un 
système particulier d’allcgorie (puisqu'on général il est utilisé 
comme « langage »). La principale particularité du cinéma est 
qu’il peut se passer du mot parle : nous avons affaire au 
langage de la photogénic. Le metteur en scène, l’acteur et 
l'opérateur ont pour tâche de « s’exprimer sans parole » et 
le spectateur de comprendre. Ce sont là les énormes avantages 
du cinéma et ses énormes difficultés qui exigent une inventi¬ 
vité et une technique spéciales. 

Le ciné-langage 11’cst pas moins conventionnel qu’un autre. 
La ciné-sémantique a pour base le bagage d'expressivité de 
la mimique et du geste que nous assimilons à l'usage et qui 
peut donc être « immédiatement » compris sur l’écran. Mais 
premièrement ce bagage est trop maigre pour la construction 
du film, deuxièmement, en revanche, et c’est essentiel, il a à 
lui seul suffisamment de significations. En outre, comme tout 
art, le cinéma a tendance à cultiver précisément les éléments 
de la sémantique qu’on n'utilise pas de manière courante. Le 
cinéma possède non seulement son « langage » mais aussi son 
« jargon », peu accessible an profane. 

Un geste ou une expression du visage pris séparément, de 
meme qu'un mot pris séparément « dans le dictionnaire », 
ont des significations multiples, sont vagues. La théorie des 
indices de signification principaux et secondaires (fluctuants) 
que Y. Tynianov (1) a développée en analysant la sémantique 
du vers, s’applique pleinement ici. « Le mot 11'a pas une signi¬ 
fication déterminée. C’est un caméléon sur lequel surgissent 
à chaque fois non seulement des nuances différentes, mais 
parfois aussi des couleurs différentes. L’abstraction du «mot» 

(1) Voir son livre Problèmes du langage poétique , Lénin¬ 
grad, 1924. page 48 et suivantes. 


77 



apparaît on somme comme une sorte de cercle qui à chaque 
fois se remplit de façon nouvelle selon la structure lexicale 
dans laquelle il entre et les fonctions que revêt chaque clément 
du langage. 11 est une sorte de section transversale de ces 
différente* structures lexicales et fonctionnelles ». 

Tontes ces lignes gardent leur valeur dans l’étude de la 
einé-sémantique. J/instantané photographique isole est une 
sorte de ciné-mot « pris dans le dictionnaire ». un ciné-mot 
détaché. La sémantique de la photo, qui ne possède pas de 
« contexte ». qui reste hors de la « proposition » et par consé¬ 
quent hors de tout plan lexical, est pauvre et abstraite. Le 
classique « Souriez ! » par lequel les photographes annoncent 
le déclic, est dicté par l’abscncc de mission sémantique, par 
l'absence de «contexte». La vitrine du photographe est un 
dictionnaire, alors que la vitrine des photos du film est un 
recueil de citations. Il est curieux de comparer l’impression 
donnée par ces photos avant et après la séance : dans le 
premier cas on tic devine que le sens le plus général: «Ils 
s’embrassent », « il le soit ». etc. : dans le second cas les photos 
prennent vie comme prend vie une citation extraite d’une 
œuvre connue, parce qu'on connaît le film, on connaît le 
« contexte ». 

On peut conclure ainsi de ce qui vient d’être dit : au cinéma, 
nous avons une sémantique des images et une sémantique du 
montage. La sémantique de l’image en tant que telle apparaît 
rarement isolement, mais certains details dans la composition 
des images imposée par la photogéuic ont parfois une valeur 
sémantique autonome. Toutefois, le rôle essentiel appartient 
bien entendu au montage, parce (pic c’est lui qui rehausse les 
images, en ajoutant à leur sens général des nuances de sens 
déterminées. On connaît des cas où les mêmes images mon¬ 
tées une seconde fois peuvent prendre un sens tout à fait 
dilTcrcnt dans leur nouveau «contexte». Ou même, une image 
extraite d’actualités filmées (et c’est là exclusivement qu’appa¬ 
raît la sémantique des images parce que le montage ne joue 
pas de rôle sémantique indépendant) utilisée dans un film, 
aura un sens tout à fait autre en entrant clans la sémantique 
du montage. Ccst rpie le cinéma est un art basé sur la suc¬ 
cession (i). depuis les images sur pellicule jusqu'aux images du 
montage : le sens des images isolées se dégage progressivement 
de leur voisinage et de leur succession. Leurs indices de sens 
essentiels sont extrêmement instables et se créent dans les 
limites du cinéma lui-même en tant (pie poncifs sémantiques 
auxquels le spectateur averti n'accorde pins d'attention. 

La succession an cinéma a un caractère particulier du fait 
que le montage n’offre pas une continuité totale mais une 
continuité intermittente. La mimique de l'ccran n’est pas du 
tout la même (pic la mimique du théâtre. La mimique du comé¬ 
dien accompagne les mots qu'il prononce, En effet le comédien 
ne mime pas sur des points cruciaux mais en permanence. 
L’acteur de cinéma n’a nullement à fournir toute la gamme 
de la mimique dont l'apprentissage est indispensable au comé¬ 
dien. Il n’y n pas an cinéma de mimique an sens de ce mot. 
mais seulement certaines expressions du visage, des poses ou 
des gestes qui servent de signaux pour tel ou tel sens. C’est 
précisément pour cela que la ciné-mimique est à la fois plus 
riche et plus pauvre cpic celle du théâtre : elle fonctionne sur 
un tout autre plan et se soumet à de tout autres lois d’expres¬ 
sivité. La mimique de Chaplin et de Keaton ne produit d'effet 
sémantique qu’au cinéma à cause des gros plans et d’autres 
particularités du montage. La mimique scénique donne à l’écran 
une impression de «cabotinage» du fait qu’elle est trop mor¬ 
celée pour le cinéma, trop basée sur le principe de la gamme 
expressive. La ciné-mimique est beaucoup plus statique parce 
que la dynamique est concentrée dans le montage : l’important 
au cinéma c'est que le sens de la mimique soit précis ; quant 
à la façon de mimer, elle est sans importance et superflue. A 
l’ccran, nous avons affaire à des à-coups, à des instants fuga¬ 
ces ; ils doivent s’inscrire dans la mémoire en tant (pic tels, 
mais c’est le « contexte » du film, la sémantique de son mon¬ 
tage qui fournissent les nuances de sens. 

11 reste encore un problème général : les cas où le metteur 
en scène doit commenter tel ou tel passage du film ou le film 

(i) Voir V. Tynianov, ibidem, p. 40. 


tout entier, c’est-à-dire quand il doit apparaître dans le film 
un « avertissement de l’auteur » en sus du sujet lui-même. Le 
moyen le plus facile est de donner ce commentaire eu inter¬ 
titre, mais le cinéma d’aujourd'hui s'efforce d'employer d’autres 
procédés. Je veux parler de l’apparition de la métaphore qui 
parfois même revêt un caractère de symbole. L'utilisation de¬ 
là métaphore au cinéma est tout à fait curieuse du point de 
vue de la sémantique. Très souvent, en effet, la signification 
réelle du langage intérieur s’affirme non comme un élément 
occasionnel et psychologique de la ciné-pcrception, mais comme 
un élément de la construction. La cinc-métaphore 11’cst pos¬ 
sible qu'à condition qu'elle s’appuie sur une métaphore verbale. 
Le spectateur ne peut la comprendre que s’il possède dans 
son bagage verbal la métaphore correspondante. Certes, le 
développement du cinéma rendra possible la formation de cli¬ 
chés sémantiques spécifiques qui pourront servir de hase à la 
construction de ciné-métaphores autonomes, ce qui ne changera 
rien au fond de l’affaire. 

.La ciné-métaphore est une sorte de réalisation visuelle d’une 
métaphore verbale. Il est naturel que seules les métaphores 
verbales courantes puissent servir de matériau pour les ciné- 
métaphores : le spectateur les saisit vite précisément parce 
(ju’il les connaît bien et qu'il les déchiffre facilement. Ainsi 
par exemple le mot «chute» est employé métaphoriquement 
dans le langage pour désigner le chemin qui mène quelqu’un 
à sa perte ; c'est ce qui rend possible cette métaphore de La 
Roue Infernale : on montre un billard dans la taverne où 
échoue Choriuc et sa boule qui tombe dans la blouse. Le carac¬ 
tère tout à fait épisodique de cette scène fait comprendre au 
spectateur que son sens n'a pas trait à la table mais au com¬ 
mentaire : la « chute » du héros commence. Autre exemple 
tiré du Manteau : dans la scène entre Akaki Akakiéviteh et 
le « personnage important » les angles changent ; les vues 
sont prises d’en bas quand Akaki Akakiéviteh regarde le « per¬ 
sonnage important » et d’en haut quand le « personnage impor¬ 
tant » cric après Akaki Akakiéviteh. « lui bas. en haut » sont 
tirés ici de la métaphore verbale « regarder quelqu'un de 
haut ». Ce dernier exemple parmi d’autres nous fonde à penser 
que la ciné-métaphore connaîtra 1111 grand avenir puisqu'elle 
peut s’édifier sur des procédés tels que l'angle de vue, l'éclai¬ 
rage, etc. 

Ce qu'il y a de passionnant dans ce problème, c’est (pie la 
métaphore verbale en elle-même ne dépasse pas les limites 
de la sémantique purement verbale, si rameur n’est pas spécia¬ 
lement porté à lui donner un sens comique. 11 a été maintes 
fois montré qne le développement ou la réalisation d’une méta¬ 
phore verbale constitue en littérature un procédé essentielle¬ 
ment parodique (voir par exemple Maïakovski). La métaphore 
cinématographique est pour ainsi dire la réalisation authen¬ 
tique et vivante d’une métaphore verbale : d’où vient qu'on 
peut alors la prendre ail sérieux ? C’est manifestement parce 
que. au cinéma, premièrement, nous nous mouvons dans les 
limites d’une motivation non pas verbale niais cinématogra¬ 
phique, et deuxièmement, (pie le langage intérieur du ciné- 
spectateur qui sc forme à propos (les images 11e sc réalise pas 
sous forme de formulations précises. 11 en résulte la relation 
inverse : si la métaphore verbale 11e se réalise pas dans la cons¬ 
cience du spectateur jusqu'à devenir une image visuelle claire 
(c'est-à-dire que le sens littéral est recouvert par le sens méta¬ 
phorique), la cinc-métaphore ne se réalise pas dans la cons¬ 
cience du spectateur jusqu’aux limites de la proposition verbale 
entière. 

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les signes séman¬ 
tiques conventionnels du cinéma (fondu, flou, surimpression) 
dont l'intelligence est liée soit à des poncifs verbaux remeta- 
phorisés. soit à des poncifs de la photographie et du graphisme 
familiers au spectateur. Mais il faudrait en parler eu detail. 
La ciné-sémantique est un sujet neuf et complexe qui exige 
un examen spécial. ïl m’a semblé important, en attendant, 
d’établir le rôle sémantique du montage et de souligner l’im¬ 
portance de la cinc-métaphore comme utilisation du matériel 
verbal à l'écran. — Boris El CH EN BAUM. 

Texte extrait de Poetika Kino, 1927. Traduit du russe par 
Svlrianc Mossc et Andrée RobeL) Copyright « Cahiers du 
Cinéma », 


78 



Vélimir 
Khlebnikov : 

Déclaration 
à Rostov-sur-le-Don 


Le camarade Rok m’a retiré la parole, mais 
comme nous autres, Futuriens, combattons non 
seulement le « rok » (1) qui porte culottes et fume 
le tabac Mirzabékian, mais aussi celui de qui 
l’ongle du petit doigt est le ciel étoilé — et par¬ 
fois nous lui faisons toucher des épaules ! — de 
muet, de l’homme à la bouche close, je deviens 
vocal et me rends le don de la libre parole. 

L’actualité connaît deux longues queues : au 
cinéma et aux rations alimentaires. Les coqs de 
race se jugent à la longueur de leur queue. Celui 
qui, assis sur une chaise, voit un cavalier cara¬ 
coler dans la steppe, croit que c’est lui qui galope 
dans le sauvage désert d’Amérique, rivalisant avec 
le vent. Il oublie sa chaise et s’incarne dans le 
cavalier. La Chine brûle des poupées en papier 
représentant le criminel au lieu du criminel lui- 
même. Le devenir du jeu des ombres contraindra 
le coupable, assis au premier rang des fauteuils 
d’orchestre, à contempler ses propres souffrances 
dans l’univers des ombres. La sanction ne doit 
pas sortir de l’univers des ombres ! Celui qui a 
dérobé un simple pain, qu’il contemple à l’écran 
la sauvage foule hurlante le poursuivre, qu’il se 
regarde lui-même enfermé derrière les barreaux. 
Et ayant regardé cela, qu’il rentre paisiblement 
dans son foyer. Si quelque jour, Razine devait de 
nouveau être exécuté et roué, il faut que cela se 
passe dans l’univers des ombres ! Assis dans un 
fauteuil du jeu des ombres, Razine suivra le 
déroulement de son propre supplice, du châtiment 
enclos dans les ombres. Et verra son double 
ombreux cracher, en ultime gage de mépris, ses 
dents émiettées, mais muettes. 

Que les gens viennent se regarder jetés dans 
une geôle au lieu d’y être. Qu’ils regardent com¬ 
ment on les fusille en ombres au lieu d’être fusil¬ 
lés. 

11 en sera ainsi — la longueur des queues 
devant le jeu des ombres nous le garantit. 

Vélimir KHLEBNIKOV. 


(1) Rurik Rok, poète du groupuscule « Nitché- 
voki », épigones de l’imaginisme et du futurisme. 
V. Kh. raille son pseudonyme — en russe, « rok » 
signifie « destin ». 

(Lu au débat littéraire public, en 1921. Le 
thème du « grand muet » — le cinéma, y était 
fréquemment traité en ce temps.) 

(Traduit du russe par Luda et Jean Schnitzer.) 


79 


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AFFICHE DU FILM . PAS NE POUR L'ARGENT -, ECRIT ET INTERPRETE PAR MAIAKOVSKI (1011). 



Vladimir 
Maïakovski : 
Comment 
allez-vous ? 

Une 
journée 
en cinq 
ciné-détails 


- Comment allez-vous ? • fut la dernière 
tentative importante de Maïakovski dans Je 
domaine du cinéma, et une de cellee qui lui 
tinrent Je plus à coeur. Ce fut le dernier de 
six scénarios écrits pendant les années 1926 
et 1927. L'essai « Au secours I », publié, 
comme le scénario, dans la « Novy Lef » n° 2 
(février 1927), raconte les démarches de 
Maïakovski auprès de Sovkino, dont les res¬ 
ponsables littéraires (entre autres Chklovski) 
réagirent avec enthousiasme, tandis que les 
bureaucrates finirent par bloquer le projet, 
avec la réplique célèbre de Chvedchikov : 
• L'art est un reflet de la réalité. Ce scénario 
ne reflète pas la réalité. Nous n'en avons 
pas besoin. Orientez-vous vers « Le Tailleur 
de Torjok ». Ceci est une expérience, et nous 
devons rentrer dans nos frais. * 

Maïakovski présenta ensuite le scénario à 
MeJrabpom-Rou8B. Le film devait être réalisé 
par Koulechov, avec Maïakovski et Kho- 
khlova dans les rôles principaux. Enfin, le 
projet fut définitivement annulé. 

Nous présentons la troisième version, défi¬ 
nitive, de • Comment allez-vous ? » Elle fi¬ 
gure dans le 11° tome des Œuvrea Com¬ 
plètes de Maïakovski. Nous respectons la 
typographie, qui ne fait pas une distinction 
claire entre phrases de dialogues, intertitres 
prévus dans le film, ou intertitres de parties. 


prologue 


f. Une rue. Un, homme ordinaire mar¬ 
che, c’est Maïakovski, Panorama. 

?.. Panorama de l’autre côte. L'homme 
continue à avancer sur le même fond, 
devant les memes maisons, 

3. Gens 

Trlll-M,, Eond de la marche. 

^. 1 ram\N «t\ s 

6. Autobus 

7. Un autre homme marche, presque le 
même. 

8. Il marche presque de la même façon, 
en faisant des moulinets avec son bras. 

9. Le bras. 

10 Images 1 - 6, 

11 ’ ^ Le premier homme ordinaire avance 
et aussi le second. (Montage aller - 
natif préparant la rencontre.) 

15. Maïakovski s'arrête, regarde autour 
de lui, commence à agiter le bras et 
reprend sa marche. 

r6, Le second Maïakovski a vu la scène, 
s’est arrêté un moment, a regarde autour 
de lui. est reparti de meme, 

17. Moulinet du bras du premier Maïa¬ 
kovski. 

18. Moulinet du bras du deuxième Maïa¬ 
kovski. 


12. 

LT- 

M. 


19. La première main a frappé l’autre, 
des éclaboussures projetées en tout sens 
ont jailli de leurs paumes. 

20. Tous deux, les mains serrées, restent 
plantés, immobiles, comme chez un pho¬ 
tographe de province. Très longtemps 
(comme pour une photographie). Au 
fond, la circulation continue, très inten¬ 
sifiée, 

21. Le premier mue son visage impas¬ 
sible en un sourire des lèvres ( type : 
Tikhomirov). 

22. Le second mue son visage impassible 
en un sourire des lèvres. 

23. Le premier retire sa main. 

24. Le second retire sa main. 

25. Le premier soulève son chapeau. 

26. Le second soulève son chapeau. 

27. Le col du premier se soulève de 
joie. 

28. Les moustaches du second sc sou¬ 
lèvent. 

29. Tous deux expriment le comble de 
la joie. Un « Co... » s'échappe d’une 
bouche. Immédiatement, les mots « Com¬ 
ment allez-vous ?» sortent de la seconde. 

« Comment allez-vous ? » 

30. Leurs nez se touchent, iis sc fixent 
intensément, dans l’attente d'une réponse. 

31. Tous deux reculent d'un seul coup 
vers les bords de l’image. Ils tendent 
dans les profondeurs une main pointée. 

32. Entre les extrémités des mains ten¬ 
dues apparaît : 


première partie 

Tous les gens, sauf s'il sont riches ou 
morts, attaquent ainsi leur matinée : 

33. Ecran noir. On voit apparaître, des¬ 
siné â la craie : une grand-mère qui boit 


son café ; la cafetière sc transforme en 
chat. Le chat joue avec une pelote de 
fils qui s'allongent depuis la pelote en 
zigzags indicateurs avec flèches jusqu'au 
front de Maïakovski endormi (dont les 
contours sc dessinent progressivement). 

34. Un lit. Dans le lit. Maïakovski. Der¬ 
rière le lit, le fond se transforme en 
mer. 

35. .La mer. Le disque du soleil monte 
derrière l’horizon, 

36. Le soleil sc couvre de gros nuages. 
Un rayon en sort. 

37. Sur l’écran noir, étroit à la fenêtre 
et s’élargissant vers le lit, le rayon 
qui s'intensifie progressivement. 

38. Dans le rayon lumineux on aperçoit 
nettement un morceau de l’homme étendu. 

39. Dans le rayon lumineux des piétons 
qui marchent et s'éloignent. 

40. Des pas. 

41. Les pas font trembler le lit. 

42. L’homme sc retourne de l’autre côté. 
43-50. Des automobiles isolées et des 
camions chargés de victuailles pris par 
le rayon lumineux. 

51. Le lit tremble davantage. L'homme 
se retourne de l’autre côté. 

52-55. Le rayon lumineux couvre le 
tohu-bohu de la ville avec ses tramways, 
scs automobiles, ses camions, scs pic- 
tons. 

56. L’homme change sans cesse de côté. 
57-61. Les avertisseurs des automobiles, 
les sonneries des tramways, les sirènes 
de bateau et d'usines hurlent en alter¬ 
nance, 

62. ïî fait clair dans la chambre. IVhom- 
mc a entr’ouvert les yeux, a porté sa 
montre à ses yeux. Elle marque huit 
heures moins le quart. 

63. L’aiguille des minutes et celle des 
secondes sont collées à la paupière supé¬ 
rieure et inférieure. Les aiguilles s’ou- 
vrent, écartant l’œil (chaque fois qu'elle 
fait quelque chose , la montre doit avoir 
l'air vraie , mais lorsque tes aiguilles sc 
dâplacent l le cadran s'éclaircit légère¬ 
ment). 

64. L'homme bondit sur scs pieds, en- 
tr'ouvre la porte et hurle dans la fente. 

65. La fente. La chambre de Maïakov¬ 
ski. Des lettres sautent de sa bouche : 

< Le journal ! » 

66. Les lettres des mots s'éparpillent 
dans la chambre et le couloir, bondissent 
dans la cuisine et, l’une après l’autre, 
sc posent sur la tête de la cuisinière 
qui s’affaire devant son samovar, enfin 
disparaissent dans son crâne. 

67. Maïakovski branche la prise de sa 
bouilloire électrique. 

68-69. La cuisinière se sauve et descend 
lourdement l’escalier. 

70. L’liomme rentre dans la chambre en 
se frottant les bras et la figure. 

La cuisinière s'arrête devant le kios¬ 
que à journaux. 

Le monde en papier 

72. Le marchand de journaux en donne 
quelques-uns à la cuisinière. 

73. La cuisinière charge sur l’épaule 
droite sa corbeille emplie de provisions 
recouvertes de journaux. Elle s’éloigne. 


81 



7 j. Deux konisomols s’arrêtent devant 
le marchand de journaux. Ils prennent 
deux journaux. Les parcourent rapide¬ 
ment des yeux pour chercher les lignes 
courtes des vers. Ils lèvent les liras au 
ciel. 

« Toujours pas de vers. Quel journal 
sec ! » 

75-S0. I.a cuisinière avance. Les jour¬ 
naux grandissent sur son épaule, ils la 
font pencher à terre. Les maisons sur 
le fond desquelles passe la cuisinière 
diminuent progressivement. La cuisinière 
devient tonie petite. Les maisons plus 
petites encore. La cuisinière porte sur 
scs épaules un immense globe terrestre. 
Si lourd, qu'elle a toutes les peines du 
monde à déplacer ses pieds. 

81. La rue en perspective. Les rails du 
tramway dans la caméra. Au fond paraît 
un globe terrestre qui roule vers la 
caméra. Le globe grandit rapidement. 

82. L’escalier de la maison. Les portes 
s'ouvrent d’clles-mêmcs. Le globe terres¬ 
tre roule jusqu'aux portes. 1! diminue 
jusqu'à ce qu'il puisse entrer par la 
porte. 

83. Une fois entré, il roule tout seul 
dans l’cscalicr. 

84. La porte d’un appartement avec la 

plaque : « Hrik-Maïakovski ». La cuisi¬ 

nière avec scs achats et les journaux 
franchit la porte. 

85*86. On tend le journal par la fente 
de la porte à Maïakovski occupé à laver 
son rasoir. 11 le prend et s'asseoit à son 
bureau. 

87. Maïakovski tourne la tête, regarde : 

88. Détail de son bureau. 

89. Un pylône de T.S.F. 

00. Maïakovski tourne la page du jour¬ 
nal. 

9[. Surgissant derrière la page du jour¬ 
nal, un train fonce droit sur la caméra. 
92-93. Détails du fonctionnement de la 
locomotive. 

94. Maïakovski s'écarte légèrement de 
son journal. 11 va au vasistas, l'ouvre. 

95. Un avion vole. 

96-97. Détails du fonctionnement de 
l’avion. 

98. Maïakovski devant sa table. 11 étale 
le journal. 

99. Les yeux de Maïakovski, 

100. Détail du journal : éditorial « Nos 
exportations de blé ». 

toi. Des colonnes de l'éditorial sort un 
bonhomme qui semble dessiné, il ajuste 
son pince-nez, et debout sur le feuillet 
comme sur une tribune, il bondit hors 
du journal. 

102. 11 saisit la main de Maïakovski, la 
secoue, l’exhorte. Citations et chiffres 
s’échappent de sa bouche. 

103. Les chiffres volent dans les oreilles 
de Maïakovski tout ’ôuïe, forment un 
tourbillon au-dessus de sa tête. 

104-106, Maïakovski commence à se re¬ 
croqueviller, à bâiller, à dire « Nous 
savons, nous savons ». Enfin, il pose une 
main calme et débonnaire sur l'épaule 
de l’éditorialiste et le renvoie dans le 
journal. 


107. Maïakovski replie la page du jour¬ 
nal. Il poursuit sa lecture. 
m>8. Les yeux de Maïakovski s’ouvrent ; 
il s’enfonce dans un fauteuil et parcourt 
la chambre îles yeux. 

109. Les objets commencent à trembler 

sur le bureau. 

no. La lampe se casse, 

111. Le calendrier se désagrège en un 
monceau de feuillets. Sur le bureau les 
fragments et débris des lettres du jour¬ 
nal s’assemblent en phrases : « Tremble¬ 
ment de terre à Léninakan », L'homme 
se plonge dans les lignes du journal, ses 
bras et ses épaules tremblent. Il écoule, 
ri2, Il se retourne, 

113. La bouilloire bout. 

114. Maïakovski prend la bouilloire, la 
pose sur le bureau parmi les débris de 
la lampe. La bouilloire siffle, tremble, 
se soulève comme si elle voulait imiter 
un volcan en éruption. L’homme regarde 
l'eau bouillante, sourit, ramasse les dé¬ 
bris, les enveloppe dans un feuillet de 
journal. Le journal se redresse et prend 
à nouveau une allure normale. 

115. Maïakovski poursuit sa lecture. 

116. «Les progrès de la burcauc... » Du 
« a » sort une petite tète avec une plume 
derrière l'oreille. Saisissant le rebord du 
bureau dans scs pattes, le « a » se dé¬ 
gage. grandit, brandit plumes et crayons. 

117. L’homme recule devant lui, puis 
bondit sur lui, le saisit à la gorge, 
l’étouffe et le renvoie non sans mal dans 
le journal. 

118-119. L’homme se sert son thé, en 
avale 1111c gorgée et regarde attentive¬ 
ment : € Faits divers ». Faits divers. 

120. Il s’asseoit, il respire péniblement. 
Rectifie sa cravate froissée. Lit. 

121. «Tentative de suicide. Hier à 6 
heures, une demoiselle âgée de 22 ans... 
un coup de revolver... état désesp... » 

122. Le journal sc dresse, sc place dans 
1111 coin, comme un paravent géant. 

123. De l’angle obscur formé par le jour¬ 
nal paraît la silhouette de la jeune fille, 
dans un geste désespéré elle lève son 
bras armé d'un revolver, le porte à la 
tempe, touche le cran d'arrêt, 

124. Trouant la feuille de journal, comme 
un chien de cirque trouerait le papier 
d’un cerceau, Maïakovski bondit dans le 
recoin formé par le journal. 

125. Il voudrait saisir et écarter la main 
qui tient le revolver, mais il est trop 
tard, la jeune fille tombe à terre. 

126. ]/homme recule, /horreur empreinte 
sur son visage. 

127. Maïakovski dans la chambre. Il 
étreint le journal, écarte le the avec 
dégoût et se renverse sur sa chaise. 

t 28. Lentement, le visage de l’homme 
retrouve son calme. Il reporte les yeux 
sur le journal. 

129. «Annonces». 

« Ne vous habillez pas ailleurs 
Qu’au magasin Moscou-Tailleur » 
t 30. Dans un coin un vêtement d’homme 
accroché. Le rembourrage de la doublure 
s’en échappe. Le col élimé. L'homme 
prend entre deux doigts le pan du man¬ 
teau et en étale les trous sous ses yeux. 


131. « Annonces ». « Ne vous habillez 

pas ailleurs ». Une rue. Dans la rue des¬ 
cendent des manteaux et complets : — 
pantalons, vestes et gilets — repasses 
de frais, tout neufs ; ils avancent tout 
seuls, sans que personne ne les porte 
et chacun d’eux a en guise de tète une 
somme imposante dessinée. 

132. Les sommes clignotantes. 

133. L’homme pensif remue les lèvres 
eu additionnant et soustrayant mentale¬ 
ment. 

134. Les sommes clignotantes s'arrêtent, 
se rangent et s’additionnent en un chiffre 
astronomique. 

135. Le chiffre se mue en une liasse 
de billets de banque. 

136. La liasse de biIlots bruisse devant 
les yeux de Maïakovski. 

137. L’homme se lève et la considère 
pensivement. 

138. Devant lui. les feuilles d'une pla¬ 
quette de poèmes se tournent toutes 
seules, sur le côté de l'image, devant les 
billets. Le volume sc pose, d’autres s’en¬ 
tassent sur lui. 

139. Entre les poèmes et les billets ap¬ 
paraissent deux plumes qui se transfor¬ 
ment en un signe égal blanc. 

140. L'homme saisit les plumes-tirets. 

«Impossible de ne pas travailler» 

fin de la première partie 

deuxième partie 

1. L'homme debout devant la fenêtre 
taille un crayon avec une lame de 
rasoir. 

2. Il vise la fenêtre, la tient en joue de 
son crayon taillé, 

« Donne-moi des vers ! » 

3. Une famille à la tète de cochon boit 
son thé. 

4. An premier plan, le père rasé de près. 

« Je n'ai pas besoin de vers » 

5. Des komsoinols avec une kouisomolc 
au clair de lune. La komsomole s’écarte, 
demandant, la mine pensive : 

« Donne-moi des vers ! » 

6. Papa Cochon perd son col, pour com¬ 
penser une barbe et des soies poussent 
sur sa patte qui étreint le verre de thé. 

« Je n'ai pas besoin de vers » 

7. Les komsomols devant le marchand 
de journaux : 

« Donne-moi des vers ! » 

8. Il sc transforme à vue d’reil en orang- 
outang 

«Je nai pas besoin de vos vers » 

9. Une affiche. La joute des poètes : 
Asséicv, Kirsanov, Maïakovski, Paster¬ 
nak. 

10. La salle de la Faculté ouvrière se 
dresse et applaudit. 

tt. Maïakovski sc relève et regarde au¬ 
tour de lui. 

12. Maïakovski retrousse résolument ses 
manches. 

j 3. Maïakovski mouille sou crayon. 

14. Maïakovski h raque le crayon sur son 
papier. 

«Une fabrique sans fumée ni cheminées » 

15. Il se frotte le front. Mouvement de 


82 


la main rappelant la rotation d'une prise 
de courant. 

16. Des lettres commencent à s’envoler 
de sa tête et à évoluer dans la chambre. 

17. Maïakovski sautille, attrape les let¬ 
tres avec son crayon. 

18. Maïakovski fait glisser les lettres 
de son crayon, comme des anneaux d'un 
bâton, et les fixe non saris mal sur le 
papier. 

19. Les lettres volantes s'assemblent en 
phrases rebattues pour reprendre ensuite 
leur vol. 

20. Des phrases du genre de : « Que les 
roses étaient belles et fraîches», «Le 
petit oiseau du bon Dieu 11e sait pas», 
restent inscrites un instant. 

21. Avec son cravon, Maïakovski écarte 
les lettres les unes des autres, les attrape 
et choisit celles dont il a besoin. 

22. Il se penche à nouveau sur son 
papier. 

23. Maïakovski admire ce qu'il vient 
décrire. 

24. Sur la feuille de papier, en lettres 

saillantes : « A gauche, à gauche, à 

gauche ! » 

25. Maïakovski plante devant la fenêtre 
son crayon taillé à la main, résolu et 
souriant. 

26. 31 recueille dans un papier les éplu¬ 
chures du crayon et les jette par le 
vasistas. Il y installe 1111 ventilateur. 

27. Il prend sur la table une feuille de 
papier et la caresse amoureusement. 

28. Le ventilateur tourne. 

29. Le tuyau de tirage du ventilateur 
aspire les rimes préparées : amour, tou¬ 
jours, retour ; liberté, égalité ; fille, 
grille, etc. 

30. L’homme achève sa feuille, appose 
sa signature et se lève, satisfait. 

Cela s'appelle : « 11 ne sentait plus ses 
jambes de joie ». 

31. Plein d'espoir radieux, l'homme fait 
un rouleau de la feuille écrite, la noue 
avec un ruban et, 

32. dévale l’escalier, sans poser les pieds 
sur les marches. 

33-34-35■ H marche dans la rue en fai¬ 
sant d'immenses sauts avec ses jambes 
repliées et immobiles. 11 dépasse les 
autres de deux bonnes têtes. Les passants 
se retournent. Les pans de son manteau 
soulevés par le vent lui font une sil¬ 
houette démoniaque. 

36. Maïakovski dans la salle d'attente 
du rédacteur en chef. Assis à côte de 
lui avec le même rouleau, et le même 
ruban, toute une ribambelle de visiteurs 
au visage identique. 

37. Maïakovski est appelé. 

38. Maïakovski entre dans le bureau du 
rédacteur en chef. Ce faisant, il grandit 
sur le seuil et remplit tout l'encadrement 
de la porte. 

39. Le rédacteur en chef et l'homme 
se serrent mutuellement la main. L’hom¬ 
me a diminue, il est aussi grand que le 
rédacteur, 1111 bureaucrate de la presse. 
Celui-ci invite Maïakovski à dire ses 
vers. 

40-41-42. Le rédacteur qui était de la 
taille de Maïakovski diminue, diminue, 


devient tout petit. Maïakovski s'avance 
sur lui avec son manuscrit, prend une 
taille gigantesque, quatre fois supérieure 
à celle du rédacteur. Un minuscule pion 
d’échecs est assis sur la chaise du rédac¬ 
teur. 

43. Le poète dit scs vers devant un 
auditoire. 

44. L’ayant entendu, le rédacteur re¬ 
trouve sa taille normale, fixe le manus¬ 
crit, prend une mine courroucée, et 
s’avance sur le poète. Maïakovski de¬ 
vient petit, le rédacteur immense, quatre 
fois plus grand que lui. Le poète est 
debout sur sa chaise, tel un pion minus¬ 
cule. 

45. Le rédacteur le critique sur le fond 
de la famille orang-outang. 

q 5 . Le poète lève un papier avec les 
mots « Mon dû ». 

47. Le pocte s’avance avec bravoure sur 
le rédacteur en grandissant à nouveau, 
mais moins que tout à l'heure. 

48. Les komsomois s'avancent à sa suite. 

49. Le rédacteur prend une taille gigan¬ 
tesque. Le petit poète est debout sur sa 
chaise et le rédacteur lui glisse entre 
les mains un papier signé. 

50. Les orangs-outangs épanouis derrière 
le rédacteur. 

51. Le rédacteur écrit : « 10 roubles à 
valoir ». 

52. Maïakovski franchit la porte, tout 
petit, à peine visible sur le seuil. 

53. Mêle aux autres, le poète fait la 
queue devant la caisse. 

54. Sur la caisse un écriteau ; « Le 

caissier revient de suite». 

55. Le pocte commence à bâiller. 

56. Le poète s’assoupit. 

57. La grille de la caisse se transforme 
en grillage de terrasse méridionale cou¬ 
vert de fleurs, 

58. Le ventilateur se métamorphose en 
oiseau. 

59. Maïakovski endormi renverse l’en¬ 
crier. L’encre se répand sur le papier. 
6o-6r. Les papiers qui reposent sur la 
table du caissier et des autres bureaux 
confluent pour former une véritable Mer 
Noire. 

62. Un palmier ondule an vent. 

63. L'extrémité de la branche caresse, 
chatouille le nez du poète. 

64. Maïakovski s’éveille. Devant son nez. 
le bout du plumeau de la femme de 
ménage. 

« Qu est-ce que l'as à roupiller ? Le 
caissier ne viendra plus t il reçoit le 
mercredi ». 

65. Maïakovski avance dans la rue. Re¬ 
garde autour de lui. 

66. La vitrine de « Moscou-Tailleur ». 

67. Maïakovski sort sa montre de sou 
gousset et la consulte sur son ventre. 
Cinq heures trente. Les aiguilles sont 
rime â côté de Vautre. Il remet la 
montre dans son gousset. 

68. Les aiguilles paraissent s’enfoncer 
dans son ventre. Son estomac agacé se 
rétracte. 

69. Maïakovski s’arrête devant la vitrine 
d’une boulangerie, sort de la petite mon¬ 
naie de sa poche et la soupèse. 


70-71-72, Maïakovski entre dans la bou¬ 
langerie, demande les prix, achète un 
petit paquet. Un sandwich au saucisson. 
Fin de la deuxieme partie 

troisième partie 

Notre pain quotidien 

1. Dans sa chambre Maïakovski est 

assis à son bureau, il boit son thé sans 
goût ni plaisir, les yeux fixés sur son 
journal. Il saisit le bout de pain, le 
porte à la bouche ; immangeable ! 11 

considère le morceau d’un ceil furibond, 
fait la grimace et le jette avec répul¬ 
sion. 

« One de travail pour un bout de pain! » 

2. Le morceau inachevé tombe par terre. 

3. Le bonhomme de l’cditorial sort du 
journal, saisit par la main l’homme 
assis et pointe l’autre main vers le sol : 
« Que de travail pour un bout de pain! » 

4. Le bout de pain par terre. 

5. Il bondit et saute dans la main. 

6. Le morceau mangé sort de la bouche 
et se joint au bout de pain. 

7. La main pose le pain sur la table, le 
morceau se ressoude au petit pain du 
sandwich. 

8. I/homme réenfile son manteau, recule 
jusqu'à la porte. 

9. 11 descend l’escalier à reculons, 

10. M marche dans la rue. 

11. 11 entre dans la boulangerie. 

12. 11 rend le pain. 

13. 11 va à la caisse à reculons. 

14. La caissière lui rend son argent. 

13. Il sort de la boulangerie. 

16. Le pain remonte sur l’étagère. 

17. Le pain descend de l’étagère au mi¬ 
lieu d’un tas d’autres. 

18. Les pains entrent dans le tour. 

19. Les pains en ressortent sous forme 
de pâte. 

20. Les pains se transforment en farine. 
2 t. La farine tombe dans le sac, 

22. Des hommes portent le sac â la sor¬ 
tie, vers 1111 camion. 

23. Le sac est chargé sur le cardon. 

24. Le papier qui sert à emballer le 
pain se déplie. 

25. Le papier d'emballage se met en 
rames. 

26. Les rames de papier sont rangées 
dans une caisse. 

27. Les caisses s'empilent. 

28. Les caisses sont chargées à bord 
d'une automobile. 

29. L’automobile roule à reculons à la 
papeterie. 

30. Le camion transportant les sacs de 
farine revient à l’entrepôt. 

31. A l’entrepôt, on réceptionne la fa¬ 
rine. 

32. La farine repart à reculons au mou¬ 
lin. 

33. Les paysans reprennent le grain dans 
les sacs. 

35. Les paysans transportent le grain à 
l’aire de battage. 

36. Le grain s’assemble en épis. 

37. Les épis se lient en gerbes. 

38. Les gerbes sont transportées dans le 
champ. 


83 


39- Les épis de seigle se redressent sous 
les gerbes. 

40. Sur un sentier trace à travers 
champs, la jeune fille des faits divers 
se promène au bras de Maïakovski. 

41. Le seigle commence à diminuer. 

42. Le seigle se transforme en verdure. 

43. La terre labourée. 

44. J,es sillons diminuent. 

45. Le paysan est fatigué. 

4b. Des gens du village viennent le 
chercher à tonte vitesse. 

47-48-49. Le village attaqué, incendié. 
50-51-52. Les partisans repoussent l'at¬ 
taque. 

53. La ville inondée de manifestants. 
54-55-56. 'Tous portent des pancartes et 
des drapeaux : 

« 1 ,e Pain et la Paix ». 

(Cache circulaire) 

57. Sorti du cache t Maïakovski dans sa 
chambre devant une tasse rie thé et un 
bout de pain. 

58. Le bonhomme dessiné de l’cditorial 
lui serre la main et retourne dans le 
journal. 

59. Maïakovski regarde le morceau de 
pain qu'il a jeté. 

60. Maïakovski le ramasse soigneuse¬ 
ment. 

61. Maïakovski en secoue la poussière. 

62. Maïakovski dépose le morceau de 
pain dur dans un vase somptueux de 
grand prix. Il frotte le vase avec sa 
veste et étale son mouchoir comme une 
serviette. Il s'éloigne et admire sou 
œuvre. 

Fin de la troisième partie 

quatrième partie 

Amour au naturel 
La pierre 

1. Quelques pierres ordinaires et tran¬ 
quilles 

Le marais 

2. Des marécages ordinaires et tran¬ 
quilles 

L’incident 

3. Une main saisit la pierre 

4. Jette la pierre dans l’eau 

Le résultat 

5. Les ronds réguliers de l'eau du marais 
sur l’écran. 

Les hommes 

6-7-S. Dans mie chambre, quelqu'un ren¬ 
verse une chandelle, la chandelle met le 
feu à la portière, derrière celle-ci, une 
chambre s’éclaire. 

9-10-11. Une autre chambre. On félicite 
le fiancé et la fiancée tout prêts povir la 
noce. 

I/incident 

12, La maison brûle. 

13-14-15. La voiture de pompiers sort du 
garage. 

U)-]/, Les gens s’enfuient de la maison. 
18-20. Les gens cernent la maison et 
en font le tour par bandes. 

20-24. Dans les différents appartements, 
les gens mettent leurs plus beaux atours 
en lisant l’invitation à la noce. 

25-28. Les gens sortent de la maison. 


29-32. Le couple de mariés prend place 
dans un carrosse. 

33-35. Les invités suivent la noce dans 
le carrosse ou dans des automobiles. Les 
passants rattrapent le carrosse. 

36. La maison de la jeune mariée. 

37. Des gens s’avancent sans cesse et 
zieutent les fenêtres. 

38. Les invités arrivent. 

39. La ville vue d'en haut. 

40-41. Le cercle des badauds autour de 
la maison en flammes. 

42-43. Le cercle autour de la maison des 
mariés. 

Une fille du cercle 

44. Le cercle entourant la noce dans la 
foule, une jeune lïlle pressée qui s’en¬ 
nuie. 

Un (rjars du cercle 

45. Parmi ceux qui contemplent .l'incen¬ 
die, Maïakovski qui regarde et s’ennuie. 

Les cercles se rejoignent 
46-47. Le cercle {en gros) ; une partie 
de la circonférence avec la jeune fille 
et une autre avec Maïakovski. 

48-49. Les cercles grimpent l'un sur 
l’autre. 

50. La jeune fille porte son regard sur 
Maïakovski. Depuis le cercle de l’incen¬ 
die, Maïakovski regarde la jeune hile 
dans le cercle de la noce. Une jeune fille 
comme tontes les autres. 

51. La jeune hile quitte son cercle. 

52. Maïakovski quitte son cercle. 

53. Maïakovski poursuit la jeune fille. 
Il la regarde. A vue d’œil elle devient 
celle des faits divers. 

54. 11 la rattrape. 

« Je ne vais rien vous dire . » 

55. La jeune fille s’éloigne, tourne plu¬ 
sieurs fois la tète, la secoue négative¬ 
ment. 

56. File finit par parler. 

« Jc 11c vais pas vous suivre, rien que 
deux pas . » 

57. Il fait un pas à ses côtés. 

58. Lnsuile la prend par le bras et ils 
marchent ensemble. 

59-60-61. Maïakovski cueille sur la chaus¬ 
sée une lleur poussée on ne sait trop 
comment. 

62. Maïakovski devant la porte de sa 
maison. 

« Fous n’avez pas ri venir chez moi, rien 
que pour un instant. » 

63-69. Partout l'hiver, mais juste devant 
la maison, un jardinet en fleurs, des 
arbres pleins d’oiseaux, la façade de 
la maison entièrement tapissée de roses. 
Assis sur un banc, en bras de chemise, 
le portier éponge la sueur qui coidc à 
Ilots. 

l\tries par les ailes de l’amour 
70-72. Des ailes d’acroplane poussent à 
la jeune lïlle et à Maïakovski. 

73-74. La jeune fille et l’homme montent 
l’escalier à tire d’ailes. 

75-S0. Tons les objets de la chambre 
sale fleurissent ; les lys sortent de l’en¬ 
crier, le motif sommaire des papiers 
peints se transforme à vue d’œil en 
roses. La lampe ordinaire se métamor¬ 
phose en lustre. 

Si. Maïakovski verse l’eau de la carafe. 


« Nous n’allons pas boire, rien qu'un 
seul verre. » 

82. I.a jeune hile dit : 

« Comme votre eau est forte ! » 
83-84. Il lui prend son verre et se coule 
doucement vers elle. 

« Nous n allons pas nous embrasser ! » 
85. Leurs lèvres se rejoignent. 

86-89. La façade de la maison, les fleurs 
s'en détachent, il neige. Le portier en 
bras de chemise enfile sa lourde pelisse. 
90-93. La chambre redevenue normale, 
c’est-à-dire sale comme d’habitude. 

04-96. Il sortent de la maison. 11 a des 
butinions, elle, des talons éculés. Les 
ailes sont repliées sous leurs bras. Ils 
glissent. l!s baillent. 

97. Au bout de quelques pas, l’homme 
sort sa montre. 

08-10 r. 9 heures 22. Les aiguilles sont 
divergentes. L’homme montre à la jeune 
fille les aiguilles pointées et ils se disent 
adieu. Ils s’en vont dans des directions 
opposées. 

Fin de la quatrième partie 

cinquième partie 

De jour comme de nuit 
î-ri. Le travail intense de la grande 
canalisation d'eau. La masse aqueuse qui 
s’échappe des filtres. Les veines de la 
canalisation. L’artère centrale. 

Ceux qui gaspillent l'eau 

12. Un robinet d’eau terriblement ma¬ 
lingre. 

13. La cuisine. Maïakovski passe l’eau 
qu’il met dans le samovar. 

Le pouvoir local 

14-16. La cuisine. Le sergent de ville 
amadoue par la cuisinière. Il retire sou 
uni forme. 

17-18. Maïakovski ravive la flamme du 
samovar avec son soulier. 

De jour comme de nuit 
19-27. L/immense bâtiment du central té¬ 
léphonique. Les demoiselles du téléphone 
travaillent sans trêve. Les fils du télé¬ 
phone enchevêtrés. 

Ceux qui sabotent le téléphone 

28. La chétive mère de famille à l’ap¬ 
pareil. A la qucuc-leu-leu derrière la 
mère, ic papa, la grande fille, les trois 
petits et les deux chiens. Lui conversa¬ 
tion téléphonique. 

« Nous irons vous rendre visite pour la 
veille de l'anniversaire de Robespierre » 

29. Maïakovski à l’autre bout du fil 
prend une mine courtoise et dit : 

« Venez ! Nous mettrons le samovar. » 

30. Maïakovski pose le combiné et mar¬ 
monne furibond : 

« Quand vous serez partis , nous pren¬ 
drons notre thc. » 

31-33. La famille dans la rue. 

34-35. Maïakovski ravive la flamme du 
samovar avec son soulier, ça ne marche 
pas ; il regarde sa montre. Il retire son 
soulier du samovar, le remet à son pied, 
prend la botte du sergent de ville et 
commence à activer la flamme. 

36. Le téléphone. 

37. C’est quelqu’un de la Faculté ou¬ 
vrière. 


84 





38. La foule afflue clans la salle. 

39. Maïakovski au téléphone : 

« Je viendrais si j'arrive à m'en 
débarrasser. » 

40. On sonne. 

41-42. La famille et le petit chien s'en¬ 
gouffrent dans la chambre. 

43-45. L'homme fait asseoir ses invités 
avec un sourire hypertrophie. 

46-47. L'homme sert te thé aux invites 
assis. 

48-50. Les invités assis y vont de leurs 
questions aimables : 

Le père : 

« On Hit que l'indice des prix de 
boy un x de cochons oseille à nou¬ 
veau Y » 

La fille : 

« Dite s-moi, avez-vous jamais connu 
l'amour idéal f » 

5r. Le fils parle de son petit chien. 

« Vous savez, mon p’tit chien, y lest 
Hesse, y fait pipi pas quand y Va 
bezin, mais quand moi je lui dis. * 
52. Kt la mère admirative : 

t Mon Toto est un enfant charmant, 
n'est-ce pas. et très avancé pour son 

ftgc- » 

53-55. Maïakovski répond aimablement à 
chacun d’eux, mais dès que son interlo¬ 
cuteur se détourne, il fait une grimace 
désespérée. 

56. La salle qui se remplit. 

57. 'Trois gars de la Laculté ouvrière à 
l'appareil. 

5S. Maïakovski à l'appareil. 

« Je suis en réunion. » t 
59. Les invités ont fini leur thé. 

6ü. Maïakovski se lève en se frottant 
joyeusement les mains. 

61-63. Les invités le remercient. Mais 
s’asseoient tous en rang doipnons sur 
le divan en disant : 

« Connu c c'est a (j rca hic chez vous, et 
quelle détente ! » 

64. T.a salle déchaînée. 

65. O11 se presse au téléphone. 

66. Maïakovski excédé par la sonnerie. 

67. Maïakovski s’enfuit de la chambre. 

68. Maïakovski sanglote à la cuisine, ac¬ 
coudé à la laide. 

69. Maïakovski relève la tête. 

70. Au clou l’uni forme du sergent de 
ville qui a couché chez la cuisinière. 

71. Les invités béats sur le divan. 

72. Un sergent de ville moustachu pa¬ 
raît. Il tend mi papier : 

« Contre accusé de réception. » 

73. Les invités désorientes prennent le 
papier, lisant : 

« Communiqué du Comité d'immeuble. 
Service de sismologie. En raison de 
l'éventualité d'un renouvellement a 
Moscou du tremblement de terre de 
T t dey o, nous vous prions de passer la 
nuit prochaine hors de la maison, dans 
la rue. > 

« Votre signature : » 
74-76. Le sergent de ville pointe le pa¬ 
pier. Ln remettant les chapeaux de tra¬ 
vers. une main glisse dans la manche du 
manteau, l'antre traçant la signature en 
pattes de mouche, la famille se vola¬ 
tilise en tirant le chien par la queue. 


77. Le mari dit tout désemparé à sa 
femme : 

« Il faudrait prendre congé... » 

78. La femme le tire avec irritation par 
sa veste : 

« On le fera demain ! * 

79. Maïakovski jette un regard circu¬ 
laire. enlève scs moustaches et sou uni¬ 
forme et part d’un grand éclat de rire. 

80. Il glisse avec reconnaissance les trois 
roubles dans sa poche de pantalon. 

tSi. Maïakovski dévale l'escalier eu taxi. 

82. Maïakovski roule. 

83. Maïakovski sur l’estrade. 

84. Quelqu'un parle dans la salle. 

85. Quelqu'un sommeille dans la salle, 

86. Maïakovski se lance, 

87. Des excités dans la salle, 

88. Maïakovski a fini. Les billets avan¬ 
cent dans la salle. 

89. Applaudissements. 

90. Maïakovski dcscctiü les marches. 

91. Le retour de Maïakovski. 

92. Maïakovski s’engouffre dans sa 
chambre. 

93. Maïakovski s'asseoit sur son lit. dé¬ 
lace scs bottillons. 

04. Maïakovski dans son lit, un livre à 
la main. 

95. La chambre devient noue. 

96. Un jour, ce sera ainsi : 

97. L’homme dicte an microphone. 

98. L’auditoire et les gens écoutant les 
haut-parleurs. 

99. Les billets affinent sur chenilles et 
fils de fer. Le soir tombe. 

100. Tombe 
ici. Le noir. 

102. La famille dort dans un champ sons 
un parapluie. 

103. Les étoiles. 

104. Maïakovski dort. 

105. Le sommeil. 

r r 16. Le soleil se lève derrière la mer. 
Vin 

( 1926). 

{Traduit du russe par .-Uidrêe Rubel). 



VS. MEYERHÛLD DANS .L'AIGLE BLANC - (192B) DE PR0TA2AN0V. 


i 

















Note sur Meyerhold et le cinéma 

par Bernard Eisenschitz 


« .4 u printemps 1941, Eisenstein et moi recevions nos 
premiers prix d'Etat des mains de Némirovitch-Dantckenko, 
dans cette même salle du Théâtre d'Art contre qui nous 
avions lutté jadis , opposant au théâtre et à l'art natura¬ 
listes le nouveau théâtre révolutionnaire — et lorsque, par 
une sorte de jeu, nous avons dénombré avec Eisenstein tous 
les lauréats dè ces prix , il est apparu que pour quatre-vingts 
pour cent il s'agissait d'artistes de notre génération, tous 
élèves de Meyerhold. » (21 ) 

Cette citation de Youtkévitch indique la seule direction 
dans laquelle on pourra chercher avec succès une définition 
du rapport de Meyerhold au cinéma : dans l'influence, indi- 
recte ou directe, sur un certain nombre de films (parmi 
les élèves de Meyerhold figurent Eisenstein, Nikoiaî Ekk, 
Youtkévitch, Nikolaï Okhlopkov, Arnchtam, Pyriev, Rochal). 
Sur les réalisations théâtrales de Meyerhold. sur sa person¬ 
nalité d'enseignant, sur les ramifications de sa méthode, 
les renseignements, quoique très incomplets, ne manquent 
pas. à la différence de ses travaux cinématographiques. 

Dans le cas d’Eiscnstein, l’influence est rapidement deve¬ 
nue réciproque, et beaucoup plus complexe que celle de 
maître à élève. Dans un texte de 1946, un de ceux préci¬ 
sément intitulés « Wie sag’ ich’s meinem Kinde? * («Com¬ 
ment le dire à mon enfant ? », titre emprunté à un livre 
allemand sur l’éducation sexuelle, destiné aux parents), 
Eisenstein. dans un montage parallèle entre « Mikhaïl Ossi- 
povitch » (son père émigré) et « Vsevolod Emilievitch ». 
évoque précisément le rôle de substitut d’une figure pater¬ 
nelle faisant défaut, que Meyerhold joua pour lui (57) fdes 
extraits de ce texte figurent dans « Le cinéma soviétique 
par ceux qui l’ont fait»). Dans ce texte, il est surtout 
question de l’amour-haine d’Eisenstein pour Meyerhold, et 
de la possibilité de prendre sa place un jour : 

« Est-ce qu'un de mes disciples dira un jour quelque chose 
de semblable de moi ? Non, il ne le dira pas. Car je ne 
suis pas digne de dénouer ses sandales.., » 

Dans le même ensemble autobiographique (formant la 
deuxième partie du tome 1 des Œuvres Choisies, (44)) S.M.E. 


développe la référence biblique esquissée dans le premier 
texte, à l’intérieur du chapitre « Zweig-Babel-Toller-Meyer- 
hold-Frcud ». Tl s’agit cette fois des rapports entre Meyer¬ 
hold et Stanislavski, où S.M.E., négligeant la divergence 
théorique qui sépara en 1902 les deux hommes (en effet, 
il les avait connus lors de leur réconciliation, basée, elle, 
sur des motifs personnels et non théoriques), voit un reflet 
de la révolte de Lucifer contre Jéhovah. Mais pour Eisen¬ 
stein, le conflit de Meyerhold avec son maître annonçait 
surtout le sien propre : 

« Aux lointaines années où, après avoir surnwnté ma 
propre blessure, je me fus réconcilié avec lui et nous fûmes 
redevenus amis, j'avais toujours Vimpression que dans ses 
rapports avec ses élèves et ses émules , il revivait sa propre 
blessure : sa rupture avec son premier maître. Dans ceux 
qu'il repoussait, il revivait son propre chagrin qui le ron¬ 
geait : en les repoussant , il devenait le tragique Roustem , 
ce père qui frappe Zorab , comme pour trouver une justi¬ 
fication et compléter ce qui, dans sa propre jeunesse, était 
arrivé sans la moindre mauvaise intention de la part du 
« père », mais uniquement en conséquence de l'esprit créa¬ 
teur « indépendant » du « fils trop fier ». (57) 

En 19*36, Meyerhold écrit à Eisenstein la dédicace sui¬ 
vante : « Je suis fier de Vélève qui est devenu un maître. 
J'aime le maître qui a déjà fondé sa propre école. A cet 
élève , à ce maître, ma vénération. » (47) Leonid Kozlov 
a avancé l’hypothèse que cette relation fondée sur l’ambi¬ 
valence culminerait dans Ivan le Terrible , où non seulement 
la figure centrale, mais la dialectique stylistique même du 
film, seraient en référence h Meyerhold. 

Quant aux rapports directs de Meyerhold avec le cinéma, 
il reste évidemment beaucoup moins de points de repère. 
Les copies des deux films réalisés par lui n’existent plus, 
et les témoignages, abondants pour le théâtre, sont presque 
inexistants dans le cas du cinéma, la critique cinémato¬ 
graphique étant inexistante avant 1917. Seuls nous restent 
quelques-uns des textes de Meyerhold lui-même sur le 
cinéma. Comme la plupart des textes de Meyerhold, ils sont 


87 



assez bâclés et assez flous (d'autant plus qu'il s’agit géné¬ 
ralement d’interviews, de conférences et d'interventions par¬ 
lées). De plus, dans le cas du cinéma, il est impossible de 
les éclairer par des informations précises sur la réalisation 
pratique. 

Un premier groupe de textes ( 1915 - 1917 ) anticipe, décrit 
et tire la leçon du travail de Meyerhold au cinéma, auquel 
il ne commença à s’intéresser que vers 1915 . Cette année, 
il tourne pour la production « Thiemann et Reinhardt » de 
Moscou, Le Portrait de Dorian Gray. Il en est aussi scé¬ 
nariste. et tient le rôle de Lord Henry. L’année suivante, 
il est metteur en scène, scénariste et interprète de L'Homme 
fort, tiré d’un roman de Stanislas Przybyszewski. Après 
la Révolution de Février, Meyerhold rencontre Alexandre 
Blok en vue d'adapter une pièce récente de celui-ci. « Rose 
et croix ». Il commence au contraire le tournage d’une 
adaptation du roman de Fiodor Sologoub. Navy Tchari. 
Seuls les extérieurs en sont tournés, car la production 
« Thiemann et Reinhardt» sombre lors de la Révolution 
d’Octobre. 

Les premiers biographes de Meyerhold affirment que 
Le Portrait, de Dorian Gray et L'Homme fort sont parmi 
les productions les plus intéressantes du cinéma pré-révo¬ 
lutionnaire. Une interview donnée une semaine avant le 
début du tournage ( 42 ) indique à la fois l’incertitude de 
Meyerhold et sa détermination d’approcher le cinéma systé¬ 
matiquement. 

« La partie technique du cinéma a une importance bien 
supérieure à toutes les autres composantes. Ma tâche est 
en quelque sorte de découvrir cette technique, qui n'a 
encore aucunement été utilisée. Je voudrais d'abord étudier 
et analyser complètement Vêlement « mouvement » dans le 
cinéma. 

L’écran exige des acteurs particuliers . On voit souvent 
d’excellents artistes de théâtre et danseurs se montrer tota¬ 
lement inaptes au ci né mu. Ils mesurent leurs mouvements 
tantôt trop larges, tantôt trop courts, leurs gestes sont 
exagérés. (...) Pour moi, cette technique est encore terra 
incognito. 

Dans la cinématographie, on doit distinguer deux compo¬ 
santes : 

1. la photographie animée , reproduction du réel, etc., et 

2 . la mise en scène artistique des événements, où le déco¬ 
rateur doit apporter l’élément pictural. 

Je considère comme une grave erreur de transplanter au 
cinéma des œuvres telles que nous les voyons au théâtre 
ou à l’opéra. Comme la cmdeur manque à cette reproduction, 
de nouveaux -problèmes plastiques se posent, pour lesquels 
aucun des anciens procédés plastiques ne sera de la -moindre 
utilité. 

J'ai ma propre approche théorique de la question, et j'ai 
Vintention de l'appliquer, mais il est encore trop tôt pour 
en parler. 

' Je rejette complètement le cinéma tel qu’il existe actuel¬ 
lement. Explorer les moyens qui ne demandent sans aucun 
doute ù être utilisés , mais que le cinéma néglige, tel est 
mon prochain travail. 

Dans la semaine à venir, je vais commencer le tournage 
du Portrait de Dorian Gray. J'ai écrit un scénario complet 
de type particulier, où tout est réparti en « domaines ». Les 
acteurs y trouvent leur dialogue, le réalisateur, le décora¬ 
teur et le directeur de la photo leurs indications. 

Une telle « partition » est indispensable. Je ferai publier 
mon travail comme exemple de scénario. (...) » 

Meyerhold s'estime apparemment peu satisfait du film 
terminé, mais passionné par l’expérience. « Inutile de parler 
des défauts techniques de la mise en scène, ils sont évi¬ 
dents ; en abordant un discours sur le film , je passerai 
tout de suite à la question de principe ». déclare-t-il au 
début d’un cours sur Dorian Gray ( 5 ) tenu après le tour¬ 
nage de L’Homme fort (sans doute en 1918 ). Dans ce 
cours, il répète sa conviction de la nécessité de tout baser 
sur un rythme cinématographique. Mais il a entre-temps 
découvert certains moyens pour y parvenir. 

« La distribution des taches de lumière sur l’écran, L'as¬ 


piration du -photographe à parvenir à ce qui, dans son lau- 
gage, s'appelle une « photo splendide », la connaissance de 
la pellicule, de la limite maximale de sa sensibilité, nous 
amènent à considérer le niveau élevé qui peut être atteint 
dans ce domaine. (...) Si (les images) réveillent en vous 
telle ou telle association, vous commencez à percevoir Vesprit 
du roman dans la perspective même de l'auteur, ou dans la 
perspective où le réalisateur du film entend l'interpréter. » 

Comme Wegener à la même époque, on peut penser que 
c’est l’insatisfaction devant quelques problèmes non résolus 
par la technique théâtrale qui avait poussé Meyerhold au 
cinéma. Ce qui l'y passionne en effet, c'est un travail sur 
Facteur étroitement lié à des éléments mesurables : rythme 
et technique de la prise de vues. Tl considère Dorian Gray 
comme un échec en raison du conflit qui l’opposa, pendant 
tout le tournage, à l’opérateur Levitzky. chacun estimant 
que la supervision de l’éclairage lui revenait (Levitzky a 
donné sa version du tournage dans son livre « Rasskazi o 
Kinematografe », 1964 ). En tout cas, le cours de 1918 
contient quelques observations, relatives à la direction des 
acteurs et à la détermination du rythme dans le film, qui 
devront être redécouvertes par le cinéma soviétique : 

« On aspire à une réforme du théâtre, mais on n'y est 
pas encore arrivés, la discussion reste ouverte. On discute 
du système de l'émotion et du système de Vexpression de 
l'émotion. Pour les acteurs de cinéma, cette question doit 
déjà être résolue. Avec l'aide de Vécran, on -peut clairement 
indiquer qui joue d'une manière exacte ou non. » (...) « La 
pellicule donne une grande importance à ce que l'on filme. 
Le cinéma est très sensible, et il doit y avoir le minimum 
d'interprétation possible. » (...) « Il faut développer en soi 
l'instinct de la définition du temps, la capacité d’établir si 
oji a joué pendant sept minutes ou une ■minute.'» (...) 
« Quand le studio est prêt, il faut essayer l'interprétation, 
répéter les mouvements le chronomètre à la main », etc. 
« Dans tnt film , les intertitre* aussi ont leur importance. 
U 7i intertitre malheureux est la phrase de D or uni : « Voici 
la première lettre passionnée que j’écris. Etrange, ma pre¬ 
mière lettre passionnée est écrite à une morte ! » Les deux 
phrases aplatissent l'effet, qui aurait etc fort s’il n'y avait 
eu qu’une phrase : « Etrange, ma première lettre passion¬ 
née est écrite à une morte! » L'intertitre sur l’écran n’est 
pas seulement fait pour expliquer l'inexplicable. Tout l'écran 
est mouvement. » 

Après la réalisation de L'Homme fort, Meyerhold reprend 
les mômes thèmes dans une nouvelle interview. « En ce 
qui concerne la partie décors de la mise en scène, j’ai trouvé 
en la personne du peintre V.E. Egorov un collaborateur 
inventif. Nous nous étions entendus pour montrer dans 
chaque tableau non T ensemble, mais une partie de V ensem¬ 
ble, en mettant en valeur des détails. En laissant de côté 
une quantité d'éléments inutiles, il s'agissait d'attirer l'at¬ 
tention du spectateur sur ce qu'il y a de plus important 
dans le déroulement de l’action. Ceci s'imposait en -parti¬ 
culier pour une pièce riche en péripéties et complexe quant 
aux personnages comme L’Homme fort. » ( 42 ) 

La Révolution éloigne Meyerhold. surtout occupé par 
l’édification d’un théâtre révolutionnaire, du cinéma ( 31 ). 
Il cherche un temps à transplanter certains caractères spé¬ 
cifiques de cet art dans la mise en scène scénique : c’est 
sa période de la « cinéfication » ( 1923 - 1924 ). provoquée par 
l’arrivée, avec la NE P, des films américains. Meyerhold est 
surtout impressionné par Cruze, Griffith. Keaton. Fairbanks 
et Chaplin (à qui il consacrera en 1936 une conférence). 
Mais il se heurte, sur scène, aux limites physiques de 
l’acteur, â la matérialité des formes scéniques. 

Au cours des années vingt, plusieurs projets de films 
réalisés pur Meyerhold échouent : Dix jours qui ébranlèrent 
le monde, de John Reed ( 1925 ) ; La Route d'acier (sur la 
lutte des ouvriers des chemins de fer, de 1814 â 1905 ; 
les collaborateurs en sont N. Okhlopkov, V.F. Fiodorov et 
Ni kola! Ekk. 1925 ) ; Mitia, d'après une pièce de Erdman 
(finalement réalisé par l’élève de Meyerhold. N. Okhlopkov) ; 
La Forêt, d’après Ostrovski ( 1926 ) ; un film célébrant, 
le dixième anniversaire de la Révolution ; Les Vingt-six- 


88 




• L'Appétit vendu » (1928), de l'élève de Meyerhold, Nikolaî Okhlopkov 


commissaires (1928, tourné seulement en 1932 par N. Chen- 
guélaïa) ; Pcrcs et fils de Tourguénicv (1930) ; Le Chemin 
de la gloire (scénario de Youri Olécha, 1933). (58) 

Pendant ces mêmes années, Meyerhold publie quelques 
critiques de films (Our Hospüality, The Fighting Coumrd, 
et, après un séjour â Paris, les films de Gance, Epstein et 
Dreyer). Les quatre numéros de sa revue « A ficha TIM », 
parus en 1926-1927, consacrent une large place à Eisenstein, 
Vertov, Chaplin et Keaton. Il tient un rôle dans le film de 
Protazanov L'Aigle blanc (1928). 

Dos années trente, nous connaissons deux textes de 
Meyerhold sur le cinéma. Le premier, une conférence tenue 
en 1936 sur « Chaplin et son art» (58). est un des textes 
les plus cohérents qu’il ait laissés. C'est une analyse des 
structures du comique chez Chaplin, basée, comme deux ans 
plus tard « Montage 38 » d'Eisunstein, sur une comparaison 
avec Pouchkine. Meyerhold y met en valeur la nécessité 
nationale des types comiques et des « masques », pour 
expliquer l'échec des imitations soviétiques de Chaplin. La 
nécessité d'un art populaire est illustrée par l'exemple de 
Tchapaicv . 

Une grande partie de Fessai est consacrée à Eisenstein, 
dont Meyerhold analyse sommairement le style, à partir 
d'une double comparaison, avec Chaplin et avec lui-même. 
Il regrette que la polémique entre Eisenstein et Poudovkine 
n'ait pas été poussée plus loin et n'ait pas enrichi le cinéma 
des années trente. Sous couvert de faire l'éloge du réalisme 
socialiste, enfin, Meyerhold défend un art régionaliste : 
<l II est insensé (Vaffirmcr que Vart kazakh est réaliste , 
l'art chinais formaliste », et il conclut par une définition 
peu conventionnelle : « Que signifie donc le réalisme socia¬ 


liste dans le cinéma ? J'aimerais ne répondre qu\ indirec¬ 
tement » ri cette question . Ce qu'il y a de plus important 
dans la création de Chaplin , c'est le fait qu'il est poète . 
Nous devons aborder le réalisme socialiste avec toutes les 
categories esthétiques . » 

Les positions tranchées exprimées ici, la structure même 
de la conférence, certainement influencée par les essais 
formalistes, sont complètement inhabituels pour l'époque ; 
on s'en aperçoit au ton embarrassé d'un essai analogue 
et contemporain d’Eiscnstein même, « Du théâtre au ciné¬ 
ma » (appelé aussi «Celle du milieu») (49), qui tire la 
leçon de son expérience théâtrale. C’est évidemment pour 
lui-même que Meyerhold plaide en réclamant un renouveau 
d'enthousiasme pour le cinéma (et donc pour le théâtre) 
sur la base de l’enseignement des années vingt, qu'il se 
refuse absolument â nier, à travers le biais du cinéma et 
d'une analyse historique comparative qui gomme l'aspect 
violemment polémique de ses interventions de la même 
époque sur le théâtre. 

Le dernier texte do Meyerhold figurant dans ses œuvres 
choisies (42) est une intervention â propos de Chtchars, 
en avril 1939 (il fut arrêté le 20 juin). II y fait l’éloge 
de l'optimisme du film, qui « ne suscite pas la peur de la 
guerre, comme le font les metteurs en scène des pays capi¬ 
talistes, par exemple dans Vadaptation pacifiste de A l'Ouest 
rien de nouveau. Dovjenko est pathétique, il est traversé 
par le pathos de la lutte du peuple et de la résistance armée 
contre l'agresseur . » Le seul reproche adressé à ce film 
de plus de deux heures et demie est qu’« il est un peu trop 
court ». — Bernard EISENSC1IITZ. 


89 











Entretien avec Lev Koulechov 

par André S. Labarthe 


lev KOULECHOV J'ai commencé à travailler clans le cinéma 
en 1916. J'avais 17 ans. J'étais déjà peintre-décorateur. 
Continuant mes études de décorateur à TUniversité j'ai 
commencé à travailler dans le studio de Khanjonkov. Je 
travaillais avec un metteur en scène très célèbre (et à mon 
avis l'un des meilleurs metteurs en scène de la Russie 
tsaristeï, Eugène Bauer. Bauer était aussi peintre- 
décorateur ; c’est pourquoi, pour l'époque, tous ses films 
étaient très bons, très bien construits du point de vue 
composition. Son souvenir m'est très cher : c'était un excel¬ 
lent homme, un excellent ami et un professeur très sage. 
Il serait peut-être intéressant de savoir que mes premiers 
travaux, comme décorateur, furent Thérèse Raquin, qui n'a 
pas été réalisé mais dont les décors ont été construits, 
et Le Roi de Paris. J'ai dû pour cela étudier à fond Paris, 
sa littérature et son histoire. 

C'est en 1917-18, je ne sais plus très bien, que j'ai réalisé 
mon premier hlm Le Projet de l'ingénieur Pright. Cela 
coïncidait avec la révolution d’Octobre, ou c'était juste 
avant. Je crois, oui, que c'était juste avant le début. C'était 
mon premier film comme metteur en scène. C'était après 
la mort de Bauer. 

cahiers Ce film a donc été financé par une maison de 
production qui appartenait au régime précédent? 

koulechov C'était la fin du gouvernement de Kérenski, 
juste avant la révolution d'Octobre, mais il y avait encore 
les sociétés privées. 

CAHIERS A ce moment , il y a eu un deuxième film , en 1917, 
Chanson d'amour inachevée. A-t-il été réalisé dans les mê¬ 
mes conditions? 

KOULECHOV Oui. Il a été fait tout de suite après Le Projet 
de l'ingénieur Pright , et toujours avec une société privée. 

CAHIERS Quels étaient, au moment où vous avez réalisé ces 
deux films, les films que vous aviez vus, américains, fran¬ 
çais? 

koulechov A cette époque, c'étaient les films américains 
qui m'avaient le plus influencé ; mais j'ai utilisé le maté¬ 
riel des films de toutes les nations qui étaient projetés en 
Russie : des films français, italiens, surtout italiens ; plus 
tard, les films norvégiens, français, suédois, américains. 

CAHIERS Aviez-vous vu, à ce moment-là, Naissance d'une 
nation ? 

koulechov Oui. C'est arrivé en même temps. J'ai com¬ 
mencé à travailler et Naissance d'une nation est sorti. Mais 
Griffith était déjà un homme mur et moi. un petit garçon. 
Mais il est intéressant de voir que nous utilisions déjà la 
même méthode. Griffith est devenu pour moi comme un 
professeur, dans les derniers temps. 

Malheureusement, je ne me souviens pas de l'auteur, mais 
j'ai eu entre les mains des ouvrages américains, traduits 
en russe, sur l'origine du montage, dans lesquels on disait 
que le montage de Koulechov ressemblait à celui de Griffith 
et qu'il était apparu en même temps. Je répète : Griffith 


était beaucoup plus expérimenté que moi, et plus âgé, mais 
moi, j'avais un autre avantage. Griffith était un artiste 
de pratique et moi je m'occupai tout de suite de la théorie, 
ce que les Américains, au fond, n'ont pas fait jusqu'à 
présent — et nous, nous le faisons depuis toujours. Déjà 
en 1917 je commençais à écrire des articles sur le cinéma 
dans Tekhnika i kinematographia, avec les erreurs dues 
à mon âge, bien sûr. Mais la base était exacte. Nous étions 
très jeunes, nous voulions tout savoir, nous réfléchissions, 
nous discutions. Nous prenions des notes, et c'est ainsi que 
s’est constituée cette science. C’était l’époque qui le voulait. 
Nous avions la révolution, qui nous a donné ces possibilités, 
malgré ses difficultés. Elle a libéré l’homme, la pensée, les 
artistes qui, au temps des tsars et avant, étaient étouffés. 

Le temps du montage était arrivé ; cela devait s’accom¬ 
plir ; c'était inévitable. De‘toute façon, un jour ou l'autre, 
il aurait fallu le découvrir; si ça n'avait pas été nous, cela 
aurait été quelqu'un d'autre. Mais en général, il y a une 
confusion, parce que notre montage, les Américains l'ap¬ 
pellent le montage russe et nous, nous l’avons longtemps 
appelé montage américain. 

CAHIERS Dans votre premier article, vous avez écrit que 
seuls les réalisateurs étaient qualifiés pour écrire le scé¬ 
nario. .. 

koulechov Voyez-vous, cette question était très com¬ 
plexe, mais maintenant elle est très claire pour moi. Par 
exemple, dans les années 30, il était préférable que le 
metteur en scène soit cultivé, instruit et expérimenté, qu’il 
écrive lui-même son film. Après 1930, quand le cinéma 
parlant est né, l’importance littéraire du scénario a consi¬ 
dérablement augmenté. Aujourd'hui, dans des cas très rares, 
il arrive que le metteur en scène écrive son scénario, mais 
en règle générale c'est un spécialiste qui écrit et le metteur 
en scène transpose ensuite. C'est pourquoi la littérature, 
base du scénario, a une importance considérable, mais elle 
ne peut remplacer la mise en scène, parce que la mise en 
scène reste prédominante. D'un autre côté, le travail de 
mise en scène est devenu si complexe, que le metteur en 
scène ne peut faire autre chose ; il faut donc un scéna¬ 
riste. 

J'ai fait un jour une conférence à des étudiants. Je leur 
ai dit : « Si vous êtes très paresseux, il vous suffit de 
connaître quatre mots pour être metteur en scène : prépa¬ 
ration, caméra, stop et double. Le cinquième serait « signer 
le contrat ». L'écrivain écrit le scénario, l'opérateur filme 
et l'acteur joue. Le compositeur fait la musique, le monteur 
fait le montage, etc. Et que fait le metteur en scène ? 
En fait, il doit savoir faire tout cela, superviser et diriger 
toutes ces activités. Si on demande combien de temps il 
faut pour devenir metteur en scène, on répond générale¬ 
ment : pour l'un ce sera cinq ans, pour d'autres ce sera 
deux cents ans. Tl faut, soit savoir beaucoup de choses, 
soit ne rien savoir du tout... et signer les contrats î » 


91 


i 





* Sur le front rouge ■ (1920). 


Cahiers Parlez-nous de vos deux premiers film**... 

KOULECirov Je pense qu’il est inutile de le faire pour 
le deuxième film» Lettre d'amour inachevée. C'était une 
petite comédie que j'ai faite parce qu’on m'a payé pour la 
tourner. Mais l'autre. Le Projet de l'ingénieur Pright , était 
plus important. Son but était de montrer l'importance du 
montage. On a choisi pour cela un sujet policier assez 
banal. Il s'agissait de l’invention d'un ingénieur, convoitée 
par une firme concurrente, mais qui était sauvée après une 
poursuite mouvementée. C'étaient les plans d’un hvdrateur ! 
A cette époque, cette méthode d'extraction hydraulique de 
la tourbe intéressait beaucoup Lénine, car elle était très 
importante pour l’économie. C'était une industrie très nou¬ 
velle. Mais c’était un film artistique malgré tout. Dans ce 
film policier, nous avons introduit pour la première fois des 
séquences documentaires. Le film policier m’intéressait, et 
je n’étais pas le seul. Le premier film policier célèbre chez 
nous fut Les Petits diables rouges, réalisé plus tard sur un 
sujet révolutionnaire, mais quand même policier. Mais pour¬ 
quoi m’v suis-je intéressé ? Parce que dans ces' sujets, il 
est plus facile de masquer le travail du montage. Plus tard, 
quand des gens pleins de talent comme Eisenstein ont 
appris à utiliser ce montage, ils ont fait un grand pas en 
avant, ils ont transposé toutes ces connaissances pour des 
.sujets révolutionnaires. 

cahiers Quelle était alors la part du montage dans vos 
films? Quel genre de montage utilisiez-vous? 

koulechov Tout Î’ABC du montage avait été utilisé, 
quoique dans une forme naïve : montage parallèle, utili¬ 
sation des gros plans, assemblage des différents plans. 
Comme Griffith, je pense. 

cahiers En 1918-19, vous êtes opérateur aux armées. 
Est-ce que cela va avoir une influence sur votre carrière 


■ultérieure ? 

koulechov Enorme, sur toute ma vie. Je considère que 
pour être un bon réalisateur, il faut passer par la réalisa¬ 
tion de documentaires. Deuxièmement, il faut bien connaî¬ 
tre la vie, et le documentaire donne cette expérience. Tl 
faut savoir ce qu’est la guerre juste, comment se défendre, 
il faut participer à la révolution, au combat. C’est pourquoi 
cette école vaut pour toute la vie. 

cahiers Est-ce que le film fait en 1920, Sur le front 
rouge, utilisait des documents filmés ? 

koulechov Non, je filmais moi-même sur les positions. 
Mes élèves Khokhlova. Obolensky étaient avec moi. (Ils tra¬ 
vaillent encore aujourd’hui à Cheliapinsk, à la télévision, 
comme réalisateurs). Nous étions sur les positions, nous 
tirions, nous filmions. Nous jouions les scènes intermédiai¬ 
res et filmions les véritables explosions et les véritables 
combats. Tout se faisait en même temps. 

Nous étions dans l’armée de Toukhatchevsky. 11 nous 
donnait toutes les possibilités : les voitures, la possibilité 
d'aller sur la première ligne du front et de faire ce que 
nous voulions. Nous étions jeunes et n'avions peur de rien. 

cahiers Quel était votre point de vue? Etait-ce une ten¬ 
tative d'explication de la guerre révolutionnaire? 

koulechov Non, c'était un épisode de guerre, encore une 
fois sur un sujet d'aventure. Tl était très court, moins du 
quart du film. On envoie un soldat de l'Armée Rouge en 
mission avec un paquet secret. Son ennemi l'a capturé, a 
tiré sur lui, l’a blessé, et commence alors la poursuite de 
l'ennemi ; il y a lutte, poursuite en automobile, en train 
et tout se termine par la victoire du soldat de l'Armée 
Rouge. C'est un film, dans lequel étaient inclus des docu¬ 
ments d’actualité. Il y avait un scénario à l'origine, mais 
il fallait toujours improviser, car on ne savait jamais 


92 








• Le Rayon de la mort » (1925) : Vsevolod Poudovkine (l'abbé Revo). 


qui tirait sur qui, ni quand, ni d’où on tirait. Avant Le 
Front rouge j'ai filmé des documentaires sur le front occi¬ 
dental. En tant que metteur en scène, j’avais une mitrail¬ 
lette et Edouard Tissé était mon opérateur. Un jour nous 
étions en train de filmer d’un camion, lorsque nous voyons 
un canon, un canon de l'armée blanche, à 30 m de nous. 
Un canon à trois bouches. Il se met à nous tirer dessus. 
Je réponds avec ma mitraillette. Les obus n’arrivent pas 
à atteindre le camion, et Edouard Tissé, armé d'une lourde 
caméra à manivelle, sans se démonter, continue de filmer 
les explosions des obus. Nous avons ensuite quitté le 
camion, je descendais en tirant lorsque le dernier obus est 
tombé sur le camion. En fait, il était difficile de travailler. 
Nous n’avons pas eu le temps de filmer le camion et il n’en 
était plus question... Malheureusement, tout cela a été 
perdu. 

cahiers Avant la fondation de votre laboratoire expéri¬ 
mental, vous aviez réalisé trois films ? 

koulechov Trois grands films sans compter les docu¬ 
mentaires. Il y a eu beaucoup de documentaires, et des 
documentaires sur le front. De même que Karmcn a filmé 
en Espagne, moi j’ai filmé la guerre civile. 

cahiers A cc moment, quels étaient les articles que vous 
aviez écrits? Dans quel genre de revue? 

koulechov Je n’avais pas beaucoup écrit. C’était le déve¬ 
loppement de ce que j’avais commencé à faire. Je remettais 
en ordre mes pensées, je faisais le point sur l'aboutisse¬ 
ment de mes recherches en filmant ces films, ces documen¬ 
taires. Bien sûr, je n'avais pas beaucoup de temps, ni de 
forces : il fallait combattre, on avait faim, il n’y avait 
pas de pain, ni de sel. J’écrivais, je réunissais des notes. 
J’avais une vingtaine d’années. Dès 1920. je commençai à 
enseigner à l'Ecole de Cinématographie, la première du 


monde, et le film Sur le front rouge a été fait avec des 
élèves de l’Ecole, Khokhlova et Obolcnsky. Il n'y avait pas 
seulement les prises de vues, mais aussi des discussions, 
de la théorie. 

cahiers Nous aimerions savoir : 1) les circonstances 
dans lesquelles vous avez organisé cette école . 2) si Vécole 
existe toujours, 3) les rapports entre cette école et le 
Labo r a ta ire Expé rim en tal. 

koulechov Cette école a été organisée, dans l’ensemble, 
par le vieux metteur en scène Gardine — c'était un met¬ 
teur en scène tsariste qui avait vingt ans de plus que moi. 
Moi. j’ai été invité. J’arrivais du front. Gardine a créé 
l’école le T r septembre 1919. Cette école existe toujours ; 
elle s'appelle maintenant « Institut d’Etudes Cinématogra¬ 
phiques ». Le mardi, j’y donne des cours. 

CAHIERS Cette école était-elle déjà a Moscou à l'époque? 

KOULECHOV Le V r septembre 1919, elle était à Moscou. 
Je suis arrivé du front au début de 1920, et le l‘ r Mai, 
je montrais déjà les travaux de mes élèves. Ce qui est 
intéressant, c’est qu’il y avait de bons et de mauvais 
élèves. J’employais des méthodes différentes de celles de 
l’époque tsariste (je dirigeais le montage, le jeu des acteurs, 
les discussions, etc.), j’ai réussi à faire que ces plus mau¬ 
vais élèves obtiennent les meilleures notes. C’étaient Pou- 
dovkine, Khokhlova. Vogel, Poguine, Komarov. 

CAHIERS Eisenstein a fréquenté cette école? 

KOULECHOV Eisenstein n'a pu étudier dans cette école 
comme tous les élèves, car il était en même temps metteur 
en scène de théâtre. 11 venait me voir à l'école le soir, et 
avec Alexandrov, nous nous occupions tous trois de mon¬ 
tage. Mais il n'y avait plus de pellicule et nous travail¬ 
lions sur du papier. Nous avons travaillé tous les soirs 
pendant trois mois. Au bout de trois mois, Eisenstein est 


93 






Poudovkine dans une étude de l'Atelier Koulechov (1924). 


devenu un metteur en scène génial. Il a mis en scène son 
premier film La Grève , qui a eu un succès énorme. 

CAHIERS Parmi vos élèves, vous avez eu aussi Boris 
Barnett ? 

koulechov Oui. en même temps que Poudovkine, Khokh- 
Iovü. Il était boxeur ; c’était un merveilleux boxeur. A 
l’école, il donnait des cours de boxe tout en étudiant. 
Voyez-vous, le montage, c’est toujours montrer le mouve¬ 
ment, l'action. La boxe, la lutte, l’équitation, le tir, tout 
sport est un mouvement. 

Cahiers Passons à la création du Laboratoire Expéri¬ 
mental . Quel était votre projet ? 

koulechov Enseigner. Nous comprenions que les acteurs 
de théâtre ne pouvaient pas travailler au cinéma, et pour 
cela nous avons décidé de former nos propres acteurs ; et 
c’est ce que nous avons fait pendant plusieurs années. 
Nous les appelions les « modèles », mais cette appellation 
n’était pas tout à fait exacte, car c'étaient des acteurs de 
cinéma. En fin de compte, nous travaillions en parallèle 
avec Stanislavski (metteur en scène de théâtre), mais en 
tenant compte de toutes les particularités du cinéma et 
en rejetant ce qui était inutile dans le théâtre. 

cahiers Le Laboratoire Expérimental était donc une 
école d'acteurs? 

koulechov Oui, surtout parce que pendant très long¬ 
temps nous n'avions pas de pellicule du tout. Nous faisions 
sur scène, avec des rideaux, une sorte de cinéma sans pelli¬ 
cule, et ces spectacles avaient un grand succès artistique. 

CAHIERS C f était un spectacle privé ? 

koulechov Ceux qui étaient invités le voyaient. On 
vendait bien sûr quelques billets, car l'époque était dure ; 
c’était la famine, et il nous fallait vivre ; on ne nous don¬ 
nait pas les moyens. 


cahiers Le Laboratoire Expérimental date de 1922 et en 
1923-1924 vous avez réalisé Mr West au pays des bolché- 
viks. Dans ce film , on trouve des acteurs comme Barnett, 
Poudovkine ... Comment s est passé le tournage? Ces gens 
ont-ils participé soit au scénario, soit au montage, soit à 
la mise en scène? Dans quelles conditions avez-vous tourné? 

koulechov 1923. c’était l'apparition de la pellicule. Nous 
avons fait trois films : Mr West au pays des bolcheviks, 
Le Rayon de la mort et Dura Lex — c’était déjà en 1927. 
Ces trois films étaient du Laboratoire. Après cela, la plu¬ 
part de mes élèves se sont mis à travailler indépendam¬ 
ment. Ils sont devenus adultes et se sont éparpillés. Pou- 
dovkinc a fait La Fin de Saint-Pétersbourg, Eisenstein a 
fait Le Cuirassé Potcmkinc . Tous sont devenus adultes. 

Dans mes films, tout le monde s’entraidait et faisait 
un peu de tout. Nous faisions tout nous-mêmes, nous cons¬ 
truisions les décors. L'équipe était composée principalement 
de Poudovkine, Khokhlova, Barnett. Obolensky, Komarow 
Galajev. Podarjensky et moi. Environ huit personnes for¬ 
maient le noyau de l’équipe. Après, ils ont tous grandi. 
Ensuite, les conditions sociales ont changé. Ce fut la NEP. 
11 y a eu une période où, pendant quelque temps. Lénine 
a mené une politique de propriété privée. C’était indispen¬ 
sable pour faire revivre le pays. Mais cela avait aussi ses 
inconvénients. De nouvelles sociétés privées ont fait leur 
apparition. Elles avaient peur de la collectivité, comme 
celle qui régnait chez moi. Ce qui les intéressait, c’était 
la caisse, l’argent. Elles voulaient faire des films commer¬ 
ciaux et elles essayaient de nous en faire faire. Quelque¬ 
fois. nous y étions obligés. A cette époque Khokhlova était 
metteur en scène; on ne voulait pas la faire tourner dans les 
films commerciaux, car on la trouvait maigre et pas belle. 

Cahiers Eisenstein a-t-il collaboré à ces films? 


94 






V. Poudovkine et A. Khokhlova : étude de l'Atelier Koulechov (1923). 


koulechov Non, pas encore. C’était en 1923 et lui a 
commencé plus tard avec La Grève. 

CAHIERS Est-cc quil s'intéressait au Laboratoire? 
koulechov Oui, bien sûr. II étudiait chez nous. I! était 
élève du laboratoire, après 1923. 
cahiers Comment ces deux films ont-ils été financés ? 
koulechov Ppr l’Etat. Commercialement, ils se justi¬ 
fiaient. Je préfère Les Aventures de Mr IVcsL Ils me plai¬ 
sent tous, mais à côté du montage, Mr West avait un sens 
politique particulier, sans lequel je ne vois pas d'intérêt. 
Quant au travail avec les acteurs, ou le côté psychologique, 
je préfère Dura Lex. 

cahiers Vous avez fait deux films d'après des romans 
de Jack London. 

koulechov C’était une passion de jeunesse. Quand j’étais 
jeune, j’aimais lire les récits de London. On l'aimait beau¬ 
coup en Russie. Vladimir Ilitch Lénine l'aimait beaucoup. 
En fait, beaucoup de Russes aiment cette littérature clas¬ 
sique américaine, Bret Harte, Washington Irving, Jack 
London. 

cahiers Quels étaient les rapports entre le Laboratoire 
expérimental et d'autres tentatives qui ont eu lieu à la 
même époque : par exemple , la Fabrique de l’Acteur Excen¬ 
trique, de Kozintsev-Trauberg et les Kinoks de Vertov? 

KOULECHOV Tout revient à l’exemple du singe qui attrape 
une mouche. Vertov travaillait comme assistant, aide- 
metteur en scène, sur les documentaires. Vous savez que 
je me suis occupé, à un certain moment, d'actualités. 
Mikhaïl Koltzov a pris ma succession. Et ce jeune homme, 
à côté, écoutait, nous avions des discussions ensemble. 
Ensuite, il s’est marié avec une excellente monteuse. C’était 
la meilleure monteuse russe, même du temps du tsar. Elle 
s'appelait Elisabeth Svilova. Elle vit encore. II s’est mis 


alors à filmer ses documentaires, avec son montage. C'était 
la mode à l'époque : quoi qu’on fasse, il fallait tirer une 
théorie. Nous étions encore des gamins, et Vertov a 
déclaré : il ne peut y avoir aucun cinéma d’art, tout ça, 
ce sont des balivernes, il ne peut y avoir que le documen¬ 
taire. C’était bien sûr une erreur passagère. Il n’était pas 
question de diminuer l’énorme importance qu'il donnait 
à P « art », dans ses documentaires montés de façon remar¬ 
quable. 

CAHIERS Est-ce quil y avait des discussions , des polé¬ 
miques entre vous? 

koulechov Oui, mais seulement amicales. Nous nous 
comprenions parfaitement. L’un aime les blondes, l’autre 
les brunes, l’un préfère les jambes minces, un autre les 
jambes un peu plus fortes. Mais tout le monde a besoin 
d’une femme. Bref, c’étaient des discussions d'amateurs de 
femmes. C’était une question de détails, mais nous nous 
entendions tous très bien. Notre désaccord était plus pro¬ 
fond avec les représentants du vieux cinéma tsaristc. 

CAHIERS Quels étaient vos rapports avec les premiers 
cinéastes , ceux qui travaillaient en 1910? Les discussions 
étaient-elles plus âpres? 

koulechov Les rapports humains étaient bons. Mais au 
point de vue professionnel, nos vues étaient diamétralement 
opposées. Dans la vie courante, c’était la coexistence paci¬ 
fique, même l’amitié, mais dans l’art, c’était la guerre. 

CAHIERS Dziga Vertov était partisan du documentaire , 
mais il avait des idées sur le montage. C'était pour lui 
le moment où le film se faisait. Est-ce que cette conception 
correspondait d la vôtre? Quelles étaient les oppositions 
théoriques? 

koulechov C’est très simple. Vertov n’admettait pas le 
travail des acteurs, leur jeu. Il n’admettait que la prise de 


95 





« Mr. West au pays de9 Bolcheviks 


vues et le montage, comme expression de la vie réelle. 
Mais nous, nous considérions le coté « artistique * et en 
tenions compte. 

cahiers Dans votre enseignement sur ic montage — 
c'est un enseignement à la fois pratique et théorique — 
vous avez été amené à définir plusieurs formes de mon¬ 
tage. Quelles sont les catégories de montage que vous 
voyez dans ihistoire du cinéma? 

KOULECHOV C'est une question difficile. Je suis persuadé 
que le montage existait avant le cinéma, et c'est facile à 
démontrer. Si l'on considère l'œuvre des classiques russes, 
comme Tolstoï. Gogol, on peut voir que les différentes 
pages constituent un remarquable montage. Il en est de 
même dans la prose et les poésies de Pouchkine. Si on 
prend les écrivains contemporains, on trouve aussi de 
remarquables formes de montage ; par exemple, Heming¬ 
way. A l'époque de Pouchkine, Gogol, Tolstoï, le cinéma 
n'existait pas (si, pour Tolstoï), mais il y avait déjà l'idée 
du montage. Je vais vous expliquer ma pensée jusqu’au 
bout. Imaginez un homme à la chasse. Il doit tuer un 
oiseau, i! essaie de le faire. Mais il a un chien qui perçoit 
le monde à travers les odeurs de l'oiseau. L'homme n'a 
pas cette faculté de percevoir les odeurs comme le chien. 
Le chien trouve le gibier avec son flair. Il a donc une 
sorte de sens particulier. Je pense qu'il existe plusieurs 
sortes de perception de la vie. Par exemple, la perception 
du musicien, la perception du sculpteur, la perception du 
peintre, et il semble que le montage soit, depuis longtemps, 
un moyen de percevoir la vie. De même que l'on peut 
percevoir la vie par les images. 

Qu'est-ce qui est important pour un artiste ? C’est de 
dire ce qu'il veut, d’exprimer sa pensée. Au cinéma, le 


meilleur moyen, c'est le montage. Cela peut être le mon¬ 
tage artistique d’Eisenstein, le montage de Koulechov, etc. 
Mais le principe du montage reste le même dans le monde 
entier. Voilà ce que je pense de toutes les écoles de mon¬ 
tage. 

Le montage est important on tant qu’expression de la 
réalité ; chaque artiste choisit la forme qui lui convient. 
C’est le meilleur moyen d’exprimer son attitude vis-à-vis 
de la réalité, et suivant sa conception de la vie, l'artiste 
montera d'une façon ou d'une autre. Lumière, pour montrer 
l'arrivée du train, n'a utilisé qu’un seul cadre. Puis des 
problèmes ont commencé à se poser. Il fallait montrer un 
passager, puis un autre, un sur la locomotive, le chauffeur, 
le mécanicien, ceux qui attendaient. Les problèmes se 
compliquaient. Petit à petit apparaissent le montage et 
les normes cinématographiques. 

cahiers La difficulté de montrer les différents cléments 
du train a conduit à un montage logique, c'est-à-dire qu'on 
est obligé de briser l'espace référentiel. Mais la succession 
'des plans se passe dans un temps unique : on voit le 
voyageur après avoir vu le mécanicien. Chez Eisenstcin, au 
contraire , on franchit à la fois l'espace et le temps réfé¬ 
rentiels. 

koulechov Je vais vous citer un exemple. Imaginez une 
dame en noir. Imaginez une croix sur une tombe. La dame 
en noir, c’est une dame en noir ; la croix sur la tombe, c’est 
une croix sur une tombe. Réunissez la croix et la dame en 
noir, vous avez une veuve. Maintenant, compliquons un peu. 
Un homme s’approche de la dame et dit : « Vous pleurez 
votre mari. Vous êtes encore jeune, un autre viendra, vous 
l’aimerez. » Elle lui répond : « Il est déjà venu. Voici sa 
tombe. » Tout cela, c’est du montage. Logique ou quoi ? 


94 









* Mr. West au pays des Bolcheviks 


Encore un autre. La Grève , d'Eiscnstein. Les policiers tuent, 
les travailleurs. Au même moment, à l'abattoir, on tue les 
animaux. C'est une comparaison. Le montage peut être le 
montage, une métaphore, une association ; il peut être 
logique, il peut modifier le temps ; il offre des possibilités 
illimitées. Et c'est ainsi que nous apprenons à utiliser 
toutes ces possibilités. 

Je peux filmer séparément Khokhtova, Koulechov et 
Nikita. Un morceau, deux morceaux, trois morceaux. C'est 
un montage à trois. Mais il y a un autre procédé : en 
un seul bloc, Khokhlova, Koulechov et Nikita. Et encore 
un troisième moyen : les actions de Khokhlova, Koulechov 
et Nikita. Nous avons un premier procédé : une, deux, 
trois expressions, un deuxième procédé : le panoramique 
sur l’expression et un troisième procédé : un travelling 
sur l'expression. Il y a aussi le procédé de la prise de 
vues à partir d'un point fixe ; mais on oblige alors l'acteur 
à attirer l'attention par sa conduite et il faut monter 
l'action d’après la conduite de l'acteur : le montage reste 
toujours dans un seul cadre. Mais il faut le prendre et 
l'utiliser scion ses besoins et conformément aux circons¬ 
tances. Dans la vie, ou au théâtre, quand nous regardons 
un spectacle, nous choisissons toujours les différents plans 
et nous les montons. 

Il y a le montage par morceaux ou le montage par 
cadres, et d'un autre côté, le montage que l’on remarque 
et celui que l’on ne voit pas. Je considère que dans l'art 
il faut employer tous les moyens ; ces moyens sont autant 
de problèmes. 

Par exemple, faut-il un montage pour un acteur comme 
Chaplin ? Il n'est pas nécessaire de faire un montage pour 
Chaplin. Sa présence suffit. Lorsque l’auteur cherche à 


faire travailler le spectateur, c'est déjà une forme de mon¬ 
tage. 

cahiers Après Dura Lex, L'expérience du Laboratoire 
Expérimental est terminée . 

koulechov Son existence, oui, jusqu'aux années 30. Du¬ 
rant ce temps, j'ai tourné des films commerciaux d’un 
côté, et j'ai écrit mes théories, d’un autre. J’ai préparé 
les livres qui sont sortis, deux en 1936 et un grand en 
1941. J'ai travaillé la méthode de répétition, et de tout 
cela est sorti le film Le Grand consolateur. C'est le fruit 
du travail des années 20 à 30. En 1930, j’ai tourné Gori- 
zont f un des premiers films parlants, sur la Russie et 
l’Amérique. Mais je ne sais pas si ce film a été conservé, 
car nous en avons perdu beaucoup pendant la guerre. 
J'aimerais bien le voir, parce qu'il y avait de très bonnes 
choses. Mais je n'ai pas encore réussi. Je considère que 
le meilleur film que j’aie fait est Le Grand consolateur, 
pour sa composition, son sujet, son montage, les inventions 
sonores, la synchronisation. 

Après cela, je me suis surtout préoccupé de travail péda¬ 
gogique et, pendant la guerre, j'ai dû filmer des documen¬ 
taires sur la guerre ; c'était une forme de lutte contre le 
fascisme. 

Après il y a eu Le Serment de Timour , Nous autres de 
l'Oural, Descente dans un volcan , Timour (deuxième partie). 
Le dernier, c'est Nous autres de l'Oural. Ce sont des films 
sur la lutte de la Russie contre le fascisme. Ce film raconte 
comment les gens à l'arrière travaillaient pour que ceux 
du front puissent vaincre le fascisme. C'était en 43, c'est 
le dernier. 

(Propos recueillis au magnétophone à Paris, en 1962, et 
traduits du russe par Tatiana Fleury.) 


97 



Lev Koulechov 

par Neïa Zorkaïa 


« C'est sur ses épaules que nous sommes sortis au large. 
Nous faisons des films — Koulechov a fait la cinématogra¬ 
phie. » 

On connaît bien et I on cite souvent ces paroles de la pré¬ 
face de Poudovkine, Obolensky, Komarov, Foguel et autres 
au livre de Lev Koulechov L'Art du cinéma, édition de 1929. 

De prime abord, cela semble un peu trop pathétique : les 
élèves fervents, le maître bien-aimé, le tribut de la gratitude... 
Et puis on sc met à réfléchir : « des films — la cinématogra¬ 
phie ». Qu’cst-ce que cela veut dire? Qu’est-cc qui est le 
plus important : « la cinématographie » ou « les films »? Et 
qu'est-ce qu'une cinématographie sans films? 

On ne dit tout de même pas de Pouchkine — fondateur de 
la nouvelle poésie russe — qu'il créa « la poésie » et non 
Eugène Onéguine, Le Cavalier de cuivre ou Poltava. 

Non. décidément, il y a une certaine contradiction dans les 
paroles des élèves de Koulechov. Et elle reflète, semble-t-il, le 
réel fond des choses. Le nom de Koulechov fut reconnu com¬ 
me le premier grand nom du cinéma soviétique. Ce nom devint 
plus grand que ses films, même les meilleurs : Extraordinaires 
aventures de Mister West au pays des bolcheviks» Dura Lex 
ou Le Grand consolateur. 

Ce nom, nous le présentons avec superbe. <c Fondateur ». 
c novateur », <r pionnier », « découvreur », <r spécificité du 

cinéma », <t langage cinématographique », « théories d'avant- 
garde du montage » — tout cela parsème les pages des livres 
parlant de Koulechov. Parallèlement, il est vrai, s’allonge la 
liste des « lourdes erreurs » et « fausses routes » : « surestima¬ 
tion du montage », « sous-estimation du plan », « théorie nui¬ 
sible de l’acteur-modèle vivant », « négation de l'acteur » et, 
finalement : « formalisme ». Derrière le rideau des louanges 
et du blâme, si mérités qu'ils soient, risque de s'estomper la 
véritable vie de l'artiste, une vie pas comme les autres... 

La biographie de notre héros commence en 1916, alors que 
tout jeune homme, élève de l ccole des Beaux-Arts de Mos¬ 
cou, il vint un jour au cinéma, tout à fait par hasard — et 
devint le plus fidèle de ses chevaliers servants, car il eut foi 
en l'avenir de la cinématographie et en ses grandes perspec¬ 


tives avec tout autant de passion qu'il se mit à haïr le 
« ciné » national de l'époque. Les simagrées des acteurs, le 
cabotinage, le <k métier », les pauvres « drames de salon », le 
plan terne, encombré d'accessoires en toc, les beaux jeunes 
premiers barbouillés de fard — c'est ainsi et uniquement 
ainsi que le jeune artiste voyait le cinéma russe d'avant la 
révolution. Poussé par la haine et l’amour, il commença ses 
courageuses recherches de l'absolu, du point d'appui qui per¬ 
mettrait d'accomplir la réforme de cet art aimé, sali par les 
pattes des faiseurs. 

Qui cherche — trouve. Et Koulechov ne tarda pas à faire 
des découvertes. La première — comme du reste nombre de 
découvertes — fut faite par hasard. 

Le professeur N. Iezouitov, historien du cinéma soviétique, 
décrit l’événement. Koulechov tournait son film Le Projet 
de l'ingénieur Pright. Il y avait une scène où des gens, pas¬ 
sant dans un champ, regardaient en haut les fils électriques. 
Pour des raisons techniques, il ne fut pas possible de filmer 
les hommes et les fils en un seul plan. Alors Koulechov filma 
en deux endroits différents, en deux plans distincts, ses héros 
et les pylônes avec les fils, et, par collage, réunit les deux 
images. L effet lui sembla extraordinaire : cela donnait une 
impression de totale unité de l’action et du lieu. Nul ne pouvait 
sc douter que les personnages et le paysage étaient séparés 
par plus de cinq kilomètres et n’avaient pas été pris en 
même temps. 

Ce fait devait le mener aux grandes méditations et 
expérimentations. Désormais il fait du montage avec ivresse. 
Par ses expériences, il entend prouver l’importance de sa 
découverte : en réunissant les plans, on peut leur donner 
un sens que, pris isolément, ils ne possèdent pas. C’est alors 
qu’il réalise son fameux collage, célèbre dans la littérature 
cinématographique : un gros plan de Mosjoukine qui, dans 
on ne sait quel vieux film, jouait les souffrances de l’amour, 
fut accolé au gros plan d’une assiette de soupe. Dans le 
contexte, cela représentait les souffrances de la faim. Le même 
plan de Mosjoukine joint au plan d’un cercueil d’enfant tra¬ 
duisait la douleur d'un père inconsolable, et ainsi de suite. Et 


98 



I 


I 



- Dura Lex • (ou - Selon la loi *), 1926. 


arrivait la conclusion : en lui-même, le plan n'a pas de signi¬ 
fication, il n'est qu'une lettre dans le mot, une brique dans 

l'édifice du film. Seul le montage peut donner au plan son sens 
et sa finalité. 

Ensuite : en montant ensemble les quais de la Moskova, 
le monument de Gogol et la Maison Blanche à Washington, 
Koulechov nous montrait à l'écran un paysage qui, dans la 
réalité, n'existait pas. En filmant le dos d'une femme, les yeux 
d’une autre, les jambes d une troisième et en réunissant ces 
séquences, il construisait un être qui n'existait pas dans la 

nature. Et une autre conclusion naissait : à l'aide du montage 
on peut créer un nouvel espace, on peut créer la nature elle- 
même. Par conséquent : le montage est universel et tout 

puissant. C’est lui qui est cet absolu cherché, l'alpha et l'oméga, 
le secret à quoi tient le jeune art du cinéma et qui le dis¬ 
tingue de tous les autres... 

Les premiers films de Koulechov {à l'exception de deux 
bobines du Projet de l'ingénieur Pright) n'existent plus et I on 
a fort peu écrit à leur propos... Sur le plan professionnel Le 
Projet atteint un très haut niveau : portraits en gros plans, 
déroulement très dynamique de l’action, ambiance inhabituelle 
du « milieu d'affaires ». que ne connaissait pas le cinéma 
russe. Mais le plus étonnant, c'est un montage très court : 
« Dans la scène de la bagarre, raconte Koulechov. un homme 
levait une bouteille et mon frère (il jouait Pright) la cassait 
d'un coup de feu. La séquence de la bouteille qui se brise 
comportait huit plans. » On avait peur que la pellicule ne se 
décolle en morceaux pendant la projection, tant la chose 
était inhabituelle... 

Les Extraordinaires aventures de Mister West (1924) 
mettaient fort exactement en pratique tous les postulats, tou¬ 
tes les revendications de Koulechov. En ce temps, chez Kou¬ 
lechov, la théorie et la pratique allaient de compagnie, étaient 


presque indissociables... Mister West était une ciné-caricature, 
une parodie de films de cow-boys et de films comiques. Son 
côté burlesque, ironique, parodique révélait une forte influence 
de l'époque- La jeune époque de la révolution, l’époque 
débordante de joie de vivre, riait à gorge déployée de tout ce 
qui était risible, retournait sens dessus-dessous les formes 
habituelles de l'art et les adaptait joyeusement aux thèmes 
du jour. 

Comme on sait, Koulechov détestait le mot « acteur » au 
cinéma, et proposait de le remplacer par le terme de « modèle 
vivant » et, dans son atelier entendait, précisément, former 
de tels « modèles vivants »... Or, le premier paradoxe est 
celui-ci : tout en niant farouchement le droit à l’existence de 
l’acteur au cinéma, Koulechov en fait, réalisa la tentative — 
la première dans le cinéma soviétique et mondial — d'édu¬ 
quer des acteurs de cinéma professionnels. En réalité, l'atelier 
de Koulechov fut l'une des toutes premières écoles drama¬ 
tiques de cinéma — ce n'est pas en vain que Koulechov 
n'épargnait pas ses forces afin de mieux « dresser » ses élèves. 

A partir de Mister West, tous ses films sont des films 
d’acteurs. 

Tous ces jeunes et talentueux acteurs — Alexandra Khokh- 
lova, la meilleure actrice du groupe, amie, compagne de toute 
sa vie et femme de Koulechov, le jeune Poudovkine, magni¬ 
fique acteur cinématographique <x par la grâce de dieu », le 
boxeur et futur réalisateur Boris Barnett, L. Obolensky, 

S. Komarov — formaient dans Mister West un ensemble 
splendidement entraîné, stylistiquement uni. de véritables 
élèves de Koulechov. A certains moments, il est vrai, se lais¬ 
saient voir les fils blancs de la technologie koulechoviennc. 
Alors se dévoilait le côté mécanique du jeu, tranché en mou¬ 
vements distincts, en émotions scindées traduites avec une 
netteté statique... Mais en attendant, dans West, il ne s'agis- - 


99 




« Dura Lex ». 


sait que d'un premier signe presque invisible du mal futur. Le 
rationalisme du système était encore voilé par la spontanéité 
des jeunes acteurs. 

Dans Mister West, le sujet ténu, léger, charmant par son 
côté ironique et parodique s'alliait tout naturellement et har¬ 
monieusement avec le genre et les procédés du réalisateur. Le 
film valait plus que ce à quoi il prétendait. Dans Le Rayon 
de la mort (1925), les mêmes procédés, les mêmes moyens, 
la meme maîtrise du réalisateur étaient plaqués sur un thème 
rigoureusement prive d’humour, prétendant à une significa¬ 
tion sociale, mais en fait, fort naïf. 

Loin de sauver ce pesant « policier ». la maîtrise de Kou- 
lechov ne faisait qu’accentuer encore son caractère « cinéma » 
(le mot étant pris dans le sens d’antipode de vivant). Le 
Rayon de la mort fut le premier symptôme du mal : le temps 
commençait à devancer Koulechov. Le film sortit la même 
année que Le Cuirassé Potemkine. Ce qui dans Le Projet de 
l'ingénieur Pright attirait par sa nouveauté et marquait véri¬ 
tablement un progrès par rapport aux « drames de salon » 
d'avant la révolution, apparaissait déjà naïf et artificiel. Le 
film fut très mal accueilli par la presse, on le considéra comme 
un cchec. Après quoi, pratiquement, l'atelier de Koulechov se 
désagrégea. Mais toutes ces avanies furent oubliées pour un 
certain temps, grâce au succès du film suivant Dura Lex 
(1926), que Victor Chklovski écrivit d'après une nouvelle de 
Jack London. 

Aujourd'hui, au bout de presque 40 ans. son charme n'a 
pas terni. Cette oeuvre appartient au nombre plutôt restreint 
de films muets que i on regarde non seulement avec une admi¬ 
ration un peu distante, mais comme s’ils étaient tournés tout 
récemment, presque de nos jours. En le comparant aux autres 
. films de Koulechov — ceux qui précèdent comme ceux qui 


suivent — on voit combien la manière du réalisateur est ici 
plus douce et plus libre. Dans le montage comme dans la 
structure du plan elle est naturelle, spontanée, délivrée de 
l'ascétisme de « l'école de Koulechov » — de même qu’en 
sont libérés les acteurs qui ne sc souviennent plus que par 
instants qu’ils sont des « modèles vivants », version Koule¬ 
chov. C’est pourquoi il y a beaucoup d'air et beaucoup de 
vie dans le film Dura Lex. 

Immédiatement après Dura Lex r Koulechov décida de 
tourner un film sur un thème soviétique contemporain. D’apres 
le scénario de A. Kours, « La Journaliste », il réalisa le film 
Votre amie ( 1927 ), avec Khokhlova dans le rôle principal. 
Votre amie commence la liste des films considérés comme 
« lourdes erreurs ». « défaites ». « échecs » de Koulechov. Bien 
qu’il s’agît d’une tentative honnête et sincère de prendre part 
à l’actualité soviétique, le film marqua le déclin de la gloire 
de Koulechov. 

Le Joyeux canari ( 1929 ), Deux-Bouldi-Deux ( 1930 ) allaient 
eux aussi provoquer les plus virulentes attaques de la cri¬ 
tique : d’autres films encore, pas même sortis à l'écran, voire 
inachevés — que ne leur reprocha-t-on pas, à tous ! Trucages 
formalistes, déformation de la réalité soviétique, influence 
bourgeoise et dieu sait quoi encore.-. Au cours d’une 
conférence de scénaristes, en 1929 , Le Joyeux canari fut cité 
comme l’exemple du mercantilisme éhonté, spéculant sur le 
thème révolutionnaire et le mauvais goût petit-bourgeois. La 
dernière affirmation — hélas —- était vraie. A condition, bien 
entendu, de ne pas prendre Koulechov lui-même pour' un 
amateur de platitudes et un malveillant propagandiste des 
idées bourgeoises. Les gages qu'il donnait de son plein gré 
au mauvais goût du public n’étaient qu'une nouvelle tentative, 
désespérée et vaine, d’atteindre au succès. Un triste résultat 
de son désarroi. En s'efforçant désespérément d’émerger, Kou- 


100 




* Dura Lex * : Serguel Komarov, Alexandra Khokhlova, Vladimir Foguel. 


Icchov recourait à ces mêmes procédés qu'il combattait si 
ardemment alors qu'il commençait sa route en vouant aux 
gémonies la cinématographie russe, pleurnicharde et égril¬ 
larde. 

C’est précisément en cette année 1929, l'année des plus 
cuisants échecs de Koulechov. que parut son livre L’art du 
cinéma, avec la préface de ses élèves, préface dont une cita¬ 
tion commence cette étude. Et précisément alors, l’ouvrage 
qui donnait la somme des réflexions et des découvertes du 
réalisateur, fit pencher la balance, l'emportant sur le lourd 
poids des films non réussis. En même temps, grâce à un cer¬ 
tain décalage dans la vision, Koulechov le théoricien vint 
complètement masquer Koulechov le réalisateur et, ainsi 
naquit l image de l crainent professeur de cinéma, du gardien 
des ciné-vérités académiques. 

Mais Koulechov avait à peine trente ans ! Il ne voulait pas 
du tout renoncer à la mise en scène ! Il continua à tourner — 
à bout de souffle, en se noyant. C'est encore dans l'Amérique, 
ce thème heureux de sa jeunesse cinématographique, qu’il vit 
une bouée de sauvetage. Une fois de plus c'est à elle, l'Amé¬ 
rique lointaine, qu’il consacra son premier film sonore Ciori- 
zont (1933) et son remarquable film Le Grand consolateur 
(1933), sur l'écrivain américain O’Henry. 

Le Grand consolateur soulevait le problème de la réalité 
et de son reflet dans lart. Quel est le devoir de l'artiste? Pré¬ 
senter aux hommes la vérité, toute amère qu'elle soit, ou bien 
donner la préférence à ce « mensonge qui nous grandit » et 
qui, selon le poète. « nous est plus cher que cent basses véri¬ 
tés » ? 

Comme l'indique le titre, Koulechov ne voyait en O'Henry 
que le consolateur, le grand consolateur du petit peuple de 
1 Amérique. Koulechov était violemment contre la position 
de son héros, tout le film devait en dénoncer la substance 


nocive. On montrait la vie de l'écrivain Bill Porter (véritable 
nom de O'Henry) et la même vie transfigurée dans ses 
contes. On montrait également combien le mensonge littéraire 
est pernicieux et nocif pour les petites gens — les lecteurs... 

Si les parties du film représentant la vie réelle avaient etc 
réalisées avec une véracité artistique équivalente à la volon¬ 
taire non-authenticité des parties montrant la vie transformée 
— alors, certes. Le Grand consolateur serait devenu un très 
grand film. Mais en dépit de la très intéressante idée de départ, 
en dépit de toutes ses qualités, le film de Koulechov ne réus¬ 
sissait que sur le plan, disons, « littéraire » de l'œuvre. 
Le Grand consolateur, film qui luttait pour une vérité non 
édulcorée de la vie dans l'art, pour une vérité qui (disait-on à 
l'écran) devait « fustiger le lecteur » — ce film-là resta une 
oeuvre entièrement conventionnelle. 

D'autres films suivirent, films non sortis à l’écran ou inache¬ 
vés, l'acceptation de tourner n’importe quoi, rien que pour 
tourner. Et puis Les Sibériens, film de 1940, la triste, l’ultime 
mise sur le succès. 

Le film parlait des ccoliers d'un village sibérien qui retrou¬ 
vent la pipe de Staline (qu'il fumait alors qu’il était en dépor¬ 
tation à Touroukhansk)... 

Dans les difficiles conditions du temps de guerre, Koulechov 
a tourné trois ou quatre films pour enfants. C'était là un géné¬ 
reux travail patriotique, mais pour la cinématographie sovié¬ 
tique, ces films n'avaient plus grande importance. 

Ici s'achève la biographie de Lev Koulechov réalisateur. 
Suit une longue, paisible et heureuse biographie de L.V. Kou¬ 
lechov auteur de livres, d'ouvrages techniques, d'études de 
cinéma. — Neïa ZORKAIA. 

(Extraits de l'importante étude publiée dans la revue 
Iskouastvo Kino. 1964, n° 12. puis dans le livre Portraits, 1966.) 

(Traduit du russe par Luda Schnitzer.) 


101 








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COUVERTURE DU LIVRE « EXCENTRISME PUBLIE PAR LES FEKS EN 1922. 



Grigory Kozintsev : 
Textes sur la FEKS 


i « Le Manteau » 


Au début des années 20 Vouri Tynianov écrivait : 
« Nous vivons une grande époque, cela est évident et 
nul ne peut en douter sérieusement. Mais la mesure 
d’appréciation des choses est restée celle d’hier chez 
les uns, celle de leur quotidien étriqué chez les autres. 
Il est difficile de concevoir la grandeur. » 

A toute époque, quelle que soit la dissemblance de 
leurs dons, il y a chez les artistes certaines similitudes 
— les recherches vont toutes dans la même direction. 
L’art des premières années de la révolution avait pour 
trait distinctif cette recherche de la grandeur dont parle 
Tynianov. La révolution avait soudainement et complè¬ 
tement changé le point de vue — une hauteur s'est 
révélée et c'est de cette hauteur, uniquement, que la 
vie valait d'être contemplée. C’est pourquoi l'art repous¬ 
sait avec intolérance tout ce qui touchait au quotidien. 
Franchement, cela valait-il la peine de devenir artiste 
à l'époque du soulèvement révolutionnaire mondial pour 
se contenter de copier les mesquineries de l'existence 
et de rabâcher du quotidien ? 

Et puis qu'était-il, au juste, ce quotidien ? L’ancien 
se désagrégeait un peu plus de jour en jour ; le nou¬ 
veau était en pleine gestation ; chaque jour apportait 
quelque chose d’autre, de neuf. 

Tout, sauf le naturalisme, tout sauf le quotidien ! Tel 
fut le mot d’ordre de la nouvelle génération de cinéas¬ 
tes. D’abord, l’âge et l’insouciance aidant, l’affaire nous 
paraissait des plus simples. Il nous semblait qu’à lui 
seul, l'angle de prise de vue créait déjà la dimension 
souhaitée. 

Du haut de la colonne des Rostres on découvre un 
panorama bien plus vaste ?... Demain on ira tourner 
au sommet I 

«La grandeur», c’était, nous semblait-il, la jeune 


komsomole Oktiabrina qui chassait de la ville prolé¬ 
tarienne le capitaliste rapace, le vilain nepman-spécu- 
lateur — en les poursuivant le long du Nevsky, à tra¬ 
vers le port, en les précipitant du toit de la cathédrale 
Saint-lsaac, d'un avion... (1) 

La prime enfance s'enfuit assez vite. Il en résulta 
un petit film comique. Tout compte fait, cette « gran¬ 
deur »-là se révéla égale en dimension à ces poupées 
de chiffons que l’on promenait sur les camions le 
T r mai. 

Dans La Roue infernale, nous nous étions efforcés 
de hausser les personnages, de gorger les événements 
de significations. Le bandit (il était joué par Sergueï 
Guérassimov) devenait chez nous presqu’une image 
symbolique de quelque prince des ténèbres — ou peu 
s'en faut. Aux émotions d'un conscrit blanc-bec nous 
mêlions les plans du croiseur « Aurore » pendant la 
nuit d’Octobre. La bande n’était pas simplement arrê¬ 
tée, mais anéantie : même les maisons où logeaient 
les bandits étaient détruites de fond en comble ; l’écrou¬ 
lement de pierres ensevelissait les derniers vestiges 
d'un mauvais passé. 

« La grandeur » se révélait simple invraisemblance, 
exagération. 

Et tout changea lorsque, en 1926, commença le travail 
sur Le Manteau r avec Youri Tynianov à nos côtés. 

Ce que Tynianov voulait montrer, c’est une sorte de 
condensé des récits pétersbourgeois de Gogol ; dans 
son scénario, « Le Manteau » s’unissait à « Perspective 
Nevsky*. Dans la lueur incertaine des réverbères, 
quand tout apparaît différent de la réalité, quand tout 
sur Nevsky est mensonge — c'est alors que commen¬ 
çait l’histoire du jeune fonctionnaire ; et dans le morne 
et mort univers administratif s’achevait la triste histoire 


103 



de Bachmatchkine, petit homme qui trouva un bonheur 
chimérique dans son rêve de manteau bien chaud, petit 
homme humilié, écrasé par un monde inhumain. 

Pour nous, ce travail eut une importance capitale. 
Il nous arriva quelque chose d étrange ; à une époque 
où nous étions entièrement pris, subjugués par la seule 
cinématographie, alors que tous nos intérêts étaient 
uniquement liés à cette forme d’art, nous nous sommes 
plongés dans les récits de Gogol — et il nous fut 
impossible de nous en arracher. En lisant « à fond » 
un livre écrit au siècle où le cinéma n'existait pas, nous 
découvrions quelque chose de nouveau dans les possi¬ 
bilités expressives de l'écran. 

Sans même nous en apercevoir, nous nous retrou¬ 
vions sur les bancs scolaires : nous apprenions l’un 
des processus les plus complexes de l’art du réalisa¬ 
teur — le savoir lire. Je ne parle pas d’une lecture 
professionnelle ; il est tout à fait déplorable que le 
cinéaste cherche entre les pages du livre uniquement 
ce à quoi, croit-il, l’écran est apte ; cet écran, fort pro¬ 
bablement, est capable de bien d'autres choses. C’est 
à travers le dépassement de la notion du * cinégé- 
nique * que le cinéma poursuit son évolution. 

Il y a plusieurs manières d'entrer en contact avec 
un livre... Mais il existe une forme particulière de lec¬ 
ture en profondeur qui — et elle seule — permet la 
formation de ce ferment où se conçoit la mise en 
scène ; c’est un degré de partialité concernée que ne 
peuvent plus satisfaire ni la narration ni l’illustration. 
C’est alors que naît le besoin lancinant de recréer les 
personnages dans le temps et l’espace, de les rendre 
vivants, réellement existants. 

Il semble alors que toute l’énergie vitale de l’auteur 
passe dans une autre création, fait surgir un autre 
ordre d’images. 

Pour employer un langage figuré, ce qui est compli¬ 
qué, ce n’est pas de reproduire avec fe maximum 
d’exactitude le dessin des pylônes, des fils et des iso¬ 
lateurs, mais bien de se brancher sur le courant. 

Toutefois, le lecteur (le réalisateur est du nombre) 
imagine seulement que dans une affaire aussi stricte¬ 
ment personnelle, semble-t-il, que la lecture, il se trouve 
totalement indépendant. Il croit seulement, ce lecteur, 
qu’il lui est loisible de rester en tête-à-tête avec l’au¬ 
teur. Quantités de choses interviennent. Les paroles 
écrites un siècle auparavant sont entendues d’une 
façon nouvelle. La vie moderne projette son reflet sur 
les pages. Il n’existe pas de rideau que l’on pourrait 
tirer pour se préserver de la lumière de la journée 
nouvelle. 

Après notre film, on tourna encore plusieurs ver¬ 
sions du Manteau — en Italie et en France ; aux stu¬ 
dios « Lenfilm • —, une nouvelle version sonore (2). 
Sans doute, chaque film se distinguait-il des autres non 
seulement par le niveau de talent, mais encore par la 
manière qu'ont eue les réalisateurs de lire le récit de 
Gogol — de le lire dans des conditions de vie très 
différentes. (Au cours du quart de siècle qui séparait 
les deux productions de * Lenfilm », Léningrad lui-même 
se transforma, au point de devenir méconnaissable.) 

Probablement, en une autre époque, beaucoup d'in¬ 
fluences jouaient, se mêlant consciemment et incons¬ 
ciemment à notre lecture. 

Quelles étaient donc ces influences ? 

Dans son histoire du cinéma soviétique, Jay Leyda, 
en analysant notre film, parle des expressionnistes, du 
Dernier des hommes de Murnau. Sans doute, lorsqu'il 
s'agit de juger sa propre œuvre, un artiste ne peut 


guère être considéré comme témoin impartial et digne 
de foi, mais dans ce cas particulier je demande à 
être entendu. A lepoque, nous n’avions pas vu le film 
de Murnau qui ne passait pas encore sur nos écrans. 
Quant aux films allemands, leur théâtralité les rendait 
parfaitement rebutants pour nous. Les bandes expres¬ 
sionnistes, en particulier, avaient chez nous fort mau¬ 
vaise presse. Comment les fervents de l’univers-cinéma 
pouvaient-ils être séduits par ces maniaques et som¬ 
nambules aux faces plâtrées de fard et déambulant 
sur un fond de décors de théâtre distordus?... 

Nombre d’années plus tard, les historiens de cinéma 
parlaient à propos de notre film de l’influence d’Hoff¬ 
mann (une participante au colloque de Bruxelles men¬ 
tionna même Kafka) ; or en fait, les choses étaient 
infiniment plus simples. Par le cruel hiver 1920-21, je 
devais chaque nuit regagner mon logis en traversant 
la ville nocturne et vide. Je débouchais sur l'immense 
Champ de Mars en m’enfonçant dans les tas de neige, 
je longeais les hôtels moroses à colonnes, l’intermi¬ 
nable caserne de la Millionnaïa. Blanc de givre, le 
Souvorov de bronze, sabre au clair, gardait la masse 
pesante du pont Troïtzky. Je voyais défiler les aigles 
bicéphales sur les obélisques de granit, les aigles sur 
les grilles de fonte, les aigles sur les lampadaires noirs, 
depuis longtemps éteints — et la Néva infinie, prise 
dans les glaces. Il gelait au point de rendre la respi¬ 
ration douloureuse ; il me semblait qu’une route incon¬ 
nue m’avait mené dans quelque réserve de l’empire 
défunt ; la nuit noire et le froid féroce m’isolaient — 
tout seul dans un vide mauvais, parmi les palais et 
les monuments figés dans le gel. 

Même les voleurs ressentaient l’atmosphère de ces 
paysages et se composaient une apparence adéquate. 
En ces nuits, les - sauteurs » (nom de la bande) enrou¬ 
lés dans des draps comme des linceuls et montés sur 
des échasses, bondissaient de derrière les tas de neige 
et en hululant assaillaient le passant. 

Les cadres du Manteau — place enneigée que cou¬ 
pent les ombres des voleurs ; Akaki Akakiévitch 
appelant à l’aide dans le désert des avenues droites 
et noires ; les monuments menaçants au milieu de la 
tourmente de neige ; l’ombre des cheminées sur le mur 
de la pauvre chambre — tout cela n'était pas inspiré 
par des films allemands, mais par la réalité elle-même. 

Cette sensation de vie absente, de la fantasmagorie 
du paysage n’avaient pas pour unique cause le vide 
nocturne embrumé de gel ; d’autres raisons rendaient 
plus intenses et plus profondes les impressions 
visuelles. 

Dans, son contraste avec l’actualité, le passé appa¬ 
raissait invraisemblable jusqu’à l’étrangeté complète. 
Les fils qui reliaient les époques s’étaient rompus. 
Pour de jeunes gens, ce n’est pas quelques années, 
mais des siècles qui séparaient la révolution de l’auto¬ 
cratie. La révolte des gladiateurs semblait un événe¬ 
ment plus normal, voire familier qu'une réception à 
la cour du tsar... Il n’était plus possible de considérer 
le passé comme une réalité — il semblait un aberrant 
mirage. Et pourtant ce leurre avait duré des règnes 
et des règnes, les gens avaient vécu au son des tam¬ 
bours de Nicolas 1 er . Quelle vie pouvait être la leur? 
Le tableau peint par Gogol frappait par l'association 
d’une absolue véracité et, en même temps, d'une im¬ 
pression de cauchemar ; il paraissait naturel de voir 
que le délire des personnages se cantonnait dans leur 
vie quotidienne — et que leur quotidien tenait du délire. 
La forme naissait du contenu même, de sa substance : 


104 




- Le Manteau ■ (1926), de G. Kozlntsev et L. Trauberg : A. Kepier, A. Koatritchkine. 


pour traduire des rapports humains anti-naturels, le sait et s’imposait : les structures sociales tiennent du 

grotesque devenait le moyen naturel d’expression ; cauchemar, cet état structuré est un cadavre, 

ainsi s'effaçaient les frontières entre le quotidien et le L’idée de la mise en scène des récits pétersbourgeois 
fantastique, sans que l'on y prenne garde les plans de Gogol nous est venue dans le Pétrograd révolu- 

fantastique et quotidien empiétaient l'un sur l’autre, et tionnaire. Ce qui devait déterminer pour une bonne 

il ne semblait plus étrange de voir le mort éternuer part la forme et la substance du film lui-même, 

devant une prise de tabac ou la police ordonner d'ar¬ 
rêter le défunt « mort ou vif *... Qui était vivant, qui (1) Il s'agit du premier film des FEKS, Les Aventures 
était mort? Qu'a-t-on rêvé et qu’est-il arrivé réelle- d’Oktiabrina (1924). 

ment?... (2) Il s’agit de films de Lattuada (1951); du court 

La vie était comme vue en radioscopie. A travers métrage du mime Marceau et du moyen métrage réa- 

les visages et les événements une évidence apparais- lisé par l’acteur Alexeï Batalov (1959). 


2 Eloquence du mutisme 

Chaque art a son histoire particulière, sa propre J’ai déjà mentionné le degré de sérieux des procla- 
voie d’évolution. A certaines périodes, l’influence des mations esthétiques du début des années 20. Toute- 
voisins se révèle féconde, à d’autres, en revanche, il fois, sous les fanfaronnades cafouilleuses des mani- 
est indispensable de garder les limites de son propre festes excentriques, il y avait un postulat véritable- 
terrain comme fermées au yerrou et explorer en pre- ment important pour nous. C’était l’intérêt des genres 
mier lieu son propre domaine... dits « inférieurs • (aujourd'hui nous dirions démocra- 


r os 





























tiques). Les formulations étaient absurdes, mais la 
substance s'est révélée valable. 

Ce sont eux, précisément, ces genres « inférieurs», 
qui nous ont appris que le silence peut être d'or... 

FEKS (1) devint le laboratoire où, dans un original 
alliage de l'art de « gauche » (principalement Maïa- 
kovski et Meyerhold) et de la pratique filmique de Cha¬ 
plin, Griffith, Mack Sennett, Stroheim, se formait un 
système du jeu de l’acteur cinématographique. Particu¬ 
lièrement probants sans doute, se révélèrent les goûts 
de l’art » de gauche » appliqués à la pantomime. Ces 
goûts englobaient l'emballement pour la première tour¬ 
née d'une troupe de Noirs « Les Gars de Chocolat » 
(1926) et pour le théâtre japonais « Kabuki » (1928) — 
la pantomime jouait dans ces spectacles un rôle im¬ 
portant. La haine du naturalisme journalier (je la res¬ 
sens encore aujourd’hui) nous incitait à condenser les 
formes d'expression, à rechercher le dynamisme. L’es¬ 
prit frondeur des années 20 — débordement d’imagina¬ 
tion, amour des contrastes et des effets, mépris des 
barrières entre les genres (l’amour du cirque, des 
tréteaux, de l’affiche venait brocher sur le tout) — 
s’alliait au goût du géométrisme, de la précision mathé¬ 
matique du mouvement, de la netteté des formes : 
nous étions tous passés par la période de l’emballe¬ 
ment pour Cézanne et le cubisme. 

L’écran nous apprenait beaucoup : dans les films 
comiques régnait la fantasmagorie du burlesque, la 
pantomime bouffonne ; les mélodrames de Griffith 
contenaient quelque chose d'autre, quelque chose de 
très important : les héros évoluaient dans un monde 
réel, dans de vraies rues, au milieu de gens occupés 
de leurs affaires... La réalité du cadre exigeait des 
personnages un comportement parfaitement naturel. 

Le montage des gros plans et de brèves séquences 
nous enseignait l’expressivité d’une émotion cachée, la 
force d’un mouvement à peine esquissé, l’importance 
d’un changement de regard, d’un geste. 

En regardant l’écran, on pouvait apprendre la puis¬ 
sance que recélait ce mutisme. Et nous apprenions, 
consciencieusement. Ce n’est pas pour rien que nous 
nous nommions « fabrique » — ce nom n'exprimait pas 
seulement la passion de ces années-là pour tout ce 
qui était industrie, mais aussi la haine des bavardages 
sur « la création », - l’inspiration » et « l’art pur». Nous, 
on travaillait. C’était un travail pénible et obstiné. Nos 
élèves commençaient par s’assimiler toutes les espèces 
de mouvement qui proscrivent le dilettantisme et où 
l’impeccable précision du travail tient la toute première 
place. La boxe, l’acrobatie, l’art de jongleur, la danse, 
ne déterminaient pas uniquement la mise en condition 
physique, mais encore le style de l'atelier. 

Dès le début de nos expériences, nous avons cher¬ 
ché à transposer en danse telle situation de la vie, à 
enrichir d’acrobatie la pantomime, à rendre expressif 
le moindre de nos mouvements... Chaque leçon appor¬ 
tait quelque chose de nouveau. Jour après jour nous 
inventions nos - Mille et une nuits » ; tout devait 
être clair et expressif — sans paroles. Le problème 
consistait à explorer l’univers de la pantomime et à 
élargir son domaine. Bien avant l’épanouissement de 
l'art des mimes nous avons étudié et travaillé ces élé¬ 
ments de la démarche, du geste, qu’il est facile de voir 
aujourd'hui dans n’importe quel spectacle de panto¬ 
mime. 

Une bonne place était dévolue au développement de 
la fantaisie. Dans une pièce non chauffée, presque sans 
meubles, sur le tapis rouge mangé aux mites (Sergueï 


Guérassimov, maître de plusieurs générations de 
cinéastes, se rappelait avec tendresse cet héritage du 
marchand Elisséev) (2), se donnaient de véritables spec¬ 
tacles où ne jouait qu'un seul artiste, sans partenaires, 
sans décors ni accessoires, lannina Jeïmo et Andreï 
Kostritchkine exécutaient des programmes de cirque 
complets. Autrement dit, ils jouaient une pantomime qui 
créait une totale illusion du spectacle montré — le 
funambule glissant sur le fil, l'écuyère galopant à che¬ 
val et sautant à travers le cerceau ; la parade sur la 
piste des champions de lutte. 

Les sketches étaient joués dans tous leurs détails : 
les lutteurs de poids différents s’affrontent en compé¬ 
tition ; voici l’un d’eux, surpris par une prise adroite, 
qui vole au tapis : un croc-en-jambe ; l’arbitre siffle ; 
le grand costaud fait toucher des épaules à l’autre... Et 
tout cela était joué par un seul artiste. Mieux que cela : 
parallèlement, comme dans le montage, surgissaient les 
spectateurs de promenoir, les supporters, les fêtards 
éméchés, la dame amoureuse du champion... 

Le don de la pantomime chez Guérassimov (mon 
acteur préféré en ce temps-là) était vraiment stupéfiant. 
Il pouvait reconstituer entièrement un film à lui seul. 
Jouer tout seul un film policier : l'assassinat, l’enquête, 
la poursuite du criminel ; ou un comique : la bagarre 
avec les agents, les tartes à la crème s’aplatissant 
sur les visages... Tout cela était exécuté dans un 
silence complet et en vêtements de travail, l'uniforme 
de notre atelier... 

L'improvisation, était à la base de notre travail. A 
partir d'une bagatelle, d’une bêtise, surgissaient, ins¬ 
tantanément inventés, des caractères, des situations, 
une action construite. N'importe quoi — un menu inci¬ 
dent aperçu sur le chemin de l’atelier, une démarche 
observée, un geste, un air de musique entendu et 
aussitôt naissait sous nos yeux — issu de « rien » 
semble-t-il — un sketch plein de fantaisie, d’esprit, 
d’humour, harmonieusement achevé et précis dans son 
rythme et ses mouvements. Naissait un sketch-petit 
poème. Pour notre immense joie, à tous. 

Il faut dire que jamais par la suite, même en travail¬ 
lant avec des acteurs remarquables, jamais je n'ai 
éprouvé de bonheur aussi parfait qu’en travaillant 
avec nos élèves. Si en ce temps on m’avait proposé 
de tourner avec toutes les étoiles mondiales, je l'au¬ 
rais refusé, préférant Jeïmo, Kouzmina, Guérassimov, 
Kostritchkine, Sobolevsky. Probablement cet immense 
amour était-il mon principal atout pédagogique (3). Car 
enseigner, ce n’est pas uniquement transmettre aux 
gens moins expérimentés sa propre expérience ; ensei¬ 
gner, c'est également réchauffer leur talent. Aider ses 
élèves par la foi que l’on a en eux. C’est une donnée 
suffisamment importante en pédagogie. 

Nous avions encore un autre avantage : nous savions 
être jeunes. C’est un art moins simple qu’il n'y paraît. 
Et il n'est pas donné par l’âge seul. — G.K. 


(Textes extraits de - bonnes feuilles * du livre de sou¬ 
venirs L'Ecran Profond, revue Iskousstvo Kino, n° 6 et 
n° 10, 1966.) 

(1) FEKS - - Fabrika ekssentritcheskogo (aktera) » - 
* Fabrique (de l’acteur) excentrique ». 

(2) Voir * Le cinéma soviétique par ceux qui l’ont 
fait», Editeurs Français Réunis, Paris, 1966. 

(3) Rappelons qu’au moment de la fondation de la 
FEKS (1922), G. Kozintsev — le maître — avait seize 
ans. 

Traduction et notes de Luda Schnitzer. 


107 
















Vladimir Nedobrovo : 
L’acteur de la FEKS 


La formation de l’acteur de cinéma, les méthodes à suivre 
quand on joue devant la caméra : question obscure. 

Pourquoi cela ? Je crois le savoir et je le dis avec ces 
mots d’Edgar Poe («The Rational of Verse») : 

« Dans un cas sur cent, le point est terriblement discuté 
parce qu’il est, obscur ; dans les quatre-vingt-dix-neuf au¬ 
tres, il est obscur parce qu’il est terriblement discuté. » 

Je constate avec regret que notre question figure dans 
les quatre-vingt-dix-neuf cas restants. 

Soucieux d’éviter tous frais supplémentaires de typogra¬ 
phie, je ne dirai rien des courants qui se sont constitués 
depuis que l’on examine la question avec un surcroît d'inté¬ 
rêt. Mais il n’en faut pas déduire que je vais économiser 
la lumière électrique et demeurer assis dans une pièce 
obscure. 

Il est important de bien examiner comment les FEKS 
comprennent la question. 

La recherche d’un style spécifiquement cinématographi¬ 
que. voilà encore ce qui permet de caractériser le travail des 
FEKS avec l'acteur. Les FEKS ne baignent pas dans l'au¬ 
tosatisfaction. Mais ils sont fiers, très légitimement, de 
guider les acteurs dans l’apprentissage du cinéma et de ne 
pas faire de sorcellerie. 

Dans l'une de nos fabriques, travaillant avec les acteurs, 
voici un metteur en scène. Peu importe son nom. C’est son 
habitude, quand l’acteur exécute une tâche qu’il vient de 
lui confier, de prendre un air pensif : 

— Il manque quelque chose, voyez-vous ? Essayez de 
donner quelque chose en plus... 

Le moment fondamental, auquel tend le travail des FEKS. 
est atteint lorsqu’on tire au clair ce « quelque chose qui 
manque » dans le travail de l'acteur sur le thème qui lui 
a été fourni. 

L'important est de tirer au clair la façon dont l’acteur 
doit travailler. S’il reçoit une tâche, qu’on lui fasse savoir 
comment il faut 1’exéeuter et de quels procédés l’on dispose 
à cette fin. 

C’est pourquoi l’entrainement est la clef de voûte du tra¬ 
vail des FEKS. 

Le travail sur un thème se divise en plusieurs étapes. 

Dans la vie courante, tout processus de l’activité humaine 
se compose de séries de mouvements obligés. Mouvements 
maximums quand les extrémités du corps s’agitent en 
désordre. Mouvements minimums quand ils sont coordonnés 
de manière à tendre exclusivement au but pour l’atteindre 
sans retard. 


Les FEKS, donnant à l’acteur une tâche thématique pré¬ 
cise, s’efforcent d’abord de déterminer le nombre de mou¬ 
vements nécessaires à l’exécution de cette tâche. 

A tel plan, telle mise en place précise. Les mouvements 
de l’acteur dans le plan ne doivent être ni imprécis, ni 
désordonnés. Sans quoi, ce ne serait que bouillie dont le 
spectateur ne saisirait rien. Les mouvements de l’acteur 
dans le plan doivent être précis, économiques et expressifs. 

C’est pourquoi l’on rejette, du nombre des mouvements 
d’abord trouvés, tout ce qui pourrait encombrer, tout ce qui 
pourrait dépasser le minimum indispensable à l’exécution 
de la tâche thématique. 

Les FEKS appellent « squelette du thème » la série des 
mouvements indispensables. 

Une fois construit le squelette des mouvements, un 
rythme précis est mis en place. Les mouvements de l'acteur 
sont d’autant plus vite perçus par le spectateur que leur 
force d’impression est plus grande. 

Il importe néanmoins que la mise en place soit fondée 
sur la norme de perception du spectateur. Des mouvements 
trop rapides peuvent être mal perçus, tout comme des mou¬ 
vements trop lents. 

Le rythme des mouvements doit être déterminé en outre 
par le schéma du sujet dans lequel ils viennent s'intégrer. 
Le rythme des mouvements de l’acteur doit être justifié par 
la liaison réciproque des parties du sujet. 

Dans le moment où il joue, l’acteur doit donner le rythme 
à l’aide d’une série d’impulsions nerveuses. Ces impulsions, 
au même titre que les mouvements, doivent donner lieu à 
des répétitions. 

Les mouvements de l'acteur dans le plan ne doivent être 
ni mécanisés, ni stéréotypés. Ils doivent se distinguer des 
mouvements de l’homme dans la vie courante. Les mouve¬ 
ments de l’acteur dans le plan doivent être chargés d’émo¬ 
tion et expressivement façonnés. 

Les FEKS au cinéma et le naturalisme au cinéma sont 
aux antipodes l’un de l’autre. Les FEKS cherchent à 
atteindre ce qui. dans les mouvements de l’acteur, ne serait 
pas issu de l’imitation de la vie. Les mouvements de l’acteur 
dans le plan doivent être corrigés par la volonté créatrice 
et façonnés à l'aide des mouvements de l’émotion. 

L’émotion — mot suspect aujourd'hui. De nos jours, par¬ 
ler de l’émotion, c’est évoquer la « Rousskaïa Zolotaïa 
Séria», Khanjonkov et Ermolev tl). 

Non ! Les fautes des pères ne doivent pas retomber sur 
la tête des enfants. 


109 











Les conditions contemporaines du travail cinématogra¬ 
phique mettent un grand nombre de moyens auxiliaires à 
la disposition du jeu de l’acteur. Ces moyens aident telle¬ 
ment l’acteur dans son travail qu’il peut lui arriver de ne 
dépenser qu’un minimum de forces pour tirer les effets 
d’une tâche thématique donnée. 

Quand Véra Kholodnaïa tournait L'Histoire d’un grand 
amour, elle devait transmettre un monceau d’émotions. Pour 
cela, pour transmettre ces émotions, elle avait recours à 
une mimique abondante. Pour filmer Véra Kholodnaïa « en 
travail d’émotion», en usa-t-on de la pellicule ! (2). 

L’Histoire d’un grand amour, à coup sûr, paraîtrait 
comique aujourd'hui. 

Dans le travail des FEKS avec les acteurs, le montage, 
de même que les effets photographiques, joue un rôle 
important. 

L'émotion est transmise non par le visage de l’acteur, 
mais par le choix du cadrage, de l’éclairage, d’un certain 
montage, par une sélection de détails spécifiques, etc. 

L’émotion n’est pas donnée de façon statique. Les FEKS 
s’efforcent de découvrir les causes externes de ce que l’on 
a coutume d’appeler « émotion ». Le phénomène de l’émotion 
se forme à travers le heurt de ces causes externes, à travers 
la mise à nu du mécanisme de leurs rapports réciproques. 

De là découle, en toute logique, cette exceptionnelle tran¬ 
quillité dans le jeu qui est l’apanage de l’école FEKS. 

En travaillant sur l’acteur, les FEKS l’entraînent aux 
genres de la comédie, de l’aventure policière et du mélo¬ 
drame. 

Le travail dans chacun de ces genres pris séparément 
est intéressant en ce sens qu’il favorise l’assimilation des 
divers procédés de jeu typiques de chacun de ces genres. 

Le travail dans chacun de ces genres aide à l’assimila¬ 
tion : 

pour la comédie — de la manipulation spécifique des 

objets 

pour l’aventure policière — du dynamisme gestuel 

pour le mélodrame — du jeu particulier sur les rythmes. 

A la FEKS, sont objets annexes d’entraînement : la boxe, 
l’acrobatie, la danse moderne, les principes élémentaires du 
cinéma. 

Si l’on fait de la boxe, ce n’est pas en vue d’accéder à 
la notoriété dans la bagarre mais afin de soumettre les 
mouvements à un entraînement précis. 

Ainsi, dans les écoles de guerre, il ne serait pas mauvais 
que Capablanca donne un cours sur la théorie des échecs 
et que des tournois périodiques y soient introduits en guise 
de travaux pratiques. 

L’acrobatie — offre un travail systématique tendant à 
ôter au comportement individuel de Pactcur tout superflu 
dans les mouvements, tout ce qui les encombre et les 
détourne de l’objectif fixé. 

La danse moderne — développe chez l’acteur le sens du 
rythme, par un travail qui vise à le rendre toujours plus 
capable de mouvements et de gestes plastiquement accom¬ 
plis. 

L’initiation cinématographique — développe chez l’acteur 
un savoir général relatif au cinéma lui-même, une appré¬ 
hension purement FEKS du matériau cinématographique 
et de son traitement. 

* 

Et le modèle, qu'en est-il ? (3) 

Nous nous trouvions dans une salle du quartier Outiés- 
sovski, où étaient provisoirement transférés les studios de 
la FEKS, alors dépourvue d’installations permanentes. 

A l’entraînement, Kozintsev et ses acteurs. La petite 
Ianina Jeïmo, écuyère d'un cirque ambulant dans S.V.D ., 
travaillait l’émotion de la peur. Assise sur un divan, elle 
lisait un livre. On suppose que le téléphone sonne à côté 
d’elle. Ianina Jeïmo prend l’écouteur et le porte à son oreille. 
Durant la communication, tandis que parle un correspondant 
imaginaire, se transforment non seulement l’expression du 
visage de Jeïmo et la position de son corps, mais également 


la position des objets qu’elle manipule : le livre et l’écou¬ 
teur. Tout cela se terminait par trois chutes successives : 
l’écouteur sur la table, le livre par terre, et Ianina Jeïmo 
sur le divan. 

Il s’avéra que cela s’appelait : déplacer sur les objets 
l’accent de l’émotion. 

Si j’évoque ce souvenir, ce n’est pas à des fins autobio¬ 
graphiques mais parce que mon sujet exige un exemple 
concret d'entraînement. 

Selon Eisenstein, c’est dans les processus de production 
qu’il est possible de montrer l’homme. Les marins lavent le 
pont, l'ouvrier se tient auprès de son tour, le soldat de 
l’Armée Rouge entretient son fusil. C’est-à-dire qu’il y a 
mise en place à partir du matériau de production, d’où va 
procéder la conduite de cet homme. Ainsi assemblé, ce qui 
est montré des processus de production parachève la charge 
de l’émotion. 

Selon les FEKS, l'émotion humaine — joie, peur ou 
détresse — peut être considérée comme un matériau, au 
même titre que le croiseur, l’aéro ou l’usine. 

Comme je l’ai déjà dit, les FEKS ne montrent pas une 
émotion statique et en soi. Les FEKS dévoilent et montrent 
les causes externes d’après lesquelles cette émotion se mani¬ 
feste. Le processus des rapports réciproques de l’homme 
avec des conditions externes déterminées se trouve ainsi 
exposé. Précisons que ces conditions n’exercent pas une 
influence uniforme sur les manifestations externes de l’émo¬ 
tion humaine, mais que cette influence varie suivant les 
traits caractéristiques et les qualités que possède l’individu. 

Une telle appréhension et une telle présentation de l'émo¬ 
tion peuvent être dites matérialistes. 

L’aptitude à rendre l’émotion intéressante et spécifique 
appartient en propre à l’acteur. 

On recrute un modèle pour faire du cinéma : sa barbe 
bizarre ou son nez fendu le rendent remarquable. Le modèle 
joue de cette barbe et de ce nez. Si l’on se place à ce 
niveau, le recrutement du modèle peut être considéré comme 
opportun. 

Le modèle au cinéma — exposition complète des becs-de- 
lièvre et des plus beaux cas do strabisme. 

Mais l’affaire s’est passée de telle façon que le modèle 
s’est assimilé à l’inspecteur de quartier de Gogol (4) et 
s’est mis à prendre des rôles qui n’étaient pas à sa portée. 

On avait tenté de remplacer l’acteur par le bec-de-lièvre. 

Montrer l’émotion cinématographiquement : le modèle ne 
le peut pas. 

Chez le modèle, on ne peut mettre en relief qu’un aspect 
de l'émotion. Le modèle ne peut travailler que dans un seul 
ton, une seule note, sur un seul niveau. Dans le pire des 
cas, le modèle, effrayé par l’atmosphère artificielle du tour¬ 
nage, ne peut généralement rien montrer, hormis sa barbe 
et ses membres ridiculement ballants. Dans le meilleur des 
cas, le modèle parvenant à exprimer une émotion, il faut 
user d’excitants particulièrement grossiers pour n’obtenir, 
en fin de compte, qu’une expression étroitement limitée. 

Dans la vie normale, chaque émotion est accompagnée 
de mouvements physiologiques précis. Darwin a donné une 
description remarquable des symptômes physiologiques de la 
peur : 

« Les battements du cœur s’accélèrent, le visage rougit 
ou se couvre au contraire d’une pâleur mortelle, respirer 
devient difficile, la poitrine se gonfle, les narines trem¬ 
blantes se dilatent. Souvent des tremblements parcourent 
tout le corps. La voix change, les mâchoires se crispent et 
l’ensemble du système musculaire est tendu, prêt à n’im¬ 
porte quel acte démentiel. Le choc brutal ou la lutte avec 
l’ennemi se traduit alors dans les gestes. » 

Le modèle ne travaillera que dans les limites assignées 
à l’un de ces symptômes physiologiques de l’émotion, ai 
bien que les différents aspects de l’émotion seront rabattus 
sur un seul niveau. 

Et c’est le type psycho-physiologique du modèle qui déter¬ 
mine ce niveau. 

L’acteur est seul capable, une fois encore, de montrer la 



haine dans ses spécifications, dans ses modes particuliers. 
Non comme inhérents à un type, mais telle que l’exige le 
thème. 

Qu'est-il advenu de ces émotions dans le cinéma d’aujour¬ 
d’hui ? 

Pour diverses raisons — dont l'énumération nous éloi¬ 
gnerait de notre sujet — une image banale de l’émotion 
s'est actuellement établie. 

L’émotion, telle qu’on nous la montre, est dépourvue d'ori¬ 
ginalité. Le rire : en faisant démonstration des deux 
mâchoires. La peur : en sc voilant des deux mains le visage. 
La douleur : en se tordant les mains, etc. 

La banalité de ces mimiques, à la fin des fins, ne fait 
plus impression sur personne. 

A l'uniformité du type et à la banalité des idées reçues 
en matière d’émotions, les FEKS opposent leur procédé 
habituel d'éloignement (ostranénic), grâce auquel les appa¬ 
rences se dégagent de toute automatisation. 

L'émotion, chez les FEKS, peut être aiguisée selon deux 
systèmes : 

— montrer l’émotion en recourant à des moyens neufs 
pour sa représentation plastique ; 

— montrer l'émotion en recourant à son incidence sur 
les objets. 

Montrer l’émotion en recourant â de nouveaux moyens 
d’expression plastique, c'est concentrer l’émotion sur l'un 
quelconque des mouvements physiologiques apparents qui, 
dans des conditions normales, apparaîtrait comme symp¬ 
tôme non de l'émotion donnée mais d’une autre tout oppo¬ 
sée. On trouve dans S.V.D . une série de séquences remar¬ 
quables. réalisées selon ce procédé. Dans la séquence du 
champ de bataille, quand Soukhanov (Sobolevski) se relève 
de terre, â demi-mort, il se met au garde-à-vous et rend les 
honneurs à quelqu'un d’invisible sur l'écran. Au moment le 
plus tragique de la scène où il est démasqué, Médox (Gue- 
rassimov) sc met â se faire les ongles. Dans la scène du 
soulèvement, tandis que les conjurés font irruption chez lui, 
le commandant du régiment, d’abord figé sur place, réalise 
le danger et... se met à mâcher rapidement et à engloutir 
la nourriture. (5) 

Pour qui cherche de nouveaux moyens de représentation 
en vue d'exprimer l’émotion, il est un second procédé qui 
consiste en un jeu exagéré sur une partie quelconque, mais 
unique, du corps. 

Le point de vue des FEKS rejoint ici la conception du 
modèle selon l'école de Koulechov. L’un des éléments les 
plus significatifs du jeu, tel que l’entend cette école, réside 
dans le travail des mains. Beaucoup de scènes d’émotion, 
chez les modèles de Koulechov, sont exclusivement cons¬ 
truites sur le jeu des mains. Parmi les exemples les plus 
brillants : ces plans du Rayon de la Mort où la fille du 
chauffeur, dans une tristesse incommensurable, se tord les 
mains devant le cadavre de son père : où Sœur Edith, lors 
de la réception chez le père Révo, joint religieusement les 
mains ; où le père Révo lui-mème sc tourne les pouces en 
donnant ses ordres, puis égrène un chapelet avec une atten¬ 
tion pensive. (6) 

L’insuffisance des élèves de l'école de Koulechov tient à 
ce qu'elle limite ce procédé aux mains et à elles seules. 
Chez les FEKS. il s'étend plus loin, englobant toute la péri¬ 
phérie du corps. Dans le chapitre intitulé « Le Romantisme 
de la FEKS». j'ai déjà donné des exemples pour carac¬ 
tériser ce procédé. 

Montrer l'émotion en recourant à son incidence sur les 
objets, cela signifie que l'acteur ne transmet pas l'émotion 
par le seul jeu de son corps. Il fait également usage dos 
rapports qui le lient aux objets et reporte sur eux, pour 
mieux la transmettre, l'accent de l'émotion. 

Dans La Roue infernale (7), le marin Chorine veut 
quitter sa bien-aimée. Il est inquiet. Piotr Sobolevski (8) 
laisse percer cette inquiétude en enlevant et en remet¬ 
tant sans cesse sa vareuse. Dans S.V.D., le provocateur 
Médox, à la nouvelle du soulèvement déclenché dans la capi¬ 
tale, se met à battre les cartes : « Sur qui miser ? Cons¬ 


tantin ou Nicolas?» Les cartes désignent Nicolas et l’ac¬ 
teur Serge Guérassimov, pour traduire l’ivresse sauvage de 
Médox, fait voler les cartes aux quatre coins de la pièce. 
Ou encore, dans le même film, lors de la scène où Médox 
prétend faire venir la Vichnevskaïa (S. Maraguill) dans la 
maison de jeu (« Au diable les traînées ! J'aurai ici, quand 
je voudrai, n’importe quelle femme du monde 1 »), Guérassi¬ 
mov traduit la vantardise de son personnage en lançant en 
l’air un gant qu'il rattrape avec adresse. Et lorsque Sou¬ 
khanov surprend l’accord entre Médox et Veismar, Sobo¬ 
levski traduit sa rage impuissante en brandissant un poi¬ 
gnard vers le portrait ; mais le poignard n’est qu’un acces¬ 
soire de théâtre et Sobolevski, dans un geste de fureur, le 
casse et le jette au loin. 

Dans tous les films des FEKS. le travail des acteurs vise 
â transmettre une émotion spécifique, en variant les procé¬ 
dés qui découlent des systèmes exposés ci-dessus. 

La méthode des FEKS ne consiste pas dans la stylisation 
extérieure des mouvements de l’acteur. Elle est essentielle¬ 
ment organisation cinématographique de ces mouvements. 

Vladimir NEDOBROVO. 

(Chapitre extrait do La FEKS, Grigory Kozintscv, Léonid 
Trauberg, présentation de Victor Chklovski, Moscou-Lénin¬ 
grad, 1928.) 

(1) Le développement du cinéma russe avant la Révolu¬ 
tion était principalement dû à la production des firmes de 
Khanjonkov, Ermoliev, Thiemann & Reinhardt (« Rousskaïa 
Zolotaïa Séria»). II s’agissait d’importantes entreprises 
cinématographiques de type industriel, qui produisaient une 
grande quantité de films et qui disposaient d’un réseau de 
distribution particulier. Protazanov (qui travaillait le plus 
souvent chez Ermoliev), Evguéni Bauer (chez Khanjonkov), 
Gardinc (chez Thiemann & Reinhardt), étaient les réalisa¬ 
teurs les plus fameux. Ils faisaient souvent appel aux 
acteurs que le théâtre avait rendus célèbres. Mais le cas 
de Meverhold, invité comme réalisateur par Paul Thiemann 
(Le Portrait de Dorian Gray , « Rousskaïa Zolotaïa Séria » 
1915), devait demeurer une exception. 

(2) Aucun acteur de cinéma russe, pas même Mosjoukine, 
n’a joui d’une popularité comparable à celle de Véra Kholod- 
naïa, « reine de l’écran » à la veille de la Révolution. Sa 
gloire atteignait son zénith durant l'été 1917 et devait se 
prolonger au-delà de sa mort mystérieuse, survenue à 
Odessa en 1919. Evguéni Bauer fut le premier artisan de 
son succès. Elle incarnait inlassablement la femme souf¬ 
frante, victime des passions et des circonstances. Ses cachets 
étaient, de très loin, les plus élevés de l’époque. 

(3) Allusion aux théories de Koulechov. Le cinéma doit 
se passer des acteurs. II n'a besoin, comme la peinture ou 
la sculpture, que de * modèles », d’individus fortement carac¬ 
térisés et bien entraînés physiquement. Le « modèle » se 
contente d'exécuter, avec une précision mécanique, les mou¬ 
vements prévus par le metteur en scène. Koulechov s’apprê¬ 
tait alors à publier la somme de ses théories (L'Art du 
Cinéma, 1929). 

(4) Allusion à un personnage épisodique du Manteau. 

(5) S.V.D. (L'Union pour la Grande Cause), réalisé par 
Kozintscv et Trauberg en 1927, est défini par ses auteurs 
comme « un mélodrame romantique sur fond d’événements 
historiques». Le scénario était de Youri Tynianov. 

(G) Le rayon de la Mort : film réalisé par Koulechov en 

1925, sur un scénario de Poudovkinc. 

(7) La Roue infernale : film réalisé par les FEKS en 

1926. C’était, selon N. Lebedev, un « film de citations » où 
venaient se combiner toutes sortes de pastiches et de rémi¬ 
niscences : Koulechov. Vertov, Eisenstein. Griffith, les comi¬ 
ques et les mélodrames américains, etc. 

(8) Sobolevski, tout comme Ianina Jeïmo ou Guérassi¬ 
mov, est un produit typique de la FEKS. On le retrouve 
dans la plupart des films réalisés par Kozintscv et Trauberg 
dans le cadre de cette école : La Roue du Diable. Le Man¬ 
teau, Le Petit Frère , S.V.D., La Nouvelle Babylone, et 
encore — en 1931 — dans Seule. 

Traduction et notes d’Eric Schmulévitch. 










Chronologie 


Cette chronologie ne saurait être complète, ni par le nombre de faits mentionnés, ni par leur énoncé (le plus souvent lapidaire) : elle ne 
vise qu’à situer les uns par rapport aux autres (et par rapport au déroulement de V • histoire •) divers faits ou évènements pratiquement 


1909 

Lénine * Matérialisme et 

empiriocriticisme », 

Les - ballets russes * à Paris. 

Février Premier manifeste fu¬ 
turiste de Marinetti. 

Maîakovski en prison pour la 
deuxième fois. 

15 films dont : 

« La Mort d'Ivan le Terrible » 

(V. Gontcharov). 

1910 


Avril Manifeste de Marinetti 
sur la peinture. 

Création du mouvement cubo- 
futuriste russe. Premières toi¬ 
les non-figuratives de Lario- 
nov et Gontcharova. 

Stravinsky * L'Oiseau de 

feu ». 

Mara Parution du - Vivier des 
jugea - (V. Khlebnikov). 

Mort de Tolstoï. 

26 films dont ; 

« Express-Journal » (actuali¬ 
tés, de périodicité irrégulière). 
« Crime et châtiment » 
(Gontcharov). 

• La Dame de pique » 
(Tchandynine). 

1911 


Larionov lance le rayonnisme. 

Mai Manifestes de Marinetti 
sur la littérature. 

Rencontre Maîakovski - Bour¬ 
liouk. 

46 filma dont : 

- Eugène Onéguine » 

(Gontcharov). 

» La Défense de Sébastopol » 

(Gontcharov et Khanjonkov). 

1912 

Janvier Les Bolcheviks s'orga¬ 
nisent en parti indépendant au 
Congrès de Prague. 

Avril Premier numéro de la 
- Pravda ». 

Avril Massacre des grévistes 
de la Lena Goldfieids en Si¬ 
bérie. 

Election de la 4® Douma. 

Groupe cubo-futuriste de 
Moscou (Bourliouk, Kamenski, 
Khlebnikov). 

A Petersbourg exposition 

« 100 ans d’art français » 

(avec Cézanne, Gauguin, Pi¬ 
casso). 

Matisse à Moscou. 

Janvier Gordon Craig monte 
« Hamlet » à Moscou. 

Décembre Manifeste « Une 
Gifle au goût public », signé 
par Khlebnikov, Bourliouk, 
Maîakovski et Kroutchenykh. 

86 films dont : 

- 1812 » (Gontcharov et au¬ 
tres, pour la Sté Khanjonkov). 
et des adaptations de Tolstoï, 
Pouchkine, Ostrovski, Tché¬ 
khov, etc. 

1913 


Décors de théâtre de Lario¬ 
nov, Gontcharova et autres 
cubo-futuristes (entre autres 
pour les • ballets russes •). 
Stravinsky : - Le Sacre du 
Printemps ». 

Maîakovski : ■ Vladimir Maïa- 
kovski -, tragédie, représentée 
au Luna-Park. 

Manifeste » Le Mot en tant 
que tel » (Khlebnikov et 
Kroutchenykh). 

Maîakovski : » Théâtre, ciné¬ 
ma, futurisme ». 

116 films dont : 

« Histoire de la dynastie des 
Romanov » (A. Ouraisky). 

« La veillée de Noël » (de V. 
Starévitch ; premier grand 
rôle de Mosjoukine). 

6 films de Protazanov. 

1914 

17 Juillet Mobilisation géné¬ 
rale en Russie. 

19 Juillet L'Allemagne déclare 
la guerre à la Russie. 

Meyerhold met en scène 
* L’inconnue », de Blok, dans 
des décors - constructivis¬ 
tes ». 

Tournée des futuristes à tra¬ 
vers les villes de Russie. 

2 fl tournée de Marinetti en 
Russie, mal accueillie par les 
futuristes. 

Automne Fondation, autour de 
Jakobson, du * Cercle Lin¬ 
guistique de Moscou ». 

34 films dont : 

- Drame au cabaret futuriste 

n° 13 » (interprété par les 
membres de la société futu¬ 
riste « Queue d'âne » : La¬ 
rionov, Gontcharova, etc.). 
Adaptations de Tolstoï (- La 
Sonate à Kreutzer »), Tché¬ 
khov, Lermontov. 

1915 

Janvier La Douma convoquée 
pour quelques jours. 

Printemps Retraite de Polo¬ 
gne. 

19 Juillet Réunion de la 
Douma. 

3 Septembre Le Tsar suspend 
la Douma. 

Manifeste de Malévitch : « Le 
Suprématisme ». Fondation du 
mouvement pictural du même 
nom. 

Mars Première séance offi¬ 
cielle du Cercle Linguistique 
de Moscou (en commun avec 
des poètes du groupe futu¬ 
riste). 

Maîakovski : - Le Nuage en 
pantalon ». 

Denis Kaufman prend le pseu¬ 
donyme de Dziga Vertov. 

66 films dont : 

- Guerre et Paix » (Tchardy- 

nine). 

- Guerre et Paix » et « Sta- 
vrogulne » (Protazanov). 

« Le Portrait de Dorian Gray » 


(Meyerhold). 



1909 - 193 ° 

tous cités et explicités dans le corps de ce numéro. Rappelons que, jusqu'à 1918 le calendrier Julien était en vigueur en Russie ; les dates 
antérieures (notamment celles, traditionnelles, de 1917) sont icr, classiquement, conformes à ce calendrier. 


1916 


Lénine : • L'impérialisme, 
stade suprême du capita¬ 
lisme ». 

Grave crise économique. 

Près d'un million de déser¬ 
teurs. 

1 CT Novembre Convocation de 
la Douma. 

17 Décembre Assassinat de 
Raspoutine par des ultras. 


Maïakovski : - La Guerre et 
l'univers • (poème pacifiste, 
interdit par la censure). 
Création d’une Société de Re¬ 
cherches poétiques à Pétro- 
grad (le futur OPOIAZ) sur le 
modèle du Cercle de Moscou. 
Y adhèrent : Brik, Chklovski, 
Eichenbaum, Jakubinski, Poli- 
vanov. 


Vertov fonde le - Laboratoire 
de l’ouïe -, à Pétrograd, où i. 1 
étudie la médecine. 

84 films dont : 

- La Dame de pique * (Pro- 
tazanov). 

« L’Homme fort - (Meyerhold). 


1917 


14 Février Grève de 300 000 
travailleurs. 

27 février - Révolution de Fé¬ 
vrier ». 

3 Mars Abdication de Nicolas 
II. Gouvernement provisoire. 

4 Avril Les - thèses d’Avril * 
de Lénine. 

3 Juin Premier Congrès pan- 
russe des Soviets. 

Septembre Putsch de Kornilov 
rejeté de Pétrograd par la 
garnison et les ouvriers. 

25 Octobre Prise du Palais 
d’hiver. Fin du gouvernement 
provisoire. 

12-14 Novembre Elections. 
Décrets sur la Terre et la 
Paix. 

Décret sur la liquidation de 
l’analphabétisme. 


Septembre Création du Prolet- 
kult. 

22 Novembre Le théâtre de¬ 
vient un département (TEO) 
de l’Education Nationale. 
Meyerhold monte « La Masca¬ 
rade * de Lermontov au Thé⬠
tre impérial Alexandrinski. 
Novembre Les anciens thé⬠
tres impériaux font grève con¬ 
tre le pouvoir soviétique. 


Chklovski : * L’Art comme 

procédé 

Cinq - intellectuels • (Blok, 
Aîtman, Ivnev, Maïakovski, 
Meyerhold) répondent à l'invi¬ 
tation du Commissaire du 
Peuple A. Lounatcharsky. 


Moscou compte 85 salles de 
cinéma. 

67 films, dont : 

« Le Père Serge * (Protaza- 
nov). 

*■ La Russie libre » (actualités 
du Comité Culturel Skobelev ■. 
treize numéros du 5 juin au 2 
octobre). 

« Le Roi de Paris - (Bauer ; 
décors de Koulechov, d'après 
G. Ohnet). 

« Les ombres de l’amour » 

(Gromov ; décors de Koule- 
chov). 

« Lettre d’amour inachevée - 
et « Le Projet de l'Ingénieur 
Pright », de Koulechov, où il 
- invente • le montage * à la 
russe », 


1918 


23 Février Création de l'Ar¬ 
mée Rouge (volontaires). 

3 Mars Traité de Brest-Litovsk 
mettant fin à la guerre avec 
l'Allemagne. 

7 Mars VII e Congrès du Parti 
Communiste, à Moscou. 

12 Mars La capitale est trans¬ 
férée de Pétrograd à Moscou. 

9 Juin Service militaire décré¬ 
té obligatoire. 

5 Juillet V« Congrès des So¬ 
viets. 

10 Juillet Première constitu¬ 
tion de la RSFSR. 

29 Juillet Proclamation de la 
- Patrie socialiste * (début du 
• communisme de guerre »). 


Création de l'IZO. organisme 
d'Etat, dépendant du Commis¬ 
sariat du Peuple à l'Instruc¬ 
tion Publique. Le président en 
est le peintre Chterenberg. Y 
adhèrent : à Moscou, Malé- 
vitch, Tatline, Kandinski, Rod- 
chenko : à Pétrograd, Altman, 
Brik, Pounine. 

Octobre Moscou est décoré 
par les futuristes pour le pre¬ 
mier anniversaire de la Révo¬ 
lution^ 

Le « Mystère-Bouffe » de 

Maïakovski est monté par 
Meyerhold à Pétrograd, dans 
des décors de Malèvitch 


Blok : - Les Douze - ; « L’In- 
telligentzia et la Révolution ». 
Khlebnikov : - Perquisition de 
nuit ». 

Création des KOMFUT (aux¬ 
quels l’OPOIAZ adhère en 
masse). 

Assé/ev, Maïakovski, Mandel- 
stam et Pasternak sont élus 
membres du Cercle Linguisti¬ 
que de Moscou. 

Décembre Fondation par Bnk, 
Maïakovski et Pounine de 
« L'Art de la Commune « 
(journal de l'IZO). 


4 Mars Contrôle des ouvriers 
sur les entreprises de cinéma. 
31 films, dont : 

- Pas né pour l'argent • (Tour- 
kine) : » La demoiselle et le 
voyou - (Slavinsky) ; « En¬ 
chaînée par le film » (Tour- 
kine). tous trois sur des scé¬ 
narios de (et avec) Maïakovski. 
« Le Signal » (produit par le 
Comité Cinématographique de 
Moscou : premier film de Tïs- 
sé comme opérateur). 

« La Cohabitation - (produit 
par le Comité du Cinéma de 
Pétrograd, sur un scénario de 
Lounatcharsky). 

Au Comité Central de la Ci¬ 
nématographie Soviétique, Tis¬ 
sé filme, et Vertov monte, les 
« Kinonédélia ». 

Lounatcharsky prend Maïakov¬ 
ski comme conseiller pour 
l'organisation du cinéma so¬ 
viétique. 

Koulechov est opérateur aux 
armées. 

Eisenstein s'engage dans l’Ar¬ 
mée Rouge et travaille comme 
décorateur. 

25 Août La fondation d'une 
école de cinéma est décidée. 


5 



1919 

Blocus de la Russie. Pénurie 
généralisée. Réquisitions des 
produits agricoles. Offensives 
des armées blanches. 

2 Mars Premier Congrès, à 
Moscou, de la III e Internatio¬ 
nale (qui prend le nom d' * In¬ 
ternationale communiste » ou 
Komintern) 

Les cafés imagmistes à Mos¬ 
cou (Essénine et ses amis). 

26 Août Nationalisation des 
théâtres. 

Tymanov adhère à l'OPOIAZ. 

Une seule salle de cinéma à 
Moscou. 

27 Août Nationalisation du ci¬ 
néma. 

1" r Septembre Fondation de 
l'Ecole de Cinéma, dirigée par 
Gardine (le GIK). 

Novembre Fondation de l'ins¬ 
titut Supérieur de Photogra 
phie à Pétrograd. 

59 films, dont : 

« Kinonédélia » (montés par 
Vertov ; 42 numéros). 

« Le Téméraire - (Tourkine ; 
scénario de Lounatcharsky ; 
montage de Koulechov). 

Sortie de « Intolérance ». 

1920 

21 Janvier Koltchak, - chef 
suprême des armées blan¬ 
ches ». est fusillé 

Juillet IT Congrès à Moscou 
de l’Internationale Commums 
te. 

Novembre Défaite de 1’ • Ar¬ 
mée Wrangel » (marquant pra¬ 
tiquement la fin de la guerre 
civile). 

Attaque de la Pologne Fami¬ 
ne. Lénine élabore le plan gé¬ 
néral d'électrification. 

Meyerhold est à la îêïe du 
mouvement « Octobre thé⬠
tral - ; il anime le théâtre 
» RSFSR 1* ». 

» Inszemrovski » montés à 
Pétrograd : * Mystère du Tra¬ 
vail libéré » ; « Vers la Com¬ 
mune mondiale » ; « La Prise 
du Palais d'hiver ». 

Octobre Lettre de Lénine au 
Proletkult. sur l'assimilation 
de la culture bourgeoise. 

Juillet Maïakovski « Au 

Front ! ». 

10 salles de cinéma à Mos¬ 
cou. 

1 '' Mai L’ - Atelier Koule¬ 
chov » présente une « agit- 
pièce - à l'école de Gardine. 
32 films, dont : 

« Sur le Front rouge » (« agit- 
film » de Koulechov). 

« La Faucille et le marteau » 
(Gardine ; première produc- 
t.on du Goskmo). 

1921 

Février-mars Soulèvement des 
marins de Cronstadt. 

15 mars X e Congrès ; Lénine 
y annonce la NEP. 

16 mars Accord commercial 
avec la Grande-Bretagne. 

18 mars Traité de Riga (ces¬ 
sion de territoires à la Polo¬ 
gne). 

Juin III e Congrès de l'interna¬ 
tionale Communiste. 

Famines dues aux mauvaises 
récoltés (plusieurs millions de 
morts). 

Deuxième version du - Mys¬ 
tère-Bouffe - représentée de¬ 
vant le III" Congrès du Komin¬ 
tern. 

Eisenstein décorateur au Pro¬ 
letkult pour - Le Mexicain » 
(d'après Jack London). 

Automne Exposition 

5x5= 25 (Rodchenko el 
ses amis). 

Novembre Meyerhold monte 
- Les Aubes » (Verhaeren) 
Décembre Eisenstein décora¬ 
teur pour un spectacle de Fo 
regger 

Création du groupe des » Frè¬ 
res Sérapion ». 

Maïakovski : « 150 000 000 *. 

7 août Mort de Blok. 

12 films, dont : 

« Faim... faim... faim » (Gar¬ 
dine el Poudovkine ; produit 
par le GIK ; photo de Tissé). 
« Histoire de la guerre civile » 

(montage de Vertov). 

1922 

Staline secrétaire général du 
Parti Communiste. 

L’U R.S.S. remplace la RSFSR 

16 avril Traité de Rapallo 
(traité commercial avec l'Alle¬ 
magne). 

XI* Congrès du P.C. (b) 

Prise de pouvoir par Musso¬ 
lini 

Printemps Meyerhold monte 
« Le Cocu magnifique «, de 

Crommelynck. 

Eisenstein dirige l’atelier du 
Proletkult. Il travaille égale¬ 
ment comme décorateur avec 
Meyerhold et la FEKS. 

« Exposition des courants de 
gauche », à Pétrograd (Malé- 
vitch, Tatline, Kosintsev, You- 
tkévitch, etc.). 

* Le nommé Jeudi » de Ches¬ 
terton, monté par Vesnine. 
dans des décors constructi¬ 
vistes. 

Fondation de la RAPP 

Gorki quitte la Russie pour 
raisons de santé. 

28 juin Mort de Khlebnikov. 

17 janvier Lenine « Que 

fait-on pour le cinéma ? ». 

21 mai * Kinopravda n° 1 * 
Août Premier numéro de 
- Kinophot *, lournal du VUF- 
KU (Maiakovski y publie - Ki- 
no i kino -). 

29 août Premier appel des 
Kinoks (» Nous » de Vertov). 
14 films. 


1923 


Eté Troïka Staline-Kamènev- 
Zinoviev 

XH' Congrès du P.C. (b). 


Mars Eisenstein monte « Le 
Sage » au Proletkult 
Avril Lounatcharsky lance le 
slogan : * Retour à Ostrovs- 
ki *. 

Rodchenko dessine les inter¬ 
titres de - Kinopravda » n° 1 3 


Trorsky * Littérature et révo¬ 
lution ». 

Chklovski : « La littérature et 
le cinéma ». 

Eichenbaum : La poésie rus¬ 
se en 1912 ». 

Bogatyrev, Chklovski, Terech- 
kovitch : - Chaplin *, à Berlin. 


Article de Troîsky : « Le ciné¬ 
ma, la vodka et l'église - (le 
cinéma considéré comme un 
nouvel opium du peuple). 
Eisenstein : - Le montage de9 
attractions » ; Vertov : * Ki- 
noks - révolution » (tous deux 
dans LEF n° 3). 



21 janvier Mort de Lénine 
Mai-juin XIII e Congrès. . 
Octobre La France, la Gran¬ 
de-Bretagne et l'Italie recon¬ 
naissent de jure le gouverne¬ 
ment de Moscou. 


Janvier Frounze remplace 
Trotsky comme Commissaire à 
la Guerre. 

Création du « Gosplan ». 
Décembre XIV* Congrès. 


La NOP (opposition gauchiste 
constituée autour de Trotsky, 
Kamenev et Zinoviev). 


Elaboration du Premier Plan 
quinquennal. 

XV e Congrès. Condamnation 
des opposants à Staline. 


Meyerhold • artiste du peu¬ 
ple Son théâtre devient le 
- théâtre Meyerhold - (ou 
» TIM ») 


Fondation du LEF (Asséiev. 
Brik, Chklovski, Eisenstein, 
Kroutchenykh, Pasternak, Tat- 
Iine, Tynianov, Vertov, Tretia- 
kov, Maiakovski, etc.). 


1924 


Meyerhold monte - La Forêt » 
d’Ostrovski. 

Manifeste du groupe cons¬ 
tructiviste. 


LEF n° 5 ; - La langue de 
Lénine * (numéro spécial). 
Manifeste de AKhRR (signé 
e a. par Eisenstein et Koule- 
chov). 

Maiakovski : « Vladimir Ilitch 
Lénine ». 


1925 


Esther Choub et Eisenstein 
remontent « Mabuse » de 
Lang. 

50 salles de cinéma à Mos¬ 
cou. 

20 films, dont : 

« Les petits diables rouges » 

(Bhachine et Perestiam). 


Eté Tournage de « La Grève ». 
Décembre Création du Sov- 
kino (Lounatcharsky fait partie 
du bureau). 

67 films, dont : 

- Humoresques -, - Kinoglaz », 
« Aujourd'hui -, -« Jouets so¬ 

viétiques - et Leninskaia 
Kinopravda - (Vertov). 

• Aelita » (Protazanov). 

• Les aventures d’Octobrine - 
(Kosintsev et Trauberg). 

• Les aventures de Mr. West 

au pays des bolchéviks » 
(Koulechov)._ 


Meyerhold monte « le Man- Maiakovski correspondant des 

dat » (Erdmann). - Izvestia » au cours de ses 

voyages (U.S.A., Paris). 
Résolution du P.C. (b) U.S. 
sur la littérature (dirigée es¬ 
sentiellement contre les visées 
autoritaires des écrivains pro¬ 
létariens). 

Gorki commence « Klim Sam- 
guine ». 


1926 


Fondation du Théâtre Vakh- 
tangov. 

Malévitch publie (au Bau- 
haus) : « Le monde de la non- 
représentation ». 


Eichenbaum : • Littérature et 
cinéma ». 

Maiakovski : tournées de 
conférences - déclamations 
contradictoires à travers la 
Russie et à l'étranger (Paris, 
Berlin, Prague). 

Suicide d'Essénine. 

Fondation du - Cercle de Pra¬ 
gue ». 

Isaac Babel « Cavalerie 
rouge ». 

Crise à la rédaction de LEF. 


1927 


Meyerhold édite la revue - Affi¬ 
cha TIM » (4 numéros) 

* Le Traïn blindé -, de Vse- 
volod Ivanov. au Théâtre d'Art. 


Novy LEF n° 1. 

Chklovski, Eichenbaum, Pio- 
trovski, Tynianov : « Poetika 

Klno -. 

Maiakovski collaborateur per¬ 
manent de la - Komsomolskaïa 
Pravda -. 

Il écrit des scénarios, et le 
poème » Ça va *. 

Pasternak : « L’Année 1905 ». 


94 films, dont : 

- Le Cuirassé Potemkine ». 

- Le Rayon de la mort • (Kou¬ 
lechov, scénario de Poudov- 
kîne). 

* En avant. Soviet ! - (Vertov). 

- La Fièvre des échecs - (pre¬ 
mier film de Poudovkme- 
Golovnia). 

* Michka contre Youdénitch - 

(Kosintsev et Trauberg). 

» Mariage d'ours * (Eggert et 
Gardine : scénario de Louna¬ 
tcharsky). 


84 films, dont : 

- La Roue du Diable - et - Le 
Manteau » (Kosintsev et Trau¬ 
berg, le second sur un scé¬ 
nario de Tynianov) 

• Les fruits de l’amour - et 

- Vassia le réformateur - (Dov- 
jenko). 

« La Mère - (Poudovkine). 

• La 6- partie du monde - 

(Vertov). 

» Dura Lex » (Koulechov ; 
scénario de Chklovski). 

« Les ailes du serf - (faritch ; 
scénario de Chklovski). 

- Le traître - (A. Room : scé¬ 
nario de Chklovski). 


121 films, dont : 

- Octobre - (Eisenstein). 

* Petit frère - et - SVD • (Ko¬ 
sintsev et Trauberg ; le se¬ 
cond, scénario de Tynianov). 

- Moscou en Octobre » et 

- La Fille au carton à cha¬ 
peau • (Barnett). 

« La Fin de St-Petersbourg - 
(Poudovkine). 

- Courrier diplomatique » et 

- Zvenigora - (Dovjenko). 

- La chute de la dynastie des 
Romanov - et -La grande 
route - (Esther Choub). 

« La journaliste - (Koulechov). 

- L’Amour à trois » et - Les 
aspérités de la route * (Room ; 
scénarios de Chklovski). 



1928 


Exil de Trotsky. 

Juillet Abolition des requise 
tions de céréales. 

31 Août L'U.R S.S. signe le 
pacte Bnand-Kelfogg, mettant 
la guerre hors-la-loi 


Le Corbusier réalise le Cen 
trosoyouz. 


Chklovski : - Le Compte de 
Hambourg 

Propp : « La morphologie du 
conte ». 

Ilf et Pétrov : - 12 Chaises ». 
Cholokhov commence « Le 
Don paisible ■. 

Retour de Gorki. 


Mars Première Conférence du 
P.C. sur les questions de ci¬ 
néma. 

5 août Manifeste du cinéma 
sonore. 

159 films, dont : 

- La Onzième Année » (Ver- 
tov). 

» Tempête sur l’Asie » (Pou- 
dovkine : scénario de Brik). 

* La maison de la rue Troub- 
naîa ■ (Bametî). 

- Dans la grande ville » (Dons* 
koï - premier film). 

« Dentelles » (Youtkèvitch 
premier film). 

« La Fille du capitaine » (Ta- 
ritch ; scénario de Chklovski). 


1929 


Fin de la NEP. 

Début du Premier Quinquen¬ 
nat. Les grands combinats 
{Magnitogorsk. Kouznetz). Dé¬ 
but de la collectivisation des 
campagnes Liquidation des 
koulaks. 

Staline éloigne du pouvoir les 
opposants de droite (Boukha- 
rine, Rykov, Tomski). 


« La Punaise • de Maïakovski, 
au TIM (Musique de Chosta- 
kovitch. décors de Rodchen- 
ko.) 


Chklovski - Théorie de la 
prose ». Tynianov : * Archais- 
tes et novateurs 
Maïakovski - Conversation 
avec le camarade Lénine ». 
Campagne du RAPP contre 
les - compagnons de route -. 


132 films dont : 

« Arsenal » (Dovjenko). 

* L'homme à la caméra • (Ver- 
tov). 

- Deux-Bouldi-Deux » (Koule- 
chov ; scénario de Brik). 

« La Nouvelle Babylone - (Ko- 
sintsev et Trauberg). 

. La ligne générale » (Eisen- 
stein). 

« Le canari joyeux • (Koule- 
chov). 

« La voile noire - (Youtkè- 
vitch). 


1930 


« Les Bains » de Maïakovski, 
au TIM. 

Meyerhold à Paris (aux thé⬠
tres P/galle et Montparnasse). 


Exposition - jubilaire ■ de 
Maïakovski II adhère au 
RAPP. 

14 mars : il se suicide. 


104 films, dont : 

« La Terre - (Dovjenko). 

« Aujourd'hui » (Choub) 

* Le Don paisible • (Préobra- 
jenskaîa et Pravov : d’après 
Cholokhov). 


CINEMA E FILM 


Revue italienne de cinéma dirigée par Adriano Aprà et rédigée par Franco Ferrini, Gianni Menon, Mau 
rizio Ponzi, Piero Spila et Enzo Ungari. 


n. 7-0. Nuovo Cinéma Italiano : Amico. 

Baldi, Bertolucci, Ferreri, Olmi, Orsini, Pa- 
solini Ponzi. Taviani, Coopérative! del 
Cinéma Indipendente (interviste, sceneg- 
gialure, articoh). Situazione t Appunti per 
una teona del lilm permanente. Articoli 
su ■ Chronik der Anna Magdalena 
Bach » e « Der Bràutigam. der Komôdian- 
tin und der Zuhalter • Sceneggiatura (e 
premessa) di « Der Brautigam .. ». Recen- 
sioni ! EJ Angel Exîerminador ; 2001 : a 
Space Odyssey ; Weekend; Playtime ; 
Chimes al Midnighl , The Fearless Vam¬ 
pire Killers; Rosemary's Baby. La Ma¬ 
riée était en noir ; Les Biches . Bonnie 
and Clyde. I migliori film del 1068. 


n. 9. Situazione : Le cadavre exquis del 
cinéma rivoiuzionario ; La politica del 
melodramma (Rocha). Nuovo cinéma ita¬ 
liano - 2 : Carmelo Bene. Piero Bargellini. 
BerLolucci, Enzo Siciliano, Pasoltni, Mario 
Schilano, Taviani. Ponzi (arlicoli e sceneg- 
gialure) Documenti : sceneggiatura di 
« Atti degli Apostoli • di Rossellini Re- 
censioni : The Circus : ïe t’aime, je t’ai¬ 
me ; La voie lactée ; The legend ol Lylah 
Clore ; Baisers volés; Un soir., un train ; 
La femme infidèle : Peiulia ; « 1 piccoli 
hlm fantastici » ; « West by Northwest » ; 
« Perpetuum mobile : the cily » ; The 
Newsree!, Apollon : una labbrica occu- 
pata. 


n. 10. Hitchcock - 1 ; Il cinéma, lo st.ie. 
gli attori (articolo di A. Hitchcock) ; In;:o* 
duzione all'arcipelago Hitchcock ; note e 
articoli su : The Lodger, Cownhill. Cham¬ 
pagne, The Manxman, Blackmail, Elstree 
Calling, Rich and Strançe, Uumber Se- 
venteen, The Man who Knew too much. 
The 39 Steps ; The Secret Agent ; Young 
and Innocent ; The Lady Vamshes ; K ; o- 
torious ; The Paradine Ccse : Fope ; I 
Confess. Dial M for Murder; To Catch a 
Thief ; The Man who knew too much ; 
North by Northwest ; Mamie : Torn Cur- 
tain ; Topaz Situazione : 1 procedimenti 
stilistici e l'afasia. Nuovo cinéma italiano 
- 3 : Ferreri (« Il seme dell'uamo »), Pao- 
lo Brunatto (■ Vieni, dolce morte •). Peter 
Del Monte (« Fuori Campo »), Paolo Capo- 
villa (■ Tabula Rasa »). Festival : Vene- 
zia, Locarno. Pesaro, Trieste. Recensioni : 
The Wild Bunch ; Skammen ; Akai Tenshi , 
Frâulem Doktor, That Nigh: They Raiaed 
Minsky's ; The Party ; Porcile ; Fellini-Sa- 
tyricon. ( migliori film del 1969. 


Abbonamento annuo (4 numeri) : L. 4.000 (estero). Numeri arretrati : semplici L. 1200 ; doppi L. 1700. Abbonamenti e richieste di 
numeri arretrati vanno faite tramite chèque a « Cinéma e Film >«. vicolo del Governo Vecchio, 8, 00186 Roma, Italia, 




Éléments 

pour 

une 

bibliographie 


Il s'agit uniquement d'une bibliographie de 
travail : nous n’avons fait état ici, volontai¬ 
rement. que des textes qui nous ont été 
directement utiles lors de la préparation de 
ce numéro et que nos lecteurs peuvent, en 
général, se procurer assez facilement. Il va 
de soi que, pour être exhaustive, cette liste 
devrait comporter plusieurs dizaines ou cen¬ 
taines d’autres litres. Par ailleurs, on ne 
s'étonnera pas d'y voir figurer certains 
ouvrages en traduction : l’accès aux origi¬ 
naux n'a pas toujours été possible, et nous 
avons dû alors avoir recours à des textes 
déjà médiatisés (traduits, voire cités frag- 
mentairement). Dans ies cas où nous avons 
disposé de plusieurs éditions d'un même 
texte, nous indiquons toujours celle qui est 
la plus accessible. 

En français : 

1 N.P. Abramov. Dziga Vertov. Lyon. 1965. 

2 B. Amengual. S.M. Eisenetein. Lyon, 1962. 

3 H Arvon. L’esthétique marxiste. Paris. 
1970. 

4 D. Blagoi. Ecriture et Révolution. In * Tel 
Quel -, n° 37. Paris, 1969. 

5 S.M. Eisenstein. Octobre (scénario). In 
- L'Avant-scène Paris. 1967. 

6 S.M. Eisenstein. Réflexions d'un cinéaste. 
Moscou, 1958. 

7 J.P. Faye. Questionner Jakobson. In « Le 
récit hunique •. Paris, 1967. 

8 C. Frioux. Maïakovski par luî-même. Pans. 
1961. 

9 V. Khlebnikov Choix de poèmes (présen¬ 
tation de L. Schmtzer). Paris, 1967. 

10 V. Lénine. Culture et Révolution culturelle. 
Moscou, 1970. 

11 V. Lénine. Ecrits sur l’art et la littérature. 
Moscou, 1970. 

12 V. Maïakovski, Vers et prose. (Présenté 
par Eisa Triolet). Pane, 1967. 

13 V. Meyerhold. Le théâtre théâtral. (Pré¬ 
sentation Nina Gourfinkel). Paris, 1963. 

14 J. Mitry. S.M. Eisenstein. Paris, 1956. 

15 L. Moussinac. S.M. Eisenstein. Paris, 1964. 

16 M. Pleynet. Le ■ Front gauche » de l'art. 
In - Cinéthique -, n° 5. Paris. 1969. 

17 V. Pozner. Entretien avec Victor Chklovski 
In * Les lettres françaises - , décembre 
1964. Paris. 

18 A.M. Ripellino. Maïakovski et le théâtre 
russe d'avant-garde. Paris, 1965. 

19 G. Sadoul. Actualité de Dziga Vertov. Bio¬ 


filmographie de Dziga Vertov. In * Cahiers 
du cinéma -, n° 144-146, Paris, 1963. 

20 G. Sadoul. Entretiens sur Serge Eisens¬ 
tein. In ■ Cinéma 60 n° 46. Paris, 1960. 

21 L. et J. Schnitzer, M. Martin. Le cinéma 
soviétique par ceux qui l'ont fait. Paris, 
1969. 

22 L. et J. Schmtzer. Vsevolod Poudovkine. 
Paris. 

23 M. Seton. Eisenstein. Paris, 1957. 

24 C. Stanïslavski. La formation de l'acteur. 
Paris, 1963. 

25 T. Todorov. Formalistes et futuristes. In 
* Tel Quel-, n° 35. Paris, 1968. 

26 T, Todorov. L'héritage méthodologique du 
formalisme. In * L'Homme *, janvier-mars 
1965. Paris. 

27 T. Todorov. Note sur le langage poétique. 
In « Semiotica -, I, 1969, 3. Paris, La 
Haye. 

28 R. Yourenïev. Eisenstein. In - Anthologie 
du cinéma - , tome I. Paris, 1966. 

29 - Change » n° 2. Paris, 1969. (Textes de 
et sur Eisenstein et Tynianov). 

30 « Change - n° 3. Paris, 1969. (Le Cercle 
de Prague). 

31 - Cimaise -. Numéro spécial « L'Art russe 
des années vingt Paris, 1968. 

32 • Constantin Stanïslavski - (ouvrage col¬ 
lectif). Moscou, 1963 

33 * Le film muet soviétique *. Musée du 
cinéma, Bruxelles. 1965. 

34 « Recherches Soviétiques * n<> 3. Pans, 
1956. (sur le cinéma soviétique). 

35 Théorie de la littérature. Paris, 1965. (Re¬ 
cueil de textes des •formalistes *). 

En russe : 

36 A3MTA BEPTOB. CTATbW, A H E- 
BHMHM, 3AMblCJ1bl. (D. Vertov. Ar¬ 
ticles, Journaux, Projets). Moscou, 1966. 

37 E. AOBMH. H03MHI4EB M TPA- 
YEEPr. (E. Dobin. Kosintaev et Trau- 
berg). Moscou, 1966. 

38 B. 3AXABA. f\BA COBPEMEH- 
HHMI4. (B. Zakhava. Deux contempo¬ 
rains - Vakhtangov et Meyerhold). Mos¬ 
cou, 1969 

39 H. 30PKAR. nOPTPETbt. (N. Zor- 
kaïa. Portraits) Moscou, 1966. 

40 A. ny H A H A PCHM M . O HMHO.(A. 
Lounatcharaky. Sur le Cinéma). Moscou, 
1965. 

41 B. MAMAKOBCKMPl. COBPAHME 
COHMHEHMPl,[V. Maïakovski. Œuvres 
choisies). 8 volumes. Moscou, 1968. 

42 B. MEME P XOJT b A* CTATbkl, U\A- 
CbMA, PENH, EECEAbl-(V. Meyer¬ 
hold. Articles, lettres, discours, entre¬ 
tiens). 2 volumes. Moscou, 1968. 

43 B. LUKJlOBCKm/l. 3A COPOK 
J1ET,(V. Chklovski. Quarante années). 
Moscou. 1965. 

44 C. M. 3M3 E H LilTEtt H. M3EPAH- 
HblE nPOM3BEAEHMH. (Eisens¬ 
tein. Œuvres choisies). 6 volumes, Mos¬ 
cou, 5 vol. parus. 

45 M CTO PUR COBETCHOTO H M HO. 

(Histoire du Cinéma soviétique. Ouvrage 
collectif). Tome I. Moscou, 1969. 

43 <t>MJ7bMbl J1BA KVJ1 E UJ O B A. (Les 
films de Lev Koulechov. Ouvrage collec¬ 
tif). Moscou, 1966. 

47 C. M. 3fi3EHLUTEI?1H.(S.M. Eisens¬ 
tein. Ouvrage collectif). Moscou, 1969. 

En anglais : 

48 S.M. Eisenstein. Film Essays. Londres, 
1963. 

49 S.M. Eisenstein. Film Form. Londres, 1951. 

50 S.M. Eisenstein, The Film sense. Londres, 
1943. 


51 iay Leyda. Kino : A history of the Rus- 
sian and Soviet film. (Histoire du film 
russe et soviétique). Londres, 1960. 

52 Ivor Montagu. With Eisenstein in Holly¬ 
wood. (Avec Eisenstein à Hollywood). Ber¬ 
lin, 1969. 

53 Leon Trotsky. Literature and Révolution. 
Michigan, 1960. 

54 Peter Wollen. Signs and meaning in the 
cinéma (Signes et signification au ciné¬ 
ma). Londres. 1968. 

55 Directors on directmg. (Des metteurs en 
scène parlent de la mise en scène. Tex¬ 
tes rassemblés par T. Cole et H. Krich 
Chinoy). Londres, 1966. 

En allemand : 

56 Boris Eichenbaum Aufsàtze zur Theone 
und Geschichte der Literatur. (Essais sur 
la théorie et l'histoire de la littérature). 
Frankfurt, 1965. 

57 S.M. Eisenstein. Statïonen. (Stations - 
Ecrits autobiographiques). Berlin (DDR), 

1967. 

58 A. Fevralski. Meyerhold und der Film. 
(Meyerhold et le film). FWM, Berlin, 1963. 

59 Hermann Herlinghaus. Sergei Eisenstein, 
Kûnstler der Révolution. (S. Eisenstein, 
artiste de la révolution). Berlin, I960. 

60 Dmitrr Lichatschow. Nach dem Formalis- 
mus. (Après le formalisme). München, 

1968. 

61 Richard Lorenz. Proletarischer Kulturrevo- 
lution in Russland. (Révolution culturelle 
prolétarienne en Russie). München, 1969. 

02 A.W. Lunatscharsky. Der russische Revo- 
lutionsfllm. (Le film révolutionnaire russe). 
Zürich, Leipzig, 1929. 

63 Viktor Schklowskij. Schriften zum Film. 
(Ecrits sur le cinéma). Frankfurt, 1966. 
(Traduction d'extraits du n° 43). 

04 Jurij Tynianov. Die literari9Chen Kunst- 
mittel und die Evolution in der Literatur. 
(Les moyens artistiques littéraires et 
l'évolution de la littérature - Traduction 
d'extraits de « Archaïstes et novateurs ■). 
Frankfurt. 1967. 

65 Dsiga Wertow. Aus den Tagebüchern. 
(Journal, extraits). Wien, 1967. (Traduction 
d'extraits du n° 36). 

66 Neia Zorkaia. Tynianov und der Film. (Ty¬ 
nianov et le film). FWM, Berlin, 1969. 

67 Der Sowjetische Film, eine Dokumenta- 
tion. (Le film soviétique, documentation) 
Volume 1. Frankfurt. 1966. 

En italien ; 

60 Mino Argentieri. Avanguardia e Politica 
culturale nell'URSS degli anni venti. 
(Avant-garde et politique culturelle en 
URSS dans les années 20). In Cinéma 60, 
n° 70. Rome, 1968. 

69 Roman Jakobson. Decadenza del cinéma ? 
(Décadence du cinéma ? - Traduit de 

• Upadekfllmu ? *, paru en 1933 dans 

• Listy pro umeni e kritiku I *, à Prague). 
In « Cinéma e Film n° 2, Rome, 1967. 

70 Nikolaj Lebedev. Il cinéma muto sovie- 
tico. (Le cinéma muet soviétique. L'origi¬ 
nal est paru à Moscou en 1947). Turin, 
1962. 

71 Vsevolod Mejerchol’d. Le possibilité del 
cinéma e i difetti nel passato. (Les pos¬ 
sibilités du cinéma et les défauts du pas¬ 
sé). In ■ Cinéma nuovo -, n c 186. Rome, 
1967. 

72 Morando Morandini. Eisenstein. Milan, 
1965. 

73 Victor Sklovskij. Il conteggio di Amburgo. 
(Le Compte de Hambourg). Bari. 1969. 

74 Victor Sklovskij. Majakovekij. Rome, 1967. 

75 Victor Sklovskij. La mossa del cavallo. 
(Le Mouvement du cavalier.) Bari, 1967. 
Bar! 1967. 

76 - Cinéma e Film -, n° 3. Rome, 1967. (Tex¬ 
tes de et sur Vertov et Eisenstein). 





TABLE DES MATIÈRES 


A 


ABOUKIR Dominique 
Liste des tiims : 207/BB 

Liste des films : 209/62 

Liste des films : 210/65 

Liste des films : 211/62 

Liste des films : 212/63 

Liste des films : 213/02 

Liste des films ■ 214/63 

Liste des films : 215/04 

Liste des films : 216/03 

Liste des films : 217/02 

ALBURNI Robert 

La raga de I expression {* Le Règne du jour») : 208/60 
Les places assignées (■ L'Amour* fou*) : 211/55 
AMÉNGUAL Barthélémy 

Les nuits blanches de l'ôme (Dreyer) 207/52 
. La Passion de Jeanne d Arc » (Dreyer) : 207/69 

APRA Adrlano 

Entretiens avec Marco Ferrer) : 217/26 

AUBRIANT Michel 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6 

AUMONT Jacques 

L’Amour du foyer (Dreyer) 207/36 

■ Gartrud ■ (Dreyer) : 207/73 

Satyajit Ray à la Cinémathèque : 208/50 

Films soviétiques à Paris (Petit Journal) ■ 209/15 

Liste des films : 209/62 

Les dix meilleurs films de 66 : 209/6 

Le concept de montage • 211/46 

La sixième lettre de l’alphabet (Petit Journal) : 211/11 

Liste des films - 211/62 

58 nouveaux films . 213/6 

Berlin 69 : 215/40 

Rencontre avec Satyajit Ray (Petit Journal) : 216/9 
Entretien avec Marco Ferren : 217/31 
Postface aux entretiens : 217/30 
A propos de * Petit garçon » : 218/35 
Lista des films : 219/82 


B 


BARONCELLI Jean d» 

Les dix meilleurs films de 68 : 209/6 

BAUDRY Pierre 

- Saludos Hombre *. • Colorado » : 218/59 

Liste des films . 2I&/64 

Un avatar du sens [- Satyricon • ) : 219/56 

BAZIN Janine 

Propos de Dreyer : 207/67 
BE L LOU R Raymond 

• Les Oiseaux ■ : description d’une séquence : 216/2* 

BENAYOUN Robert 

Les 10 meilleurs films de 6B - 209/6 
BERAUD Luc 

58 nouveaux films : 213/6 
BERRY John 

L'Affaire *A tout casser» (suite) (Pelii Journal) : 209/13 

BIETTE Jean-Claude 

Jean-Marie Straub : • La Fiancé, la comédienne et le maquereau • (Petit Journal) ■ 212/9 
Othon et J -M Straub : 218/43 
BONITZER Pascal 

L'argent fantôme (■ La Mandat -) : 209/57 
Liste des films . 210/65 
Le carré (• Teorema-) • 211/53 
Lisie des films : 211/62 

Cinéma / Folia / Théâtre [• Cérémonie secrète •) : 212/61 

5B nouveaux films : 213/6 

Entretien avec Mohamed Shm Riad : 213/22 

Maud ei les phagocytes (- Ma nuit chez Maud •) : 214/59 

Lista des films : 214/03 

L'homme au ballon (• Break up *) : 215/61 

Les vases communicants (• The Party •) : 216/52 

• La Pendaison * 217/60 

Entretien avec Oshima Naglsa : 21 B/24 
Oshlma el les corps-langages . 218/30 
Liste des films : 210/64 
Nouvel entretien avec Eric Rohmer : 219/46 
BONTEMPS Jacques 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6 
BORY Jean Louis 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6 

BORRATTO Marina 

Sur le lournage de - Satyricon- [Petit Journal) : 215/11 

BRION Patrick 

Biofilmographie de Cari Ih Dreyer : 207/65 
Filmographie de Roman Polanski ■ 208/36 
Liste des films : 208/64 
les 10 meilleurs films de 68 : 209/6 

BRUNET7A Gian Pisro 

Entretien avec Pier Paolo Pasotmi (Petit Journal) . 212/13 


C 


DU N‘ 207 AU N‘ 219 


CIMENT Michel 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6 
CLARENS Carlos 

Varda et • Lion s Love • (Petit Journal) 214/12 
COHN Bernard 

Les dix meilleurs films de 68 : 209/6 

COMOL L f Jean-Louis 

Rhétorique de la ferreur (Dreyer) . 207/42 

- Pages du livre de Satan * (Dreyer) : 207/06 

- Dr es Irae • (Dreyer) ■ 207/70 
Liste des films : 207/BB 

Folle et autres rêves (Polanski) : 208/32 

Le détour par le direct (?) : 209/40 

L’affaire - A tout casser . (Petit Journal) : 209/13 

Liste des films . 209/62 

Les 10 meilleurs films de 6B ; 209/6 

Le cahier des autres : 209/4 

Liste des films : 210/65 

Entretien avec Louis Malre : 211/27 

Le détour par le direct (2) : 211/40 

Liste des films ; 211/82 

Entretren avec Jancso Miklos ■ 212/iB 

Développements de la ligne Jancso : 212/32 

Liste des films : 212/63 

58 nouveaux films : 213/6 

Entretien avec Elek Judit : 213/6 

Dernier acte, encore (• La Honte •) 215/55 

Le cahier des lecteurs : 215/4 

Liste des films : 215/64 

Cinéma / idéologie / critique : 216/1? 

Liste des films : 216/63 

Cinéma / Idéologie / critique (2) 217/7 

Rédaction de ■ La Vie esi a nous, film militant ■ 210/44 

Autocritique (Jancso) : 219/40 

Nouvel entretien avec Enc Rohmer - 2I9/4P 


0 


□ANEY Serge 

Le désert rose {■ Teorema .) : 212/61 

Liste des films ■ 214/63 

Liste des films . 216/83 

Liste des films : 217/62 

Rédaction de - La Vie est à nous, film militant • 218/44 

Liste des films . 216/64 

Nouvel entretien avec E. Rohmer : 219/46 

Liste des films : 219/62 

DELAHAYE Michel 

Un phare pilote (Dreyer) ■ 207/10 

■ Le Président * (Dreyer) : 207/66 

• Aimez vous les uns les autres • (Dreyer) : 207/60 

- Mlkael - (Dreyer) : 207/6fl 

■ Deux Êtres • (Dreyer) : 207/71 

Liste des films : 207/65 

Entretien avec Roman Polanski : 206/22 

Nettoyage par le vide (■ Les 2 marseillaises -) : 208/56 

L’affaire Montés (suite) (Petit Journal) • 206/9 

Matjaz Klopcic (Petit Journal) : 208/14 

List» des films : 208/64 

Entretien avec WaJerian Borowczyk . 209/30 

Les 10 meilleurs films de 66 : 209/6 

L’insaisissable cinéma hongrois : 210/40 

Luie des films : 210/65 

La douce guillotine (■ Funny girl .. . La vie. t’amour. fa mort *) . 211/56 

Liste des films . 211/62 

Entretien Avec Jancso Miklos : 212/18 

Rencontre avec Budd Boetticher (Petit Journal) : ?12/0 

Liste des films - 212/63 

58 nouveaux films . 213/6 

Entretien avec Elek Judit : 213^20 

Entretien avec Alain Tanner : 213/22 

La Saga Pagnol : 213/44 

Liste de3 films : 213/62 

Entretien avec Glauber Rccha : 214/22 

Carrefours {- Isadora * Rachel Rechel •) : 214/60 

Liste des films ; 214'63 

Entretien avec Abraham Poionsky : 215/30 

Liste des films : 215/64 

Entretien avec Luc Moullet : 216/40 

Liste des films : 216/63 

Liste des films : 217/62 

Entretren avec Oshima Naqrsa 210/24 

Une tragédie française (■ Les Patates *) • 21 B/57 

Liste des films . 210 ; 64 

Un film (* Détruire dit-elle •) . 219/60 

Liste des films . 219/62 

DONIÛL VALCROZE Jacques 

Les 10 meilleurs films de 68 209/6 

DOUCHE! Jean 

Les 10 meilleurs films de 68 ■ 209/6 
DREYER Cari Th. 

Lettre au directeur de la Nordisk 207/12 
Jésus de Nazareth (Extrait du script) . 207/14 
Parmi les acteurs russes émigrés à Berlm 207/20 

Chroniques et articles écrits pour l* • Extrabladet • de 1912 A 1915 . 207/23 

- Anna Karénine * : 207/32 

. Les Temps modernes • . 207/32 


CAPDENAC Michel 

Les 10 meilleurs films de 60 : 209/6 
CERVONI Albert 

Lettre de Zagreb (Petit Journal) : 208/15 
Le'pziq au tournant (Petit Journal) : 209/14 
Las 10 meilleurs films de 68 : 209/6 

CHAPIER Henry 

Les 10 meilleurs films de 66 : 209/6 


E 


EISENSCHITZ Bernard 

Le cahier des textes : 207/4 
Liste des films : 2Û7/85 
Este (Petit Journal) : 209/11 


120 





SALLES INDÉPENDANTES 



LE RACINE 

(6, rue de l’École de Médecine, Paris-VI - MED. 43-71 ) 

LE STUDIO GIT-LE-CŒUR 

(12, rue Gît-le-Cœur, Paris-VI - DAN. So-2j) 

LE STUDIO LOGOS 

(j, rue Cbampollion, Paris- V - ODE. 26-42) 


ont été les premières à projeter publiquement 
en France des films de : 


E. de ANTONIO • K. ANGER • V. CHYTILOVA 

M. DURAS • E. EMSHVILLER • M. FORMAN 

P. FLEISCHMAN • Ph. GARREL • M. LAKHDAR HAMINA 
O. IOCELIANI • P. JURACEK • A. KLUGE 
F. KOSA • N. KOUNDOUROS 

R. LAPOUJADE • E. LUNTZ • J. MEKAS 

N. OSHIMA • C. OTZENBERGER • I. PASSER 

S. ROULLET • J.-M. STRAUB • I. SZABO 


et demeurent au service exclusif du 
cinéma de qualité 



liste des films • 209/62 

Les 10 malheurs films de 66 . 209/6 

La marge (■ 2001 . Odyssée de l’Espace O : 209/56 

Revue de presse : 2n/4 

Liste des films ■ 211/62 

Bouge boucherie (■ L'Ange Rouge - : 212/60 

58 nouveaux films ■ 213/6 

Entretien avec Mohamed Shm Riad : 213 122 

Entretien avec Alain Tanner : 213/26 

Liste des films - 213/62 

Entretien avec Emile de Antonio 214/42 

■ et Polonsky • ■ 215/30 

Liste des films ■ 215/64 

Liste des films ■. 217/62 

Filmographie da Oshima : 218/39 

Liste des films : 219/64 

Sur Romm : 219/19 

Entretien avec Mikhaïl Romm : 2 19/20 

Filmographie da Romm : 219/28 

Time to go underground (-Willie Boy*) : 219/50 

Liste des films : 219/62 

EISENSTEIN S.M. 

Pauvre Sallèrl (en flulse d’envol) ■ 209/20 
Perspectives : 2D9/22 

. Eh I - De la pureté du langage cinématographique ■. 210/6 

Lb non-indifférente nature : de la structure des choses (i) 211/12 

Encore une fois de le nature des choses : 213/30 

la non-indifférente nature (3) : 214/14 

Hors-cadre . 215/20 

La non-indifférente nature (4) : 216/16 

la musique du paysage . la nouvelle étape du contrepoint du montage : 217/15 

La non-indifférente nature (fin) : 2J6/6 

La non-indifférente nature (post-scriptum et postface) ■ 219/4 

EI5NER Lotte H. 

Les 10 meilleurs films de 60 : 209/6 

EUSTACHE Jean 

Les 10 meilleurs films de BB • 209/6 


F 


FERRY Odette 

Hitchcock : .L'Etau* (Petit Journal) : 211/8 

FILIPACCHI Daniel 

Les 10 meilleurs films de 68 : 200/6 


G 


GAUTEUR Claude 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7 

GILLES Paul 

Vlttono Cottafevi parle des « Cent cavaliers » (Petit Journal) : 207/75 

GINIBRE Jtan-Loui» 

les 10 meilleurs films de 68 • 209/6 

GIVRAT Claude de 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/6 

GREGORIO Eduardo de 

Pesero an IV (Petit Journal) : 208/16 

2 films de Mario Schlffano (Petit Journal) : 208/16 

Lettre de Rome (Petit Journal) . 209/9 

Autobiographie (Petit Journal) : 209/11 

Sous le signe du scorpion (Petit Journal) : 212/7 

GUI SERT Claude 

24 provos par seconde (Petit Journal) : 209/17 


H 


HOHMAN Jean 

Les 10 meilleurs films de 6B : 200/7 


K 


KANE Pascal 

■ Everybody loves my baby * {• Rosemary s Baby •) : 207/81 

Liste des films : 207/05 

Les 10 meilleurs films de 60 : 209/7 

L organisation du désordre (• La Route de Corinthe ». • Les Biches ». » La femme infi¬ 
dèle ») : 211/53 

La matière filmique (• Goto Nie d’amour «) . 212/57 
58 nouveaux films ; 213'6 

Le travail et l'usure (• Pierre et Paul ») : 21 J/60 
Liste des films : 216/63 

Rome. Naples et Florence (* Paris n’existe pas ») : 218/61 
Discours, pouvoir, scène (Jancso) : 219/35 
Liste dos films ; 219/62 
KAST Pierre 

Entretien avec Glauber Rocha 214/22 


L 


LABARTHE £jdrè S. 

Propos de frayer ■ 207/67 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7 

Laüarthe / Robbe-Gnllet . «Cinéastes de noire temps» (Peut Journal) . 2)5'l9 

LADRO Philippe 

Les 10 mallleurs films de 68 : 209/7 
LANGLOIS Henri 

• Le Passion de Jeanne d'Arc * (Dreyer) 207/69 

LECONTE Patrice 

La mon au travail (• Il ne faut pas mourir pour ça ») : 207/02 
Liste des films : 207/85 

L évidence môme (Borowc:yk) : 209/46 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7 

Le croisade du navigateur (« La Croisière du Navigator ») : 209/55 
58 nouveaux fifms : 213/6 

les Beatles et les autres (• Yellow submarine») : 213/60 
Liste des films : 213/62 

Les parages de la folie (• Signes de vie ») : 215/62 


LEFEBVRE Jean Pierre 

J ai péché ■ 208/52 

La technique est absurde : 20B/53 

LEGRAND Gérerd 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7 
LENICA Jan 

Mise eu point (Petit Journal) . 214/13 
LEROI Francis 

Les 10 meilleurs films de 68 . 209/7 
LOTHWALL Ltri Ofof 

Nouvel enrretien avec Ingmar Bergman . 215/48 


M 


MARCORELLES Louis 

Les 10 meilleurs films de 68 . 209/7 

L épreuve du direct : 210/36 

Entretien avec Fernando Solanas : 210/40 

MARTIN Paul-Louis 

Les 10 meilleurs lilms de 68 . 209/7 
MELCHINGER Siegfried 

Terreur ot érotisme sur la piste (Bergman) ■ 215/51 
MOULLET Luc 

Les 10 meilleurs tilms de 60 . 2C9/7 
Le congrès de Cannes : 213/31 

MYCHKOVA Anastasia 

Youtkévitch et Tchékhov (Petit Journal) : 209/H 


N 


NAR80NI Jean 

La mise en demeure (Dreyer) : 207/38 

■ Vampyr • (Dreyer) 207/70 

Liste des films . 207/05 

Entretien avec Roman Polanski : 208/22 

Le cahier des lecteurs : 208/5 

Liste des films : 208/64 

Liste des films ; 209/62 

Les 10 meilleurs films de 68 ■ 209/7 

Montage - 210/16 

Le Pirée pour un homme (« Z •) • 210/54 
Entretien avec Louis Malle . 211/27 
Revue de presse : 21W4 
Liste des films : '211/62 

Le Nom (- Simon du Désert . La Voie lactée •) : 2)2/40 

Revue de presse . 212/4 

Liste des films - 212/63 

Entretien avec Alain Tanner : 213/26 

Liste des films . 213/62 

Entretien avec Glauber Roche : 214/22 

Entretien avec Emile de Antonio : 214/42 

Liste des films : 214/63 

Cinéma / idéologie / critique : 216/11 

A propos (Bellour-Hitchcock) : 216/39 

Entretien avec Luc Moullet : 210/40 

Liste des films : 216/63 

Cinéma / idéologie / critique (2) ■ 217/7 

Entretien avec Marguerite Duras : 217/45 

Liste des films : 217/62 

Rédaction de - La Vie est à nous, film militant - : 218/44 

Comment faire (Jancso) : 219/38 

Nouvel entretien avec Eric Rohmer : 219/46 

Liste des films : 219/62 

NERON Patrice 

Une lutie contre le sens (* Chronlk de A.M. 8ach ») : 208/57 

NOGUEZ Dominique 

Lettre du Quebec (Petit Journal) . 207/75 
Les 10 meilleurs films de 68 • 209/7 
Entretien avec Dusan Makavejev . 211/18 
Le cinéma (re)trouvé : 211/23 
Chère chair (Petit Journal) : 211/7 
Sadan bis (Petit Journal) : 211/11 
Silence, on parle (Perrault) : 212/44 
Lettre de Montréal (Petit Journal) . 212/7 

Canada (suite) (Petit Journal) : 212/12 
Liste des films 212/63 


O 


OUDART Jean-Pierre 

L'aberrant dévié (■ Les Contrebandières •) • 208/59 
Au hasard Pialat (« L'Enfance nue *) : 210/55 
Humain, trop humain (* Freaks ■) : 210/57 
La sutura : 211/36 

La mythe et l’utopie (■ Simon du Désert ■. ■ La Voie lactée ») • 212/34 

La suture (2) : 212/50 

Dans le texte (• One + One ») : 213/59 

Les trajets et les lieux (• Calcutta ») ■ 213/6? 

Liste des fltms - 213/62 

Le marié et les célibataires (« Fiancées en folle -) : 214/58 
Liste des lilms - 214/63 

La parole du maire {• La Rosière de Pesjac ■) ■ 215/62 

RÔverie bouclée (• La Sirène du Mississipi •) : 216/51 
Eresson et le Vérité (« Une femme douce •) : 216/53 
Lista des films : 216/63 

La couleur comme système : 217/39 
Les couleurs du • Héros » : 217/41 
• Les Vierges de Satan • : 217/61 
Sur » Ivan le Terrible • : 218/15 

Rédaction de * La Vie est à nous film militant • ■ 218/44 
Les causes perdues (« Que la bête meure ») : 210/55 
Liste des films : 218/64 

La Place (Jancso) : 219/30 


P 


PERRAULT Pierre 

Extraits des • Voitures d'eau * : 212/45 


122 



studio 

action 


La Fayette - 

Paris-9 


9, rue Buffault 

- 878-80-50 


WESTERNS 


M 

10 juin 

J 

11 

V 

12 

S 

13 

D 

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L 

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M 

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M 

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19 

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20 

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L 

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3 

S 

4 

D 

5 

L 

6 

M 

7 


LA REINE DE LA PRAIRIE d'Alan Dwan 
COMANCHE STATION de Budd Boetticher 
LA CHEVAUCHEE DE LA VENGEANCE de Budd 
Boetticher 

RIVIERE SANS RETOUR d'Otto Preminger 
WINCHESTER 73 d'Anthony Mann 
LA LOI DE LA PRAIRIE de Robert Wise 
L'OR DU HOLLANDAIS de Delmer Daves 
UNE CORDE POUR TE PENDRE de Raoul Walsh 

LA TRAHISON DU CAPITAINE PORTER d'André 
DE Toth 

LA FILLE DU DESERT de Raoul Walsh 
LE CAVALIER DU CREPUSCULE de Robert Webb 
LES RODEURS DE LA PLAINE de Don Siegel 
LA CHARGE DE LA 8' BRIGADE de Raoul Walsh 
LA PRISONNIERE DU DESERT de John Ford 
LES GRANDS ESPACES de William Wyler 

LA BATAILLE DE LA VALLEE DU DIABLE de 
Ralph Nelson 

L'AVENTURIER DU RIO GRANDE de Robert 
Parrish 

L'HOMME DE L'OUEST d'Anthony Mann 

LE GRAND SAM d'Henry Hathaway 

LES CHASSEURS DE SCALPS de Sidney Pollak 

FORT MASSACRE de Joe Newman 

L'HOMME DE LA SIERRA de Sidney J. Fury 

LE GRAND CHEF de George Shermann 

EL PERDIDO de Robert Aldrich 

JE SUIS UN AVENTURIER d'Anthony Mann 

COUP DE FOUET EN RETOUR de John Sturges 

LES 7 CHEMINS DU COUCHANT d'Harry Keller 

PACIFIC EXPRESS de Cecil B. De Mille 


M 8 LES CENT FUSILS de Tom Gries 
I 9 HOMBRE de Martin Ritt 

V 10 LES COMANCHEROS de Michael Curtis 

S 11 LE SOUFFLE DE LA VIOLENCE de Rudolph Mate 
D 12 L'HOMME DE LA PLAINE d'Anthony Mann 
L 13 LE RELAIS DE L'OR MAUDIT de Roy Huggins 

M 14 L'HOMME AUX COLTS D'OR d'Edward Dmytryk 

M 15 L'ATTAQUE DE LA MALLE POSTE d'Henry 

Hathaway 

J 16 LE JOUR DES APACHES de Jerry Thorpe 

V 17 LE PISTOLERO DE LA RIVIERE ROUGE de 

Richard Thorpe 

S 18 JOHNNY GUITARE de Nicholas Ray 

D 19 COUP DE FEU DANS LA SIERRA de Sam 

Peckinpach 

L 20 LE CAVALIER DE LA MORT d'André De Toth 

M 21 FORTY GUNS de Samuel Fuller 
M 22 LE GRAND PASSAGE de King Vidor 

J 23 LA VALLEE DE LA POUDRE de George Marshall 

V 24 LA DERNIERE CHASSE de Richard Brooks 

S 25 LE TRESOR DU PENDU de John Sturges 

D 26 LES DEUX CAVALIERS de John Ford 

L 27 LIBRE COMME LE VENT de Robert Parrish 

M 28 L'HOMME DE NULLE PART de Delmer Daves 

M 29 MAJOR DUNDEE de Sam Peckinpah 

J 30 L'AIGLE SOLITAIRE de Delmer Daves 

V 31 BANDIDO CABALLERO de Richard Fleischer 

S 1" r août LE JUGEMENT DES FLECHES de Samuel Fuller 
D 2 BRAVADOS d'Henry King 

L 3 VIOLENCE AU KANSAS de Melvyn Frank 

M 4 A L'OUEST DU MONTANA de Burt Kennedy 


Ecrivez, téléphonez ou passez à la salle pour obtenir le programme détaillé. 


123 


PIERRE Sylvie 

• La Quatrième Alliance de Dame Marguerite - (Dreyer) : 207/67 
- Le Maître du Logis • (Dreyer) : 207/68 

• Order * (Dreyer) : 207/72 

Cïiarles Bitsch : Pudeur et mystère (Petit Journal) : 207/77 

Liste des films : 207/85 

Liste des films : 208/64 

Entretien avec W. Borowczyk : 209/30 

L'ile Borromée : 209/44 

Liste des films : 20B/62 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7 

Montage : 2io/t6 

Présentation de -Calcutta» : 211/27 

Liste des films : 211/62 

Les deux colonnes (• Simon du Désert ». ■ La Voie lactée ») : 212/38 
Liste des films : 212/63 
58 nouveaux films : 213/6 

Liste des films - 213/62 

Rencontre avec Subrata Mitra (Petit Journal) : 214/7 
Mlsha Donat (Petit Journal) • 214/9 

Liste des films : 214/63 

Silvlna Bolssonas - Un film (Petit Journal) : 215/18 

Liste des films - 215/64 

Entretien evec Oshima Nagisa : 218/24 

Cllo veille {« Il était une fois dans l'Ouest •) 218/53 

Chacun son chemin (Jancso) : 219/33 

PONZI Mauricio 

Entretien avec Marco Ferreri ; 217/2B 

POTTERS Paul 

Markopoulos (Petit Journal) : 208/11 

PREDAL René 

Une expérience de Ciné-Club permanent à Nice (Petit Journal) - 209/10 


R 


ROULET Sébastien 

Michel Soutier ■ La parole à tout prix (Peut Journal) : 207/77 

Liste des films ; 207/65 

Liste des films : 209/62 

Les 10 meilleurs films de 66 : 209/7 

Liste des films : 210/65 

Hors la loi (« Comanche Station », • Ride Lonesome *) • 211/57 

Liste des films : 211/62 

Liste des films : 213/62 

Liste des films : 214/63 

ROY Anna-Marii 

Les 10 meilleurs tltms de 68 . 209/7 


S 


SANZ de SOTO Emilie 

Lettre de Tanger (Petit Journal) - 214/9 

SATO Tedao 

Commentaire à la filmographie d’Oshlma : 210/38 
SICLIER Jacques 

Les 10 meilleurs films de 60 : 209/7 
StMSOLO Noël 

Entretien avec Carmelo Bene : 213/18 

Renconrre avec Michel Baulez (Petit Journal) • 215/16 

Liste des films : 215/64 

STANGERUP Henrik 

« Gertrud . (Dreyer) . 207/73 

Rencontre avec Henning Carlsen (Petit Journal) ; 216/7 

STRAUB Jean-Marie 

Féroce (Dreyer) : 207/34 

Post-scriptum (» Le Fiancé. la comédienne et le maquereau •) (Peut Journal) : 212/10 
Une déclaration (Petit Journal) : 215/19 
SZABO Laszlo 

Sandor Sara (Petit Journal) : 200/17 


RAY Satyajit 

Pourquoi )e fais des films : 208/36 

Renoir à Calcultta : 200/40 

Queioues aspects de mon métier : 208/47 

REINACH Geneviève 

Ecrit sur du vent (» Silence et cri •) ; 210/56 
La fable vue (• Goto nie d’amour • ) : 212/57 
RJSPOLI Claudio 

Entretien avec Marco Ferrerl : 217/26 

RIVETTE Jacquet 

Liste des films : 208/64 

Entretien avec W. Borowczyk : 209/30 

Liste des films . 209/62 

Les 10 meilleurs films do 68 ■ 209/7 

Montage : 210 / 1 6 

Entretien avec Louis Malle : 211/27 

Liste des films : 211/62 

Liste des films . 213/62 

Liste des films : 216/63 

Entretien avec Marguerite Duras 217/45 

ROBERT Jacques 

Les 10 meilleurs films de 68 ■ 209/7 
ROCHA Glauber 
Post-scriptum : 214/40 
ROMM Mikhail 

Propos liminaires sur le maître : 219/16 


T 


TAILLEUR Roger 

Les 10 meilleurs films de 68 : 209/7 
THEROND Roger 

Les 10 meileurs films de 88 : 209/7 


V 


VEISSFELD Ilya 

Mon dernier entretien avec Eisensteln : 208/18 


W 


WEYERGANS François 

Les 10 meilleurs films de 68 209/7 


X 


XXX 

C est arrivé à Athènes (Petit Journal) : 208/9 


LISTE DES ENTRETIENS PARUS DU N‘ 207 AU N‘ 219 


B 


BAULFZ Michel, par Noël Simsolo, n° 215 
BENE Carmelo. par Noél Simsolo, no 213 
BERGMAN Ingmar, par Lars Olof Lothwall. n° 215 
BOETTICHER Budd, par Michel Delahaye. n° 212 

BOROWCZYK Walarian, par Michel Delahaye. Sylvie Pierre et Jacques Rlvette. n« 209 


C 


CARLSEN Henning, par Henrik Stangerup, n° 216 


D 


DE ANTONIO Emile, par Bernard Eisanschitz et Jean Narbom, no 214 
DURAS Marguerite par Jean Narboni et Jacques Rlvette, no 217 


E 


ELEK Judit. par Jean-Louis Comolli et Michel Defahaye. n° 206 
EISENSTEIN. Serge Mikhaïlovitch. par I lya Veissfeld, n° 208 


F 


FERRERI, Marto, trois entretiens par Adrianc Aprà. Jacques Aumont, Maurizio Pon 2 i et 
Claudio Rlspoli, n° 217 


J 


JANCSO Miklos. par Jean-Louis Comolli et Michel Delahaye, no 212 


M 


MARKOPOULOS Gregory. par Paul Potiers, n° 208 

MITRA Subrara, par Sylvie Pierre, n° 214 

MOULLET Luc. per Michel Delahaye et Jean Narbom, n° 216 


0 


OSHIMA Nagisa, par Pascal Bomlzer, Michel Delahaye et Sylvie Pierre, no 218 


R 


RAY Satyajit, par Jacques Aumonr, n° 216 

ROCHA Glauber, par Michel Delahaye. Pierre Kasr et Jean Narboni. no 214 

ROHMER Eric, par Pascal Bonltzer, Jean-Louis Comollr, Jean Narboni et Serge Deney, m 219 

RÛMM Mikhaïl, par Bernard Elsenschltz, no 219 


P 

PASOLINI Pier Peolo, par Gian Paolo Brunetta, rr 3 212 
POLANSKI Roman, par Michel Delahaye eî Jean Narboni. 
POLONSKY Abraham, par Michel Delahaye, no 215 

no 208 

S 

SUM RI AD Mohammed, par Pascal Bonltzer et Bernard 
SÛLANAS Fernando, par Louis Marcorelles. n° 210 

Elsenschitz. r>° 213 

T 

TANNER Alain, par Michel Delahaye. Bernard Eisenschitz, 

Jean Narboni. no 213 


Y 


MAKAVEJEV Duzan, par Dominique Noguez, n° 211 

MALLE Louis, par Jean-Louis ComolN. Jean Narboni, Jacques Rlvette, n° 211 YOUTKEVITCH Serguei, par Ana3tasla Mychkova, no 209 


124 



LES CAHIERS 
PUBLIERONT 


TEXTES 

S.M. Eisenstein : Ecrits 
«Honeymoon» de Léo McCarey (collectif) 

Métaphore contrôlée, métaphore incontrôlable par P. Bonitzer 
Le détour par le direct (3) par J.-L. Comolli 
Fonction critique par J. Marboni 
Critique de cinéma et « marxisme » analogique (collectif) 
Idéologie de la technique (collectif) 

Travail, lecture et jouissance par S. Daney et J.-P. Oudart 
Hani Susumu et le « cinéma de poésie » par J. Aumont 
Fonction de l'illustration par S. Pierre 
NUMEROS SPECiÂDx 

Jean Rouch 
Cinéma Japonais 
Jean-Luc Godard 
Cinéma français 
F.W. Murnau 




Liste des films sortis 

du 4 mars a 


11 films 
français 


Borsalino Film de Jacques Deray, avec Jean-Paul 
Belmondo, Alain Delon, Michel Bouquet, Catherine 
Rouvel, Françoise Christophe, Corinne Marchand, 
Julien Guiomar, Nicole Calfan, Daniel Ivernel, Denis 
Berry, Mario David, Mireille Darc. 

Le Champignon Film en noir de Marc Simenon, 
avec Mylène Demongeot, Jean-Claude BouiHon, 
Alida Va 11i, Philippe Monnet. 

Ces messieurs de la gâchette Film de Raoul André, 
avec Francis Blanche, Michel Serrault, Jean Poiret, 
Darry Cowl, Annie Cordy. 

Les Choses de la vie Film de Claude Sautet. avec 
Michel PjccoIi, Romy Schneider; Léa Massari, Gé¬ 
rard Lartigau, Jean Bouise. 

Masquant sans rcsse la manipulation idéologique 
(pii l'amène au vérisme à tout prix, au trop-plein 
des détails qui font tellement vrai, le film de ("lan¬ 
de Stiutel joue d’un unique report : On uime la 
vit: = on a fleur de la mort. Aussi le leitmotiv de 
Puceident. que rien, en dehors d’une volonté d’es- 
brouffe, ne rendait nécessaire, ne firoduit-il fias une 
dimension tragique : c’est tout juste s’il lu bricole, 
et se donne malgré lui à lire dans sa transpurenre : 
di: rendre encore plus ultuchanl ce qui déjà en 
rujoute. du côté de l'émotion facile, du l'intimilc 
toc cl de la tendresse racoleuse, le tout uccumiilé 
féhrilement. par une, sorte d'ohsession «lu « coulé », 
du vivant tangible, muis aussi pur horreur du vide, 
conceptuel ou autre, qui pourtant s’étule dans le 
titre du film lui-même les <fc choses » de la 
« vie ». Titre admirable un regard de ce'qu’il inti¬ 
tule : qu’on songe à tout ce dont scs termes sont 
connotés : ces choses « qui font que la vie vaut 
d’être vécue » (haiide-uiiiininc), comment les dési¬ 
gner autrement que comme représentations petites- 
bourgeoises qui, par moments, se donnent l’ulihi 
plutôt fui b le d’un vague progressisme. Les Choses 
de la vie est le Z de lu tendresse. 

Le plus remarquable cependant, c’est que, ù la 
différence des films véristcs-inl imistes du même 
genre, ce film ait remporté un vif succès, tant 
public que critique. De l’effet de reconnaissance idéo¬ 
logique qui l'a permis, on peut pointer trois cau¬ 
ses. D’une part, il s’agit d’un film d’une < ingé¬ 
nuité » séduisante, et apparemment à complot con- 
Ire-courunt: d'une certaine mode actuelle (sexe, vio¬ 
lence). Ce côté « propre » qui fit eu partie le 
succès de Ma nuit chez Maud également, Sautet 
essuie de l’étendre à tous les éléments de sou film : 
pastel des tonalités, modestie du tou, joliesse des 
caractères (quitte à l'obtenir grâce aux pires astuces 
scénuriques : ch. à la fin, la lettre déchirée). 

D’autre purl, c’est la première fois qu'un film 
montre d'aussi près un accident de la roule, sujet 
qui traumatise énormément les I rancais. Le procès 
d’identificutinn sur le futur accidenté est donc im- 
médiat. 

Fnfiii, le film, aussi bien que sa bande-annonce, ou 
les thèmes de sa publicité, insiste sur mie opposi¬ 
tion ; les « petites choses » (quotidiennes, banales, 
dérisoire.-, donc, louchante* 1 contre l’Art (hautain, 
froid, impersonnel, bref inhumain). Or, tout en 
optant pour les « petites choses vraies », le film 
lente en même temps de les insérer, à travers l'acci¬ 
dent et la mort omniprésent», dans un tragique qui 
en exacerberait Pimiiiédiutclé sensible, l'exemplaire 
banalité. Kn somme, la virtuosité au service de la 
Vie, à la plus grande satisfaction du spectateur las¬ 
sé îles « tarabiscotages godurdiens » (du <t talent 
gaspillé ») cl qui. hien à tort, se croit du côté du 
*; sensible » a la Truffant. — I*. Ily. 

PS. Notons qu’une fois encore les critiques fran¬ 
çais se sont laissés massivement « piéger » pur 
l'opération intimidation/séduction dont sont coutu¬ 
miers MM. Rissienl et Ta vérifier, attachés de presse, 
sur la fonction desquels (cl fonction sur laquelle) 


nous reviendrons bientôt. Quant à «Positif» (voir 
l'introduction à leur entretien avec Sautet), rus?n- 
rons-les : nous n'aimions guère les précédents blin¬ 
de Sautet, nous délestons celui-ci (N.D.L.R.) 

Claude et Greta Film de Max Pecas, avec Astrid 
Frank, Nicole Debonne, Yves Vincent, Frederick 

Sakiss. _ 

Dossier Prostitution Film de Jean-Claude Roy, 
d’après le roman de Dominique Dallayrac. _ 

Hoa-Binh Film de Raoul Coutard, avec Phi Lan, 
Huynh Cazenas, Xuan Ha, Le Quynh. 

Représentatif du type de film qui se voudrait hu¬ 
maniste, € pacifiste» et tout, mats qui -’en remet 
à la Providence pour trouver la solution qoi satis¬ 
fera tout le monde et qui, en attendant la colombe 
magique, renvoie ce tout le momie ù 6es occupai ions. 
Rien sûr, le film est antiuméricuin, non pas, comme 
on s’en doute, de par un choix politique, mais de 
par celle altitude (ou ce réflexe) caractéristique des 
anciens occupants qui consiste ù soudain bien aimer 
l'occupé quand de nouveaux occupants survien¬ 
nent (Coutard balance lui-même avec mépris un 
journal américain dans un plan, et c’est fou ce qu’il 
aime les marchés, les enfants, les ruelles, les ports, 
les caries postales mystifiantes). De la même façon, 
le «pacifisme» du film n’est rien d’autre que lu 
déploration (qui évite toute réflexion) de lu guerre 
que font les autres, suite logique de l’appui qu’on 
apportait ù cette guerre quand on la faisait soi- 
même. Filialement, la seule chose à mettre à « l'ac¬ 
tif » du film est la première séquence, révélant mi 
réel savoir-faire militaire, (ce qui n’a pas échappé ù 
l'autre « pacifiste » baroudeur du cinéma français 
Schoendorffer) et convenant tout de même mieux à 
Coutard i;m: le côté « diiiiuuchos de Saigon ». Doil- 
nn purlcr encore, sinon pour s’en écieiircr, des 
réactions de la presse « objective» cl de l'attribution 
du Prix... Jeun Vign. On croit rêver, — D.A. 

Marie et le curé (C.M.) Film en noir de Diourka 
Medvedzkj, avec Bernadette Lafont et J.-P. Castelli. 

Les films de Diourka Medvcdzki frappent par uii 
ton unique, obtenu semble-t-il par un travail de 
soustraction systématique (cl, au demeurant, de film 
en film — Marin, Jeanne vt la moto , Paul — usbcz. 
monotone) : trois mots par séquence, un geste par 
plan, immobilité alternant avec des « déchaînements 
crispés » (si l’on peut dire), dénuement maximum 
du contenu de l’image, narration volontairement 
puérile ; le laconisme de. l'ensemble paraît résulter 
d’une espèce de crampe, qui n’est pas sans provo¬ 
quer le malaise. 

Une telle <t écriture » a scs modèles, plastiques et 
narratifs finir, semblable en cela ù ceux de Hurowo 
zyk. les films de D.M. sont fondés sur une dialec¬ 
tique purlieiiMère de l’image et du récit) : le. tracé 
enfantin certes, mais aussi « Part brut » et le 
cinéma de Méliès, et ù travers cette double référence 
(lu première ù peu près explicite dans Marie et le 
curé, pur exemple : le dessin de Marie par le curé 
dans la séquence de la baignoire), Part sacré primi¬ 
tif. qui définit le style narratif de D.M. : dévelop¬ 
pement métonymique d’une série de figures ou de 
gestes discontinus (comme serait peinte, do gmielie 
à droite sur la surface de lu toile, l'histoire d’un 
saintt. 

Le choix de ces références « archaïques », comme 
celui des thèmes, intègre le* films de D.M. à une 
tradition, c'est-à-dire un code et une idéologie. Idéo¬ 
logie qui pointe, en particulier dans Marie , dans 
la dérision dont est frappée, à tous les sens du mol, 
la matière du récit. Dérision aucunement critique, 
faut-il Je préciser, mais dont le caractère « ascé¬ 
tique » semble vouloir tendre vers, ou désigner, 
quelque pureté. 

On ne saurait donc trop souligner l'idéalisme et 
la dette chrétienne de D.M. (bien que « La Croix » 




;n exclusivité à Paris 

4 avril 1970 


10 films 
américains 


ait vu dans Marie un pamphlet anticlérical, a cause 
du référent historique — le curé d'Uruffe —* du 
film et de son violent érotisme), en ajoutant toute¬ 
fois qu’il est un de 9 rares — avec Bornwczyk déjà 
cité — à opérer un travail « scientifique » sur 
l'image filmique, c’est-à-dire à mesurer avec exac¬ 
titude quelle «vérité» (ou fausseté) ou peut en 
attendre. — 1 *. B, 


La Mort trouble Film de Claude d’Anna, avec Aly 
Ben Ayed, Sylvia Celine, Ursule Pauly, Sophie 
Vadlant, Abdallah Chahed. 

Nous y reviendrons dans un prochain article consa¬ 
cré à la psychose « contestataire » d'un certain 
cinéma français actuel et à sa frénésie panique de 
« révolution » (aussitôt annulée qu’amorcée, et juste¬ 
ment parce que s’en tenant à cette amorce, le plus 
Bouvc.nt lamentablement mouillée). Contentons-nous 
d’indiquer ce film comme l’un des j>lus récents et 
révélateurs exemples de « marchandise » pseudo- 
transgressive (sexe et lutte de dusses sur le mode 
arrahalien) qu'une bourgeoisie ravie de se faire 
titiller sans danger ait été amenée à consacrer, pour 
l'avoir reconnue comme son parfait produit. Exem¬ 
plaire, à ce titre, est l'appui apporté par Robbe- 
CrilIcL, mais hélus, révélateur aussi celui d’Ado 
Kyroii, perpétuant jusqu'à l'épuisement le mythe 
des « fantasmes > créateurs et de 1 ' «imaginaire» 
délirant et souverain, tenu île ne rendre de comptes 

Alrport (Airport) Film de George Seaton, avec Burt 
Lencaster, Dean Martin, Jean Seberg, Jacqueline 
Bisaet, George Kennedy, Helen Hayes, Van Heflin, 

Maureen Stapleton, _ 

Carmen Baby (Carmen, Baby) Film de Radley Metz- 
ger, avec Uta Levka, Claude Rmger, Cari Mohner 
The File of the Golden Goose (Le Gang de l’oiseau 
d'or) Film de Sam Wanamaker, avec Yul Brynner, 
Charles Gray, Edward Woodward, John Barne. 
Goodbye Mr. Chip» (Goodbye Mr. Chips) Film en 
70 mm de Herbert Ross, avec Peter O'Toole, Pe- 
lula Clark, Michael Redgrave, George Baker, Sian 
Phillips. 

The Horse in the Gray Flannel Suit (Le Cheval aux 
sabots d’or) Film de Norman Tokar, avec Dean 
Jones. Diane Baker, Lloyd Bochner, Fred Clark 
The Looking Glass War (Le Miroir aux espions) 
Film de Frank Pierson, avec Christopher Jones, Pia 
Degermark, Ralph Richardson, Paul Rogers. 

Marooned (Les Naufragés de l’espace) Film de 
John Sturges, avec Gregory Peck, Richard Crenna, 
David Jannsen, Lee Grant, Nancy Kovack, Mariette 

Hart l ey. _ 

Medium Cool (Objectif : Vérité) Film de Haskell 
Wexler, avec Robert Forster, Verna Bloom, Peter 
Bonerz, Marianna Hilf, Harold Blankenship. 

Le film relève de deux ou trois tableaux diffé¬ 
rents qu’il tente de superposer. D’abord, il s’insère 
dans le mytbc du « grand reporter» dont le regard 
(perçant), la plume (alerte), le cœur (ému) et la 
ramera (tout à la fois innocente et omnisciente) sonl 
les plus sûrs et les plus impartiaux (T « objecti¬ 
vité ! ») des instruments de connaissance. L’astuce 
de Wexler va être de jouer ici, à lu fois de la 
spontanéité du direct et de l'organisation de la fic¬ 
tion. pas assez pour que ça devienne révélateur de 
quoi que ce soit, muis suffisamment pour que son 
film dépasse, soit les numéros « techniques > de 
Leucock et Pcnncbaker, soit les historiettes de Lu- 
hro et de Coutard, dont il n'a pas pur ailleurs la 
totale naïveté. En outre, Wexler, qui fut opérateur 
de America America et qui sait son Knzau par 
cœur, se sert assez adroitement d’un certain nombre 
Ho « béquille* » empruntées à Kazan, à qui il 
pique carrément certains thèmes (pigeons et toits 
de Sur les quais) y ou dont il s'inspire pour choisir 


à personne. A noter aussi chez railleur lu très 
savante dichotomie entre des déclarations intransi¬ 
geantes de marxisme-léninisme (que « Cinélhique » 
accueille en toute bonne foi, et le magazine de 
luxe à fesses « Zoom » avec une habileté lactique 
certaine), et une pratique accouchant (l'un produit 
<Jéjà parfaitement accordé au lot des godcmichés 
dominants. — J. N. 


Pièges (M.M.) Film en noir de Jacques Baratier, 
nadette Lafont, Bulle Ogier, Arrabal. 


Pourquoi l’Amérique ? Film de montage en noir de 
Frédéric Rossif. 

De tous les films de montage ratés, celui-ci est 
le premier dont on ne puisse pas se dire, comme 
un fait d'habitude pour se consoler : « Au moins, 
011 a vu de beaux documenta ». A la rigueur peui- 
on dire qu’on les a entr'aperçus, dans la mesure 
où le montage rapide, les accélérés ou les tirages 
négatifs nous en ont laissé le bref loisir. Pour le 
reste, disons l* « idéologie » de la chose, on réalise 
très vite que rien n'est là (toges du KKK. Sacco, 
Gangsters, Chicago ou Vanzctti) que pour les rai¬ 
sons les plus superficiellement racoleuses. Mais 
c.'cst aussi par là que le film, déjà, date, car au¬ 
jourd'hui, même le pire journaliste à sensation 
prend plus de précautions que Rossif pour faire 
passer sa salade. — M. D. 

et diriger les acteurs (notamment la mère). Mois il 
11’cst guère qu'une scène où Ions ces principes finis¬ 
sent par se conjuguer pour donner un minimum 
de résultat : celle des Noirs, qui débouche sur un 
petit début d’unalyse concrète de la situation. 

Encore que, là non plus, nous ne sortions jamais 
de ccl esprit radical américain dont l'engagement, 
pour sincère qu’il soit, masque toujours 1111 narcis¬ 
sisme elTrcné, donc une extrême complaisance. L’au¬ 
tre représentant de cet esprit serait Norman Muiler 
hîl « Les Armées de la nuit », en ce sens, seraient un 
super Medium Cou/), à cette différence près que 
Mai 1 er a su souvent, et très consciemment dans ses 
films (et, parfois, sa vie politique) transformer ledit 
narcissisme en numéro de cirque. A partir de là, 
paradoxalement, peut s’élaborer une réflexion de 
type indirectement politique sur une certaine forme 
d’impuissance américaine dont Krumer, par ailleurs, 
nous offrirait, sur un autre vcrsonl, l'analyse direc¬ 
tement politique. Mais ceci est un autre domaine 
sur lequel nous reviendrons. — M. D. 

The Reiver» (Reivers) Film de Mark Rydell, avec 
Steve McQueen, Sharon Farrell, Rupert Cross, 
Mitch VogeL 

Topaz (L’Etau) Film de Alfred Hitchcock, avec Fre¬ 
derick Stafford, Dany Robin, John For9ythe, Claude 
Jade, Michel Subor, Michel Piccoli, Philippe Noiret. 
Per-Axel Arosenius, Edmond Ryan, Karin Dor, John 
Vernon. Voir critique dans un prochain numéro. 

Des multiples interprétations qu’a suscitées L'Etau 
(et dont 011 dirait qu’elles tentent toutes d’expliquer 
in extremis la déception que cause le film ou en 
tout cas la faiblesse du scénario), 011 retiendra 1111 
commun dénominaleur : la part bell^ qui y est 
faite à l’analyse des intentions comme à la parti¬ 
cularité de la «situation» de Fauteur (âge, nationa¬ 
lité). Si Fou peut récuser d'emblée le mysticisme 
qui tend à vuîoriser à tout prix les derniers films 
des grands auteurs (en ne lisant chaque image qu'à 
travers un parti pris, tout à fait injustifié, de lolu- 
lisatiùu), on s’interrogera avec beaucoup plus d’in¬ 
térêt sur une autre thèse qui a le mérile de ques¬ 
tionner au contraire ce qui dans L'Etau est 
parfaitement unique dans l'œuvre : le projet idéo¬ 
logique (projet unique en ce sens qu’il implique 
un travail explicite, un asservissement de la ficlion 
à ses propres fins, ce qui n'élait le eus qu’en appa* 


127 


rente lorsque Hileheork {raituil du nazisme, où le 
détour de la fiction /avérait très vile l'essentiel du 
propos). Voir donc dans L'Elan un film autobio¬ 
graphique où Hitchcock parlerait du choix décisif 
qu'il fut amené à faire — les Etats-Unis {et tout ce 
que cela implique! contre l’Europe Mien de la mau¬ 
vaise conscience) et contre le communisme — ren¬ 
drait donc parfaitement compte du fait que la 
fiction n'y devient jamais véritablement autonome, 
et que rien, ou presque rien, ne peut donc troubler 
le consensus idéologique qui cm résulte. 

Ceci entraîne une erreur particulièrement lourde 
de conséquence. 1 *, si l'on admet que cYst exclusive¬ 
ment au travers de la métaphore que s'csl exprimé, 
jusqu’à maintenant, ce cinéma, pour désigner la 
Menace innommée, abstraite, autour île laquelle 
toute l'œuvre est centrée. Que celte menace se 
trouve soudain montrée du doigt, localisée sur un 
terrain précis, et c’est tout le travail métaphorique 
bilclicockien qui se trouve empêché (son glissement 
vers un discours du désir). 

Il n'est pour s'en convaincre que de rapprocher 
l'altitude de F. Stafford de celle du licros Ilitch* 
cockien classique, face à celle même menace. (Jlicz 
le personnage classique, le discours, c’est-à-dire le 
perpétuel mensonge qui en tie.nl lieu, est avant tout 
un refuge et une arme : face lui danger que figure 
le inonde extérieur, et i]iii tend à lui refuser toutes 
formes de jouissance, la parole représente le seul 
recours : tentant désespérément grâce à elle d’éta- 

Alerte à la drogue Film de Nino Zanchin et M. Tazi, 

avec Katrin Schaake, Luigi Pistilli. _ 

Buckaroo (Buckaroo ne pardonne pas) Film d'Adel- 
chi Bjanchi, avec Dean Reed, Monica Brugger, Livio 
Lorenzon. 

Dillinger è morto (Dillinger est mort) Film de Marco 
Ferreri, avec Michel Piccoli, Anita Pallenberg, Annie 
Girardot. Voir - Cahiers * n os 208, p. 11, 209, p. 12, 

213, p. 15 et 217. _____ 

Il dito nella piaga (Deux salopards en enfer) Film 
de T. Ricci, avec Klaus Kinsky, George Hilton. 

Los Machos (Los Machos) Film de Giovanni Fago, 
avec Paul Stevens, Paul Muller, Claudie Lange. 


9 films 
italiens 


hlir un rapport ludique avec le réel, de faire entrer 
le réel dans le jeu de son désir, cYst-à-dire de 
retrouver sur une autre scène une jouissance tout 
à coup menacée. Mois la possibilité de ce travail 
métaphorique de recouvrement disparaît complète¬ 
ment de L'Etau : comme si lYnjeu politique *ans 
cesse mis en avant inhibait le discours du héros cl 
venait sc substituer dans îc film à l'instance du 
désir fpar exemple dans lu scène où Stafford expli¬ 
que minutieusement à su maîtresse le fonctionne¬ 
ment des armes secrètes et dont l’œuvre entière ne 
saurait fournir un autre exemple, tant ce discours 
éradique toute ouverture possible vers le symbo¬ 
lique et toute possible érogénéisotion ; cf. aussi les 
scènes documentaires insérées dans la séquence de 
Cuba, dont la fonction est identique!. 

De là peut-être, peut-on comprendre ce mouve¬ 
ment centrifuge par lequel Faction se trouve sans 
cesse, dans L'Etau, déléguée de Stafford vers 
d'autres agents : comme si Hitchcock, en investis¬ 
sant momentanément de. la fonction de sujet des 
personnages secondaires, privés — comme tous les 
véritables héros hileheoekiens — d'une conscience 
réelle (non simulée) (la fille du diplomate commu¬ 
niste. le mulâtre, lu Cubaine, Dany Kubin, Piccoli, 
et Noiret surtout, aux mensonges exemplairement 
bilrbcockiensï. (entait de retrouver le seul terrain 
sur lequel il œuvra jamais et que lui obstruait pour¬ 
tant définitivement l’encombrante « conscience poli¬ 
tiques de son héros. — l\K. 

Panzer division (Panzer Division) Film de Luciano 
Merino, avec Stan Cooper, Erna Schurer, Guy Ma- 
dison. 

Quanto costa morire (Les Colts brillent au soleil) 
Film de Sergio Merolle, avec Raymond Pellegrin, 
Mireille Grannelli, John Ireland. 

Zorro a la Corte d’Inghilterra (Zorro au service de 
la Reine) Film de F. Montemurro, avec Spyros . 
Focas, Carol Wells. 

Summit (Un corps... une nuit) Film de Giorgio Bon- 
tempi, avec Mireille Darc, Gian Maria Volonté, Olga 
Georges-Picot. 


revue mensuelle de cinéma et de télévision 


n° 160 (mars 1970) : SPECIAL FRANÇOIS TRUFFAUT 

Libre cours : Entretien avec François Truffaut 

Fiches filmographiques : La Sirène du Mississippi - L'enfant sauvage (précédé de « Comment j'ai tourné 
L’enfant sauvage », par F. T.) 

Affrontements critiques : Charles, mort ou vif, Scènes de chasse en Bavière, Pookie, Médée, Le petit gar¬ 
çon, Auto-stop girl, Partner, Oiseaux petits et gros. 

Télévision : Cinéastes de notre temps : François Truffaut (II). Procès-verbal de l’émission. 

Livres : Les enfants sauvages : mythe et réalité, par Lucien Maison 
Audiovisuel : Rencontre nationale du jeune cinéma non-professionnel 

RAPPEL (extraits des sommaires) 
n° 159 (février 1970) 

Document : Sylvie, procès-verbal de la première émission de la série télévisée « Vocations » 

Fiches et dossiers . More, Que la bête meure, Andrei Roublev 
Télévision : Entretien avec Jean-Emile Jeannesson (émissions jeunesse) 

n° 158 (janvier 1970) : SPECIAL JEAN-CHRISTOPHE AVERTY 

Libre cours : Entretien avec Jean Léscure 
Fiche filmographique : Ma nuit chez Maud 

Télévision : Enfin, Averty vint..., par Jacques Siclier ; Entretien avec Jean-Christophe Averty. Mise en page 
de Jean-Christophe Averty 

le numéro : 4 F 

Pour toute commande, écrire à : E.L.E.C., 49, Fg Poissonnière, PARIS (9 e ) 

CCP : 12 - ELEC - 31 434 32 - LA SOURCE 



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1 film allemand 

Justine (Les Infortunes de la vertu) Film de Jess 
Franco, avec Romlna Power, Silva Koscina, Jack 
Palance. Howard Vernon, Akim Tamiroff. 

Ou les malheurs de Sade, à «jui décidément le 
cinéma ne rend pas justice (ou Justine J. Les textes 
sadieng sont pourtant — ifcsl-cc pas ? — des scé¬ 
narios dont rexîrêmc clarté et précision ne nécessite 
aucun talent particulier de mise en scène, muis 
qu’on les upplique à la lettre. Même mutilés à l'ex¬ 
trême, limités aux seules scènes uon-eensurahles (ù 
supposer qu’il en existe, bien sur, mais il en existe 
certainement), ils garderaient une beauté cerluine. 

Or, le minable et honteux bien nommé Jésus 
Franco trouve le moyeu, ovec une distribution pres¬ 
tigieuse (Mercedes MucCumbridge, Jnck Pulauce, 
Akim Tamiroff) non seulement de retrancher, mais 
d’ajouter et de renverser systématiquement même 
les discours des personnages, jusqu’au point nii il 
ne reste qu’une gelée ro^c-bonbon du récit initial, 
eu un sens plus perverse et pins écœurante que 
loules les fantaisies du Marquis — mais dans /’rm/rr 
>ens, hélus ! — l\ H. 


1 film argentin 

La Caida (La Chute) Film de Leopoldo Torre-Nill- 
86on, avec Eisa Daniel, Lidia Lamaison, et « Pinky ». 


1 Jilm canadien 

Tendre et sensuelle Valérie Film de Denis Hèroux, 
avec Danielle Ouimet, Michel Paje, Yvan Ducharme. 


1 film mexicain 

Jeux Olympiques Mexico Film documentaire d'Al¬ 
berto Isaac. Commentaire dit par Léon Zitrone. 


Ces notes ont été rédigées par Dominique Aboukir, 
Pierre Baudry, Pascal Bonitzer, Michel Delahaye. 
Pascal Kané et Jean Narboni. 



w IIM'OI LU ... numwMJ J - i/UI nitJi r K r 

Roger Garaudy et le 
«nouveau bloc histori¬ 
que» * (riurgto Napolitain) 

Histoire sociale 
et histoire 
des mentalités : 

Georges l)uby 
Réflexions sur la « nouvelle société » Cinéma et idéologie 



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